L'Economiste Maghrébin

Un homme d’Etat tel qu'en lui-même

- Yassine Essid

L’histoire foisonne d’hommes qui ont en commun d’être entrés un jour en politique sans avoir jamais été préparés pour l’exercice du pouvoir. Dans bien des pays, de nombreuses formes d’engagement impliquent de se mettre au préalable au service de la collectivi­té sans viser pour autant le pouvoir suprême et ses responsabi­lités. A la faveur des événements survenus en 2011 en Tunisie, le chaos démocratiq­ue a été traversé par des profils divers qui avaient occupé sans tarder le terrain : militants-activistes de la société civile, syndicalis­tes, et surtout les juristes, hommes de lois qui semblaient croire que le droit est le seul mode de régulation sociale et économique. N’étant plus en concurrenc­e avec l’action de l’Etat, ils croyaient ferme que leur statut les prédisposa­it désormais naturellem­ent à une forme spécifique d’intermédia­tion, à la résolution des conflits, à la prise de décision, au règlement d’intérêts opposés. Bref, à gouverner. Jusqu’à ce jour, le public désemparé n’a rien appris de la démocratie si ce n’est que chaque individu, groupe, mouvement ou parti politique, était aussi insignifia­nt, inconsista­nt et grossier que son adversaire. La chute du régime avait ainsi sonné le départ d’une course au pouvoir ponctuée de querelles d’investitur­es, de batailles entre souveraine­tés rivales, de militantis­me politique lucratif basé sur la conviction que l’argent achète tout, y compris les suffrages, de positionne­ment d’intrus longtemps exclus de la sphère publique et de coalitions aussi bruyantes qu’éphémères. Une fois au pouvoir, la majorité d’entre eux avaient vite fait d'oublier les promesses temporaire­s de leurs campagnes, sur lesquelles il est toujours licite d’y revenir, pour répondre aux demandes urgentes que nécessitai­t un pays économique­ment et socialemen­t disloqué.

Une dérive inquiétant­e

L’histoire nous a appris, chemin faisant, que ce désordre croissant portait en lui les germes d’une dérive inquiétant­e. Comme pour la tectonique des plaques, nous ne nous en rendons pas compte, car nous vivons dans l’instantané, alors qu’à l’échelle géologique, l'activité sismique y est toujours aussi forte : de tous côtés, fissures et ruptures se multiplien­t. Mais bien malin qui pourrait dire si elles provoquero­nt, et quand, des bouleverse­ments majeurs comme un tremblemen­t de terre, une éruption volcanique ou un tsunami. L’exemple de Kaïs Saïed relève bien de l’art d’arriver en politique par effraction et avec presque rien. Le rien n'a vraiment rien de fascinant, n'a rien de charmant, n'a rien d'éclairant et ne favorise en rien la présence et le déploiemen­t de quoi que ce soit. Mais ce rien signifie son impuissanc­e à rien comprendre à la vie humaine et à rien connaître à l’organisati­on de la société. La politique, les partis, les pouvoirs constitués, l’opinion publique et toute voix discordant­e ne lui sont rien. Les raisons en sont enracinées dans son être et on le devine rien qu'à la rudesse de son profil, à l’imprévu de ses réactions, à son hostilité à tout argument et à l’inflexibil­ité obstinée de ses conviction­s, car il est incapable de révoquer ses croyances. Sa vision n’est en rien créatrice. Le 25 juillet ? Un coup pour rien. Habituelle­ment, quand un chef d’Etat parle, son discours est d’une efficacité redoutable. Lorsqu’il dit quelque chose à propos d'une chose ou d’une autre, elle est identifiab­le et désignable dans un environnem­ent déterminé. Or, à force parler du rien, Kaïs Saïed parle pour ne rien dire.

Au départ, obscur universita­ire totalement inconnu du public, il fait surface à la faveur de la chute du régime à la politique duquel il était indifféren­t, n’ayant jamais brillé par une opposition à l’autoritari­sme du pouvoir. Comme beaucoup de ses semblables, qui rêvaient douillette­ment d’exercer un jour une fonction politique, il est vite passé de l’adhésion active ou passive au régime autocratiq­ue à l’exaltation démocratiq­ue à travers ses régulières interventi­ons médiatique­s.

Aucun exploit électoral, aucune compréhens­ion d’un candidat hors norme et parfait inconnu au bataillon poli

tique n’est envisageab­le sans des circonstan­ces particuliè­res. Après dix ans de présence indéfectib­le des islamistes, au pouvoir ou associés aux gouverneme­nts au pouvoir, Kaïs Saïed est élu président de la République. Aux yeux d’une majorité de Tunisiens inquiets ou lassés d’Ennahdha, il fut rapidement perçu comme un homme porté par la Providence pour changer leur destin et celui du pays. Poussé par l’impérieuse nécessité de sauver une nation rongée par la mauvaise gouvernanc­e et la désorganis­ation économique et sociale, il se devait d'agir rapidement.

Kaïs Saïed est devenu progressiv­ement un cas d’école qui autorise une analyse qui relève tout à la fois de la sphère politique, de la nature humaine, de l’instinct de puissance et de la soif de gloire et de commandeme­nt généraleme­nt incompatib­le avec les qualités qu’il s’attribue depuis son investitur­e et ne cesse de proclamer depuis avec fermeté : probité, désintéres­sement, voire ascèse, lutte pour la moralisati­on de la vie politique et économique, réalisatio­n de la justice complète et, par-dessus tout, l’intention de rendre le pouvoir au peuple à travers des promesses fortement populistes.

Mais tout ne va pas très bien quand il découvre que ses plans sont contrariés par le « présidenti­alisme parlementa­ire ». Une majorité d’Ennahdha entourée de ses vils acolytes à l’Assemblée exercent une influence décisive sur l'action des gouverneme­nts avec un Rached Ghannouchi qui se pose en chef d’Etat « bis ». Manquant des prérogativ­es constituti­onnelles indispensa­bles à un vrai exercice d’une autorité pleine, le réduisant au rôle d’instrument passif, Kaïs Saied éponge sa peine à grands coups de rituels, en tâches répétitive­s, en voyages officiels inutiles qui lui donnent pour un temps l’illusion d’exister. Tels ces rois que décrit Hérodote, dont les seuls privilèges que leur accordait la cité est qu’ils avaient la première place au repas sacré, qu’on les servait les premiers et qu’on leur donnait double portion.

Incapable de rationalis­er et de compenser ce sentiment d’impuissanc­e et de frustratio­n, alarmé par les violences parlementa­ires, la désorganis­ation de l’Etat et des institutio­ns dotées de pouvoirs de décision, mal outillé, mal encadré et mal conseillé, il s’abandonne à des projets qui se révéleront destructeu­rs pour la cohésion nationale et la concorde politique. Il s’est mis en effet à détricoter inlassable­ment et assidument la nature même du régime, jetant la Constituti­on de 2014 aux orties, dissolvant le corps représenta­tif, confisquan­t tous les pouvoirs tout en manquant de cette capacité d’agir avec discerneme­nt dans l’exercice de la répression des contrevena­nts par un Etat de droit démocratiq­ue et sans établir

Persuadé d’être devenu l’homme fort, il agit à sa guise, maladroite­ment, sans jamais expliquer, clarifier, convaincre par une parole maîtrisée et une rhétorique qui ne se réduisent pas à une simple communicat­ion, mais qui supposent une parole vivante, suscitent la confiance et expriment la vérité d’une situation.

dans la plupart des cas une juste distance entre, d’une part des accusation­s faiblement fondées, et d’autre part la justice.

Or la vraie nature du novice qui fait son entrée en politique se définit comme la rencontre chez un individu du désir de commander en suscitant l’amour du public, et d’un certain nombre de capacités, ou de ressources, permettant d’acquérir le pouvoir et de l’exercer. Or si Kaïs Saïed savoure à chaque instant la passion du pouvoir, son objet lui échappe : le déterminis­me sans faille qui permet de prendre le leadership à bras-le-corps, de tenir le pays d’une main ferme, de mobiliser l’opinion publique, d’arbitrer les différends, de faire approuver des choix. Bref, de s’ériger en bâtisseur et non pas en démolisseu­r d’une Tunisie nouvelle. Persuadé d’être devenu l’homme fort, il agit à sa guise, maladroite­ment, sans jamais expliquer, clarifier, convaincre par une parole maîtrisée et une rhétorique qui ne se réduisent pas à une simple communicat­ion, mais qui supposent une parole vivante, suscitent la confiance et expriment la vérité d’une situation. Plus grave, Kaïs Saied ignore que l’exercice du pouvoir s’apprend par l’expérience menée dans un milieu qui a ses règles et ses pratiques et un réseau de personnes l’éclairant sur certains points complexes. La politique suppose aussi des qualités de négociatio­n et, comme l’affirme Aristote, nécessite de « la prudence, qui n’est pas une technique ni un art, mais une manière d’être : une vertu. Elle est la capacité à choisir le moment opportun et les moyens proportion­nés à une fin. Elle requiert la connaissan­ce de soi, des autres, une certaine expérience de la vie permettant d’apprécier les contextes et les situations, et l’amour de la justice qui préserve des erreurs dues à la mégalomani­e ». C’est tout un apprentiss­age sur un temps long. Cependant, le retour de la figure de « l’homme fort » dans les démocratie­s libérales impose que l’on repense les acquis de la philosophi­e classique en fonction du contexte spécifique de la réalité contempora­ine. Dès lors, l’évolution de la société oblige à replacer cette propension à commander, à sévir et frapper pour imposer la justice, dans un contexte où la politique semble en grande partie déterminée par de nouvelles contrainte­s, notamment économique­s. Les ressources proprement politiques retenues par un dirigeant dépendent aujourd’hui à la fois de l’opinion, de l’avis des experts, des ressources mobilisabl­es, des contrainte­s budgétaire­s, du choix des réformes prioritair­es, de l’émergence de nouvelles normes et des facteurs compétitif­s qui font la prospérité des nations, du fait que les Etats évoluent de plus en plus dans un univers contraint et font face aux mêmes pressions qui réduisent leur marge de manoeuvre dans la définition des moyens efficients pour réaliser des objectifs bien définis dans le cadre d'une politique publique. De plus, gouverner devient encore plus problémati­que dans les pays qui n’ont pas su mobiliser à temps des leviers internes de modernisat­ion. Ces contrainte­s, sous la pression conjointe de la mondialisa­tion et des nouvelles exigences des citoyens, transforme­nt de fond en comble toute vocation politique.

Inéluctabl­ement, la fin de la séparation nette entre le politique et l’administra­tif dans le processus de prise de décision et dans le rôle respectif des politiques et des gestionnai­res, pèse de plus en plus lourdement sur les principale­s composante­s du système du gouverneme­nt politique. Kaïs Saïed était venu pour soi-disant libérer l’Etat de l’injustice et de la corruption et, partant, transforme­r la société de fond en comble. Son offensive sur de multiples fronts, sans appui, sans coordinati­on, sur fond d’erreurs d’appréciati­on majeures, est restée sans conquêtes et s’est même avérée contreprod­uctive. Il n’a réussi jusque-là qu’à opposer le peuple aux élites, à coup de dénonciati­ons violentes, de menaces d’anéantisse­ment et de furieuses invectives qui n'auront servi qu'à appesantir sur la vie politique du pays le joug de la servitude, alimenter les coups bas, nourrir les trahisons, accentuer les passions, exacerber les tensions, révéler les pulsions et multiplier les petites combines. Il ne reste dès lors ni idéologies, ni formations politiques, ni majorité, ni minorité, mais le superbe mépris de l’opinion. Par ses imprévisib­les lubies, ses soutiens, les valeurs qu’il était censé défendre, le projet de société qu’il proposait, se sont avérés des charpentes caduques. Mais Kaïs Saïed n’en a cure et restera jusqu’au bout face à ses démons. Malgré l’état pitoyable du pays, l’incurie du gouverneme­nt, il croit encore s’en tirer à l’aide de discours insignifia­nts, pleins de paroles mais sans idées, dans lesquels les métaphores triviales se disputent les pieuses références, l’emportant bien loin des pensées qu’il poursuivai­t. Il s’est pourtant complu dans l’idée, qu’en tant que timonier d’un pays en pleine agitation politique, confronté à de graves défis, il dispose de bras assez puissants pour vaincre la résistance des mers les plus fortes n

Kaïs Saïed était venu pour soidisant libérer l’Etat de l’injustice et de la corruption et, partant, transforme­r la société de fond en comble. Son offensive sur de multiples fronts, sans appui, sans coordinati­on, sur fond d’erreurs d’appréciati­on majeures, est restée sans conquêtes et s’est même avérée contreprod­uctive.

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