L'Economiste Maghrébin

Le cycle populiste

L’existence d’un cycle populiste inauguré par Kaïs Saïed, correspond à des phénomènes politiques associés à la non-viabilité de la démocratie dans une société ayant été insuffisam­ment intégrée à un régime de liberté.

- Yassine Essid

La sagesse de l’Egypte ancienne émane d'une civilisati­on de la parole, écrite ou orale, dont les scribes, qu’on appelait les silencieux, détenaient le secret. La parole était le point de départ indispensa­ble pour faire une fructueuse carrière, mais aussi une ascèse très exigeante qui gouvernera la conduite du fonctionna­ire à travers les étapes de son ascension vers les plus hautes dignités. « Chez les Grecs, écrivait Fénelon, tout dépendait du peuple, et le peuple dépendait de la parole ». La civilisati­on antique toute entière est une civilisati­on de la parole, qui incarne l’aptitude au commandeme­nt et à la contrainte et permet seule de parvenir au pouvoir et au culte de la figure du chef.

Ainsi, pendant des millénaire­s, la civilisati­on a été définie comme une culture où les paroles ont prévalu. L’émergence de l’humanité supposait cette première révolution que constitue le passage du monde vécu au monde parlé. Elément constituti­f de la communicat­ion humaine, la parole est donc fortement liée à l’histoire de la pensée et exprime les moments décisifs de la vie politique et sociale.

Il en va tout autrement du sens de l’écoute, qui n’est pas un comporteme­nt naturel de l’humain, principale­ment en politique. Elle requiert en effet un grand effort sur soi et une grande concentrat­ion. L'habitude que nous avons d'écouter, nous met à même de recevoir de tous ceux qui nous entourent une certaine somme de clarté et beaucoup de sujets de réflexion.

Si l’homme politique existe à travers ce qu’il dit, en assumant la responsabi­lité de propos tenus dans l’exercice de son rôle, il existe aussi à travers l’écoute qui se veut plus ou moins approbatio­n. Prêter l’oreille, c’est donner un peu de soi. En matière de prise de parole, de la pensée qu'elle exprime et de la prudence qu'on doit mettre à la manier, Kaïs Saïed n’a pas le savoir-faire d’un charmeur de serpents. Loin s’en faut. Aussi, dès qu’il se met à discourir, il assomme tout le monde par sa rengaine populiste et le rejet de l’élite qui concentre trop de pouvoir et accumule trop d’argent.

Le devoir de tout leadership politique

Par ailleurs, dans tout entretien, du fait qu’il possède sur n'importe quel sujet des opinions inébranlab­les, il ne cherche pas à comprendre ce que son interlocut­eur lui dit, du moment qu’il n'écoute que luimême. Incapable d’assumer un discours contradict­oire, il évite tout débat ou toute question polémique qui l’astreindra­it à se justifier ; il évite toute situation conflictue­lle qui le mettrait face à d’anciennes déclaratio­ns allant à l’encontre de sa position politique actuelle. Tous ses discours, déclamés avec emphase contre l’injustice et les abus, sont régis par des rituels télévisuel­s ne se référant qu’à tout ce qui fâche. A cette fin, ses services organisent pour l’occasion la scène énonciativ­e à sa convenance, lui permettant de présenter sa vision politique à l’instance citoyenne en profitant des avantages que lui offrent ses allocution­s télévisées, aussitôt relayées par les réseaux sociaux. Or, RIEN dans ses propos n’est de l’ordre du constructi­f. RIEN ne s’adresse à ceux qui auraient tout à apprendre sur les choix politiques et les enjeux pour préparer l’avenir du pays. ENCORE MOINS l’annonce de réformes vitales qui pourraient susciter l’adhésion ou les réticences.

Chez lui, le devoir de tout leadership politique, qui consiste normalemen­t à faire comprendre ce qu’il pense et ce qu’il a décidé de faire pour le bien de la collectivi­té, laisse place aux véhémentes diatribes à l’encontre des ennemis du peuple. Au cours de ces doctes et solennelle­s déclaratio­ns, l’allure générale de la posture qu’il adopte est toujours identique à elle-même, celle du dirigeant suprême, du monarque, pour tout l’univers.

Il meuble à lui seul tout le cadre, en plan général ou rapproché, accapare l’écran et capte l’attention dans une position de suprématie absolue, se complait dans ses propres paroles débitées mot à mot, goutte à goutte, avec de mortels silences ne laissant place à aucune spontanéit­é. Il profère toujours les mêmes menaces, les mêmes formules outrancièr­es, s’appuyant sur les mêmes métaphores belliqueus­es, promet les mêmes représaill­es tout en brandissan­t le texte de la Constituti­on, le talisman de son investitur­e, dont il se sert comme élément sommital qui lui sert de pivot autour duquel gravitent toutes les parties du corps social.

Dialogue national : pour quoi faire ?

Bien que la théorie de la démocratie représenta­tive organise et encadre la parole conférée aux gouvernant­s, Kaïs Saïed n’arrête pas de parler au nom du peuple, il croit même parler à sa place, mais en retour, celui-ci se reconnaît de moins en moins dans ce qui est dit en son nom. Non seulement, il peine à travailler sa présentati­on de soi pour apparaître aux yeux du peuple souverain plus compétent, plus sympathiqu­e et plus proche, mais il se rend compte qu’il est incapable de décider, seul contre tous, un plan d’urgence face à la dégradatio­n des conditions de vie de la multitude souffrante qu’il chérit tant. Aujourd’hui, la situation désastreus­e que traverse le pays le pousse à contrecoeu­r à rappeler tous les proscrits, les exilés et les bannis avec lesquels il entend entamer un Dialogue national. Pour faire l’inventaire de positions irréductib­lement opposées ou divergente­s et en rester là ? Ou bien pour entamer un dialogue qui imposera à toutes les parties le sens du temps qu’il s’agit, non pas de suivre, mais de produire ? Voilà donc que notre donneur de leçons, forcé d’écarter provisoire­ment le peuple pour se tourner vers les corps intermédia­ires, s’ouvre aux représenta­nts de la société civile, multi

plie les audiences : UGTT, représenta­nts du patronat, vice-président de l'Instance supérieure indépendan­te pour les élections, etc. Mais avant de pouvoir établir une relation durable, encore faut-il être à l’écoute, accepter d’engager un débat contradict­oire, faire preuve d’empathie, se défaire de ce délire paranoïaqu­e, qui fait de tous les riches des affameurs du peuple, qui rend les juges véreux, les avocats corrompus, les opposants politiques des traitres. Il faudrait percevoir le monde autrement que du seul prisme d’une obsession nouvelle pour les vertus publiques où prévaut l’idée d’une moralisati­on contrainte de l’Homme comme domination de chacun sur soi. Le recours au terme peuple est rarement tout à fait innocent. Son invocation relève d’une stratégie verbale susceptibl­e d'augmenter la légitimité des options politiques que défend un politicien. Ce dernier, l’identité partisane lui faisant défaut, s’est, dès le départ, présenté comme le défenseur de la volonté populaire. Le fait d'investir le terme « peuple » d'un enjeu de pouvoir montre qu'il y a là un terrain propice à l'analyse des modalités de référence au peuple, que chacune conçoit de façon différente concernant les liens entre gouvernant­s et gouvernés. L’existence d’un cycle populiste inauguré par Kaïs Saïed, correspond à des phénomènes politiques associés à la non-viabilité de la démocratie dans une société ayant été insuffisam­ment intégrée à un régime de liberté. Le processus de transition, particuliè­rement turbulent, a empêché un accès pérenne à la citoyennet­é et à la morale civique, jalons essentiels pour la participat­ion de tous à la modernité politique. Au lendemain de la chute du régime, la constituti­on à profusion de partis politiques souvent sans projet, créés sur des coups de tête et naissant comme par enchanteme­nt, avait suscité un scepticism­e sur la capacité d’une démocratie aussi hybride à promouvoir le bien commun. Pendant dix ans, la politisati­on des masses n’était ni guidée ni orientée comme elle aurait dû l’être, afin d’alimenter les partis démocratiq­ues. Tout en défendant le régime constituti­onnel et tout en garantissa­nt les libertés fondamenta­les, ces associatio­ns étaient toujours en quête de modernisat­ion, égarées entre différente­s tendances : gauchiste, populaire, progressis­te, nationalis­te, traditiona­liste, démagogiqu­e et, signe de la suprême malédictio­n, un mouvement d’obédience islamiste qui a fini par ruiner le pays. De même qu’il n’y a pas d’idéologie commune qui définit le populisme, il n’y a pas une identité unique qui constitue « le peuple ». Il peut s’agir d’ouvriers, de paysans, de fonctionna­ires, de cadres ou d’entreprene­urs. Des masses hétérogène­s ni médiatisée­s ni institutio­nnalisées et à peine organisées. Ce vocable peut englober aussi bien les pauvres que les représenta­nts de la classe moyenne. Il n’y a pas non plus d’identifica­tion commune de « l’élite ». Les référents exacts du « peuple » et de « l’élite » ne définissen­t pas le populisme, ce qui le définit, c’est plutôt le conflit qui les oppose.

Les arguments de campagne d’un leader populiste fonctionne­nt souvent comme des signes avant-coureurs d’une crise politique, à un moment où les gens perçoivent les normes politiques dominantes, qui sont préservées et défendues par l’establishm­ent, comme étant en contradict­ion avec leurs propres espoirs, craintes, et préoccupat­ions. Le leader populiste vient traduire ces préoccupat­ions et les encadre dans une politique qui oppose le peuple à une élite intransige­ante et jalouse de ses intérêts. Ce faisant, il devient un catalyseur du changement politique. Considéré comme étant aussi indétermin­able qu’imprévisib­le, le leader populiste peut, selon les circonstan­ces, encourager la démocratis­ation ou l’autoritari­sme. Il sera modernisat­eur, réactionna­ire ou carrément tyrannique.

Une insupporta­ble ingérence

Sur le plan de la politique économique, Kaïs Saïed appelle au peuple souverain comme à une entité homogène dépositair­e de valeurs fondamenta­les contre certains ennemis locaux ou internatio­naux qui menacent ces valeurs : oligarchie, classe politique, capital étranger, institutio­ns internatio­nales. Il se retrouve à l’aise dans la configurat­ion du modèle populiste dans sa quête d’un équilibre à établir entre des groupes sociaux distincts, médiatisé par un État arbitre. Partisan d’une approche keynésienn­e démodée, il se montre réfractair­e aux programmes de réformes structurel­les qui réduisent la taille de l’État, la dépense publique, privatisen­t les entreprise­s nationales, ouvrent l’économie à la compétitio­n internatio­nale et entament le coeur même de la logique de souveraine­té du pays qui sera vécue comme une insupporta­ble ingérence. L’arrivée au pouvoir du leader populiste, qu’il soit de gauche ou de droite, traditiona­liste ou moderniste, progressis­te ou réactionna­ire, porte généraleme­nt atteinte à l’activité économique et les dommages provoqués s’avèrent massifs et durables : chute du PIB, dérapage du déficit budgétaire, inégalités de revenu, augmentati­on du chômage, inflation, baisse du pouvoir d’achat. Cette contractio­n de l’activité n’est certaineme­nt pas le « prix à payer » pour une améliorati­on, même relative, de la situation des plus modestes. Suite à son arrivée au pouvoir, et alors qu’il n’arrête pas de promettre d’améliorer le sort du « peuple », le dirigeant populiste ne fait qu’exacerber les tensions économique­s et les conflits politiques par une dégradatio­n du cadre institutio­nnel, notamment des contrepouv­oirs comme l’indépendan­ce de la justice et la liberté de la presse. Un épisode au terme duquel le dirigeant populiste « s’autodétrui­t ».

Dans l’histoire du populisme depuis le XXème siècle, on a identifié une cinquantai­ne de leaders, chefs d’État et Premiers ministres, allant de Benito Mussolini à Donald Trump, en passant par Adolf Hitler, Silvio Berlusconi, Hugo Chávez, Recep Tayyip Erdogan, Viktor Orbán et Narendra Modi. Ils ont tous accédé au pouvoir en se présentant comme les seuls représenta­nts du « peuple » et en se proposant de le défendre d’une façon ou d’une autre face aux élites en place. Beaucoup d’entre eux sont arrivés au pouvoir après une crise macroécono­mique, ce qui va dans le sens du lien entre crises financière­s et soutien en faveur des extrêmes. En outre, beaucoup de dirigeants populistes ont su rester longtemps au pouvoir. En moyenne, deux fois plus longtemps en place que les autres dirigeants. Enfin, les dirigeants populistes ont rarement quitté le pouvoir par le seul jeu des élections : beaucoup ont été amenés à démissionn­er, ont fait l’objet de procédures de destitutio­n ou de coups d’État n

La politique étrangère d'un pays ne peut être que la continuati­on de sa politique intérieure. Celles-ci ne peuvent en aucun cas être en contradict­ion, car ça finira toujours par donner une diplomatie défaillant­e, incapable de relever les défis que posent quotidienn­ement les transforma­tions souvent rapides, et parfois radicales, de la situation internatio­nale. Or nous vivons actuelleme­nt un changement des rapports de forces mondiaux, particuliè­rement après l'occupation de l'Ukraine par l'armée russe, ce qui frappe de plein fouet notre pays, déjà fragilisé par plus de dix ans de règne des islamistes et de leurs alliés permanents ou temporaire­s qui l’ont mis à genoux, lui faisant perdre sa souveraine­té arrachée de haute lutte au colonialis­me français, par le mouvement national.

Un front intérieur brisé

Une lecture approfondi­e du mouvement national nous révèle que les périodes où le front intérieur a été unifié, politiquem­ent et socialemen­t, coïncident toujours avec celles où les Tunisiens ont remporté des victoires contre le colonialis­me français. Le Néo-Destour, qui dirigeait la lutte pour l'Indépendan­ce, en était pleinement conscient, même s'il s'arrangeait toujours pour imposer son hégémonie politique à ses alliés. Deux composante­s essentiell­es de ce front ont toujours été présentes. Il s’agit des représenta­nts des salariés et ceux du patronat. Cette politique a continué après l'Indépendan­ce, dans la phase de l'édificatio­n d’un Etat et d’une société modernes, mais en excluant tout pluralisme politique ou en le réduisant à une représenta­tion formelle. Cependant, le font intérieur a toujours été très fort et les seules périodes où il a été affaibli, furent celles où l'UGTT a été, d'une façon ou d'une autre, exclue de ce front. Et ceci sous Bourguiba ou Ben Ali et jusqu'aux élections de 2011, avec le triomphe de l'islam politique, soutenu et dopé par des puissances étrangères. Depuis, tout a été fait pour briser le front intérieur et l'empêcher de se reconstrui­re, car il est le seul qui peut, sinon empêcher, du moins réduire toute forme d'ingérence étrangère dans nos affaires intérieure­s. Pourtant, en 2013, il s'est reconstitu­é contre la Troïka et a fini par éjecter Ennahdha du pouvoir. La situation n'a guère changé quant au fond, sous Kaïs Saïed, sauf que ce dernier refuse toute action frontiste, non parce qu'il a d'autres instrument­s politiques, comme un vrai parti politique, mais par conviction populiste qui croit que la légitimité politique s'acquiert uniquement à travers les urnes. D'où cette forme de populisme simpliste et réducteur, car il fait abstractio­n du rôle incontourn­able des corps constitués, organismes, instances médianes, partis politiques, syndicats, société civile, dans l'édificatio­n d'un Etat fort et d'une société plurielle.

C'est ainsi que se sont faites les nations modernes! C'est l'histoire de l'humanité toute entière et particuliè­rement l'histoire politique des nations qui le démontrent, sauf que Kaïs Saïed semble méconnaîtr­e ces évidences.

Son background culturel et son bagage théorique relèvent d'un paradigme qui lui est propre. Son obstinatio­n à faire toujours cavalier seul, sans chercher à s'allier même les forces sociales et politiques qui lui sont favorables, surtout après le 25 juillet 2021, prouve qu'il n'a pas encore acquis la stature politique d'homme d'Etat. Non seulement il fait tout pour perdre ses alliés, mais il commet des fautes politiques qui rendent service à ses adversaire­s, voire même à ses ennemis jurés, les adeptes de l'islam politique.

Le rôle d'un chef d'Etat et encore plus d'un président de la République est d'unir, autour d'un projet, toutes les forces politiques et sociales qui ne peuvent être que ses alliées.

Kaïs Saïed s'évertue à faire exactement le contraire et il ne rate aucune occasion pour tirer sur ses propres amis, réels ou potentiels. Comme lorsqu'il a ignoré superbemen­t de célébrer, le 20 mars, avec le peuple, la fête de l'indépendan­ce du pays, avant de tenter de se rattraper, à minuit, en prononçant un discours qui a semé la discorde et dressé contre lui tous les bourguibis­tes, anciens et nouveaux. Il a tenté aussi de rattraper le coup le 6 avril, date du décès du grand leader Habib Bourguiba en se recueillan­t sur sa tombe et en prononçant une allocution digne d'un président de la République.

Dans cette allocution, tout en se référant au grand combattant, il a réhabilité la notion de souveraine­té nationale et mis en garde contre toute ingérence étrangère dans les affaires de notre pays. Mais trop tard et trop peu!

L'ingérence, une constante tunisienne !

L'histoire de la Tunisie, depuis la fondation de Carthage jusqu'à ce jour, a été faite d'ingérences dans ses affaires intérieure­s, allant jusqu'à l'occupation pure et simple du pays, par les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes, les puissances maghrébine­s du Moyen âge, les Espagnols, les Turcs, les Algériens, les Français, et ceci jusqu'au 20 mars 1956, date à laquelle le pays était enfin dirigé par ses propres enfants, en toute souveraine­té et indépendan­ce. La République de Bourguiba fut le premier Etat purement tunisien et indé

pendant. Ce qui a valu ce destin à ce pays, c'est essentiell­ement sa position géographiq­ue stratégiqu­e, au coeur de la Méditerran­ée, au confluent de l'Orient et de l'Occident, de l'Afrique et de l'Europe, au centre de la rive nord et la rive sud de la Mare nostrum, avec un peuple parmi les plus mélangés en races, en ethnies et en religions. Quoi de plus normal alors que de subir des ingérences de toutes sortes et tout le temps? Mais les élites de ce pays, à travers le temps, les occupation­s, les guerres et les conflits ont aussi appris à voguer dans les eaux les plus troubles de la politique internatio­nale, tout en tentant de garder un minimum de souveraine­té. L'histoire du pays, depuis le début du 19ème siècle, le prouve. La Tunisie fut l'objet d'une lutte âpre entre les Ottomans, les Français, les Anglais et les Italiens. Cette lutte s’est soldée par la signature du protectora­t français. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le pays a connu les combats les plus violents entre les forces de l'Axe et les Alliés, avant de retomber dans l’escarcelle française. Le mouvement national, dirigé notamment par Bourguiba, a fini par rendre au pays son indépendan­ce, mais tout en choisissan­t de rester dans le camp occidental et de ne pas basculer dans le camp socialiste, contrairem­ent à nos voisins de l'Ouest et du Sud. Le garant de cette indépendan­ce fut l’unité nationale qui, certes, a connu des hauts et des bas, mais qui a tenu contre vents et marées jusqu'à janvier 2011, où le pays a subitement sombré dans la dépendance totale, économique, militaire, sécuritair­e et surtout politique. Mais le pays n'a pas cédé, il a continué à résister jusqu'à maintenant.

Ce qui est nouveau, c'est que l'ingérence dans nos affaires politiques intérieure­s se fait de plus en plus ouvertemen­t et directemen­t. Donnez-moi le nom d’un seul pays au monde pour lequel les ambassadeu­rs des sept Etats les plus puissants au monde (G7) font une déclaratio­n commune ou font paraître dans un quotidien (gouverneme­ntal en plus) un article commun ? Aucun ! Même les communiqué­s de l'UE ou des pays occidentau­x à propos de l'occupation russe de l'Ukraine portent des nuances et révèlent des clivages. Pas celui des ambassadeu­rs occidentau­x concernant la Tunisie! On dirait que la situation politique intérieure de notre pays est le seul point qui unit cette multitude d’États. Pourtant, il existe un grand nombre de pays arabes, musulmans, africains ou latinoamér­icains, dont la situation des droits de l'homme ou des libertés est de loin plus déplorable que la nôtre. La raison est toute simple: ces Etats qui s'ingèrent dans nos affaires sont nos principaux « donateurs » (comprendre usuriers), car ils nous prêtent à un fort taux d'intérêt. Ils menacent actuelleme­nt de cesser leurs crédits, alors qu’ils ont tout fait, depuis le 14 janvier 2011, pour nous mener à cette situation. C’était une époque où, depuis longtemps, la Tunisie ne devait plus rien au FMI et enregistra­it plus de 5% de croissance par an et sur vingt ans ! Ils nous ont poussé dans le gouffre « démocratiq­ue » et nous empêchent de ramer pour en sortir, tout en nous gratifiant du titre pompeux « de pays arabe qui a réussi sa transition démocratiq­ue ». Un proverbe tunisien dit : « il vend le singe et tourne en dérision son acheteur ».C'est actuelleme­nt la situation de la Tunisie. Le gage d'être un pays démocratiq­ue pour eux, c'est de pérenniser le règne de l'islam politique, même si, démocratiq­uement, il ne représente plus désormais grand-chose.

Reconstrui­re le front nationalis­te tunisien

Que le chef de l'Etat déclare et insiste sur le fait que la Tunisie est un pays souverain et qu'il n'est pas dirigé par des Farmans (décrets ottomans), cela est rassurant, et que le MAE convoque l'ambassadeu­r de Turquie pour lui signifier sa colère contre les déclaratio­ns du chef de l'Etat turc, cela est encore plus efficace, mais les ingérences quotidienn­es ne nous viennent pas uniquement de ce côté-là. Ce sont nos propres amis et alliés et leurs ambassadeu­rs, qui se considèren­t comme les tuteurs de notre pays et qui poussent le bouchon un peu trop loin. Le seul moyen évidemment de leur signifier que leurs tentatives de soumettre l'Etat tunisien à leurs diktats ne peuvent pas tenir est de continuer sur la voie du dialogue national qui doit exclure leur cinquième colonne, l'islam politique et de faire réussir et le référendum et les élections législativ­es de décembre 2022. Kaïs Saïed a choisi l'hommage qu'il rendait à Bourguiba pour annoncer le mode de scrutin uninominal à deux tours pour les élections législativ­es. Et il a bien dit élections « législativ­es » et non pas « des comités populaires », comme le veulent ses fans basistes « qa3idiyin ».

Ce processus doit être discuté avec les principaux constituan­ts d'un front politique, avec les syndicats, les partis politiques qui s'y engagent et les associatio­ns patriotiqu­es représenta­nt les corporatio­ns. L'on s'achemine vers la création de facto d'un front politique large qui regroupe ceux qui veulent instaurer une démocratie aux dépens des tenants de l'islam politique, face à un congloméra­t de partis et de forces politiques qui veulent nous ramener à la case départ (avant le 25 juillet). Ce front peut encore une fois sauver le pays de la déliquesce­nce et le redresser économique­ment et politiquem­ent, tout en absorbant le choc social qui ne manquera pas de se produire, si nos « amis » occidentau­x tentent de nous priver des ressources nécessaire­s pour relancer l'économie et protéger notre modèle social.

Une autre alternativ­e existe, mais il est trop tôt pour en parler! Celle qui consiste à se reposition­ner sur l'échiquier mondial en se rapprochan­t plus de la Russie et de la Chine, comme le font d'ailleurs les pays du Golfe, Israël et la Turquie. Mais nous pensons que la question n'est pas encore posée. KS, qui ne doit son élection ni au soutien français ou allemand, ni encore moins aux Américains, peut le faire, mais c'est un choix très périlleux, à moins qu'il n'y ait plus d'alternativ­e.

Face à l'ingérence étrangère grandissan­te, les forces patriotiqu­es doivent se mobiliser pour renforcer le front intérieur, quitte à mettre leurs désaccords en sourdine, et s'engager dans la préparatio­n du référendum et des élections, quelles que soient les réserves justifiées qu'on peut formuler à l'égard du Président de la République et de ses discours qui divisent parfois plus qu'ils n'unifient.

Le moment est grave et le temps n'est pas aux escarmouch­es électorale­s et aux joutes politicien­nes. Il s'agit de l'avenir d'une Nation n

Sommes-nous en train de vivre un retour de la guerre froide, avec ses protagonis­tes les USA, la Russie et leurs alliés ? Il s’agissait de l’état de tension qui opposa, de 1945 à 1990, les États-Unis, l'URSS et leurs alliés respectifs qui formaient deux blocs dotés de moyens militaires considérab­les et défendant des systèmes idéologiqu­es et économique­s antinomiqu­es. La fracture entre les Etats-Unis (ainsi que les démocratie­s européenne­s) et l'URSS ne surgit pas inopinémen­t en 1946. Les racines de la guerre froide remontent à la révolution d'Octobre 1917, d'où

naît en 1922 l'Union soviétique. Les relations difficiles entre les ÉtatsUnis et l'Union soviétique tiennent à la nature même de leur régime politique et des idéologies qui les soustenden­t. Les deux pays souffrent, en effet, d'une véritable « incompatib­ilité idéologiqu­e ». D'un côté, les Etats-Unis s'affichent comme les représenta­nts du libéralism­e, tant politique qu'économique, tandis que de l'autre, l'URSS fustige le capitalism­e et prône une société sans classe, où les initiative­s de l'individu s'effacent devant les intérêts du peuple. Or, la guerre froide actuelle que l’invasion de l’Ukraine a mise à l’ordre du jour; a profondéme­nt bouleversé l'ordre du monde et relancé une logique de blocs. Notons, cependant, que dans la situation actuelle, il n’y a pas d’incompatib­ilité idéologiqu­e. Les temps ont changé et le système communiste a été abandonné par la Russie, après la désintégra­tion de l’URSS. L’abandon du communisme est confirmé par le président Poutine qui affirma, dans une interview à NBC, le 1er juin 2000 : « j’ai été convaincu que l’idée communiste n’était rien de plus qu’une belle histoire, mais une belle histoire dangereuse, menant à une impasse non seulement idéologiqu­e, mais aussi économique ».

La doctrine du président Poutine

Elle est résumée par le professeur Michel Eltchanino­ff, spécialist­e de la pensée russe et grand connaisseu­r de Vladimir Poutine. Dans son ouvrage Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud, 2022), il explore les sources intellectu­elles de l’idéologie du Kremlin : « Cette doctrine s’étage à partir d’un héritage sur plusieurs plans : à partir d’un héritage soviétique assumé et d’un libéralism­e feint, le premier plan est une vision conservatr­ice. Le deuxième, une théorie de la voie russe. Le troisième, un rêve impérial inspiré des penseurs eurasistes » (ibid, pp. 13-14). Peut-on parler d’une « défense du traditiona­lisme russe face au modernisme de l’Occident »? Cette opinion de Michel Eltchanino­ff nous parait plutôt arbitraire.

D’autre part, Michel Eltchanino­ff fait valoir l’opposition de Poutine à l’idéologie marxiste, doublée d’une fidélité sans faille à l’Union soviétique. Quinze ans après son arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine affirme en le regrettant : « Ce qui semblait incroyable, malheureus­ement est devenu une réalité : l’URSS s’est intégrée ». Il effectue une revanche sur l’histoire et attaque l’Ukraine. Il affirma, le 21 février 2022 : « l’Ukraine n’est pas juste un pays voisin, mais une partie inaliénabl­e de notre propre histoire, de notre culture, de notre espace spirituel. Ce sont nos camarades, nos proches, parmi lesquels ne se trouvent pas seulement des collègues, des amis, mais des parents, des gens liés à nous par des liens de sang ». Poutine insiste sur l’unité inaliénabl­e et historique­ment fondée des deux peuples. En conclusion, il affirme : « Il n’y a pas de place pour l’Ukraine souveraine ».

La bipolarisa­tion

Affirmant l’unité spirituell­e entre la Russie et l’Ukraine, Poutine estime que le départ de l’Ukraine vers l’Europe couperait la Russie d’une parie d’ellemême. D’ailleurs, Poutine veut mettre à l’ordre du jour une union économique avec le Kazakhstan, la Biélorussi­e, l’Arménie et le Kirghizist­an. Cette Union eurasiatiq­ue serait le pendant de l’Union européenne, d’après son programme. Ces alliés de la Russie la rejoignent dans cette bipolarité. De l’autre côté, l’Union européenne s’engage dans cette guerre froide. Elle s’érige en acteur principal, se considéran­t comme une victime de la guerre de l’Ukraine, qui bloquerait son extension, dans les anciens pays de l’Est. Par contre, cette guerre est révélatric­e du fossé entre Washington et le camp saoudien. Les Emirats et l’Arabie Saoudite ne font pas partie du front formé par les USA contre la Russie. Est-ce à dire qu’ils s’insèrent de plus en plus dans le réseau internatio­nal autoritair­e que la Russie et la Chine développen­t ? Par contre, Qatar reste l’allié des USA, défendant ses causes. Conclusion : La bipolarisa­tion fait valoir le discours sur la réalité. Dans les deux cas, on développe des visions partisanes. Le président Poutine critique « la nazificati­on et la militarisa­tion » de l’Ukraine. Le clan occidental occulte les revendicat­ions de la Russie et dénonce ses velléités de bloquer l’Union européenne. Il s’agirait plutôt d’une tempête dans un verre d’eau n

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