L’empire et la joie morbide des marchands de la mort
L’auteur, journaliste et correspondant de guerre américain Chris Hedges est convaincu que « l’empire est en déclin » et qu’il ne lui reste plus longtemps à vivre. Car, écrit-il, après les guerres d’Irak et d’Afghanistan et avant celle d’Ukraine : « les empires en décomposition se suicident presque volontairement. Aveuglés par leur orgueil et incapables de faire face à la réalité de leur pouvoir décroissant, ils se replient dans un monde imaginaire où ils ignorent les faits pénibles et désagréables. Ils remplacent la diplomatie, le multilatéralisme et la politique par des menaces unilatérales et le recours impitoyable à la guerre ».
C’est effectivement cet aveuglement qui a poussé George W. Bush et les néocons qui le manipulaient à commettre « la plus grande bévue stratégique » dans l’histoire des Etats-Unis : l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak.
C’est encore cet aveuglement qui pousse aujourd’hui Joseph Biden et son entourage à commettre une autre bévue stratégique en s’engageant, par Ukrainiens interposés, dans une guerre destructrice pour ceux-là mêmes qu’il prétend aider à se défendre. Commentant la guerre d’agression de Bush fils contre l’Irak, Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter et « stratège de l’empire », affirma alors : « le choix unilatéral de guerre contre l’Irak a entraîné une délégitimation généralisée de la politique étrangère américaine ». Depuis, cette « délégitimation généralisée » n’a fait que s’amplifier au rythme des guerres d’agression en Libye, en Syrie et ailleurs, ou des déroutes militaires, à l’exemple du retrait humiliant d’Afghanistan après 20 ans de guerre non-stop.
L’idée généralement admise un peu partout dans le monde est que l’Amérique est ce coin de paradis protégé par deux immenses océans et une puissante armée, dont les habitants vivent dans l’aisance matérielle, la félicité et la liberté. Une idée très loin de la réalité que décrit l’écrivain Chris Hedges. Hedges décrit le « paradis américain » ainsi : « C’est l’endroit où la police militarisée abat les gens la plupart du temps non armés, les Noirs et les pauvres remplissent un système carcéral qui détient 25% des prisonniers dans le monde, bien que les Américains ne représentent que 5% de la population mondiale. Beaucoup de nos villes sont en ruines. Notre système de transport en commun est un désastre. Notre système d’éducation est en forte régression et privatisé. La dépendance aux opioïdes, le suicide, les fusillades de masse, la dépression et l’obésité morbide affligent une population qui est tombée dans un profond désespoir ».
Il va sans dire que cette description ne peut s’appliquer à toutes les villes et à tout le peuple d’Amérique. Mais même si elle s’applique à seulement 10% des villes et de la population, il serait plus judicieux que l’argent gaspillé dans les guerres destructives soit investi dans le renouvellement des infrastructures vieillissantes et l’amélioration du niveau de vie de dizaines de millions de pauvres. Il y a peu de chances que cela change avant l’effondrement total de l’empire. Car le complexe militaro-industriel, contre lequel le président Eisenhower a mis en garde il y a plus de 60 ans, est aujourd’hui plus fort que jamais. Il continue d’exercer sa mainmise sur l’Etat profond américain et à tracer la politique étrangère que la MaisonBlanche doit suivre. Sa force vient de ses ressources financières colossales, des idiots utiles de la presse et des think tanks à son service et des hauts fonctionnaires de l’establishment qui lui obéissent au doigt et à l’oeil.
Les représentants du complexe militaro-industriel n’éprouvent aucun embarras à exprimer publiquement leur joie morbide en recensant les foyers de tension susceptibles de se transformer en guerres, et donc en opportunités de ventes massives d’armements. Au cours d’une rencontre en janvier 2022 avec les actionnaires de son entreprise, le PDG de Raytheon Technologies (l’un des géants de l’industrie d’armement), Greg Hayes, s'est vanté que la perspective d'un conflit en Europe de l'Est et dans d'autres points chauds mondiaux serait bonne pour les affaires : « Nous voyons, dit-il, des opportunités pour nos ventes à l’étranger… Les tensions en Europe de l'Est, les tensions en mer de Chine méridionale, toutes ces choses mettent la pression sur les dépenses de défense làbas. Je m'attends donc à ce que nous en tirions des avantages ». Un mois après le déclenchement de la guerre en Ukraine, le même PDG affirme dans une interview à « Harvard Business Review » : « Non, je ne m’excuse pas pour cela (la guerre en Ukraine). Je pense, encore une fois, que nous sommes là pour défendre la démocratie et que notre entreprise récoltera des avantages au fil du temps. Tout ce qui est expédié en Ukraine aujourd'hui, bien sûr, sort des stocks du Pentagone et de ceux de nos alliés de l'OTAN. Et c’est là une excellente nouvelle pour notre entreprise qui se penchera sur la reconstitution de ces stocks ». La joie morbide des représentants du complexe militaro-industriel face à la perspective des gains à engranger trouve son pendant sur le terrain dans l’étendue des destructions et des morts ; dans le malheur des centaines de milliers de victimes qui ont tout perdu ; dans le calvaire des millions de réfugiés qui ont fui leur pays. Des malheurs qui, aussi intenses soient-ils, ne dérangent
nullement la tranquillité de Greg Hayes et de Joe Biden.
Y a-t-il plus grande déliquescence morale que d’exprimer ouvertement sa joie des gains engrangés par la vente d’armes qui sèment la mort et la destruction et causent malheurs et souffrances à des millions d’êtres humains ? Y a-t-il plus grand crime politique que de pousser un pays de 45 millions d’habitants dans une guerre avec son grand voisin, rien que pour affaiblir celui-ci ? Y a-t-il plus grand danger pour la survie de l’espèce humaine que de vouloir détruire l’économie de la plus grande puissance nucléaire de la planète, de l’encercler de toutes parts et de lui faire sentir que son existence même est en danger ? La réponse à ces questions est que l’empire a compris que le monde est au seuil de grands changements, qu’il refuse ces changements et que la priorité des priorités est de leur barrer la route. Mais ces changements semblent inéluctables. Plus ils se précisent, plus l’empire accélère sa fuite en avant. Plus il sent sa domination planétaire s’affaiblir, plus il recourt à la violence et à la guerre. Le plus étonnant est que l’empire déclinant entraine dans ses guerres absurdes les décideurs européens qui font fi des intérêts de leurs peuples, se comportant bizarrement face à Washington comme le cobra face à la flûte indienne.
Tel le président du Conseil européen Charles Michel qui, en visite en Ukraine, a encouragé les Ukrainiens à résister, car « Poutine ne doit pas sortir gagnant de cette guerre ». En d’autres termes, les Ukrainiens sont invités par le chef européen à mourir jusqu’au dernier s’il le faut pour affaiblir la Russie. Sauf que le chef non élu de l’Europe est incapable d’expliquer aux peuples européens, pourquoi leur intérêt vital est dans une Russie voisine faible et dans une Amérique lointaine forte. Il aura bien du mal à expliquer pourquoi il faut détruire la Russie qui leur fournit l’énergie et les matières premières pour leurs économies, et s’allier avec les Etats-Unis qui ne cherchent qu’à perpétuer leur domination sur l’Europe. Pourquoi il leur faut se ranger derrière une Amérique qui a prouvé mille fois au monde entier que ses seuls vrais amis sont ses intérêts les plus étroits. Peut-être que Charles Michel et ses pairs européens devraient lire l’historien américain Alfred W. McCoy qui, dans son livre « In the Shadows of the American Century : The Rise and Decline of US Global Power » (Dans l’ombre du siècle américain : l’émergence et le déclin de la puissance mondiale américaine) dit ceci : « L’environnement de leur pouvoir est si fragile, que lorsque les choses commencent à mal tourner, les empires se délitent régulièrement et avec une rapidité incroyable : un an pour le Portugal, deux ans pour l’Union soviétique, huit ans pour la France, onze ans pour les Ottomans, dix-sept ans pour la Grande-Bretagne et, selon toute vraisemblance, vingt-sept ans pour les États-Unis, à partir de l’année cruciale 2003 [lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak] ».
Selon les comptes de McCoy, d’ici à 2030 donc, il n’y aura plus de domination américaine ni sur l’Europe ni sur le monde. A moins que, à Dieu ne plaise, les apprentis-sorciers en charge de l’Etat profond américain ne décident de s’immoler et nous avec par le feu nucléaire n
Y a-t-il plus grand danger pour la survie de l’espèce humaine que de vouloir détruire l’économie de la plus grande puissance nucléaire de la planète, de l’encercler de toutes parts et de lui faire sentir que son existence même est en danger ?