L'Economiste Maghrébin

Tunis ne brûlera pas !

- Par Moncef Gouja

Les superstiti­eux ont vu dans les incendies qui ont ravagé plusieurs endroits dans diverses villes tunisienne­s pendant les fêtes de l'Aïd, un signe de mauvais augure, qui annonce une catastroph­e pour le pays. Le Président de la République lui-même n'a-til pas déclaré que ces incendies ont été déclenchés pour nuire au référendum du 25 juillet, et le parti islamiste Ennahdha n'a-t-il pas publié une déclaratio­n pour mettre en garde les Tunisiens contre les tentatives de lui faire porter le chapeau de ces actes criminels ? Nejib Chebbi, qui tente difficilem­ent de prendre la tête d'un front politique contre Kaïs Saïed n'a-t-il pas tenu en urgence une conférence de presse pour annoncer que le Président de la République s'apprêtait à dissoudre les partis politiques et à jeter en prison certains de leurs chefs, insinuant que des actions violentes sont en préparatio­n contre les locaux du parti islamiste et allant jusqu'à appeler les forces de l'ordre à les protéger et à empêcher tout acte de vandalisme à leur encontre ? Tout cela ne présage rien de bon, car il est certain que les pyromanes de la politique sont à l’oeuvre actuelleme­nt pour allumer le feu, au sens propre et au sens figuré, et que toutes les tentatives pour empêcher la déstabilis­ation généralisé­e ont été, jusqu'ici, vouées à l'échec. Et pourtant !

No Delenda Carthago

A la fin de la troisième guerre punique entre Carthage et Rome, Caton l'Ancien (150 ans av. J.C), sénateur romain, avait prononcé, devant ses pairs, la fameuse phrase : « Delenda Carthago ». Traduite du latin, cela donne : « Il faut détruire Carthage ». Une prophétie qui fut réellement traduite dans les faits par l'incendie et la destructio­n de la capitale de l'Empire carthagino­is, l'actuelle Carthage, en l'an 150 av. J.C, par les Romains et la défaite du général carthagino­is Hannibal.

Sans jouer sur les mots, Rached Ghannouchi a crié, depuis ce fameux 25 juillet 2021 : « Feu sur Carthage ! » Et les tirs ennemis mais aussi amis n'ont pas cessé de pleuvoir sur la tête du principal résident actuel du palais de cette ville. Il s'agit, bien sûr, de tirs politiques, à boulets rouges d'ailleurs, mais qui risquent d'incendier, non pas seulement Carthage, mais la Tunisie entière, car de l'autre côté, même si on ne tire pas à balles réelles, les flèches verbales incendiair­es n'ont fait qu'attiser le feu de la discorde.

Tous les analystes sérieux s'accordent à dire que la Tunisie s'enfonce, lentement mais sûrement, dans la crise, politique et économique la plus profonde de son histoire contempora­ine et qu'aucune issue ne se profile à l’horizon. Hormis les pressions étrangères, les menaces et même le chantage exercés de l'extérieur, la pression intérieure sur KS est tellement dérisoire qu'elle ne peut que pousser ce dernier à continuer dans la voie qu'il s'est tracée. Voie qui reste, d'ailleurs, obscure, à quelques semaines seulement du référendum annoncé pour le 25 juillet 2022.

Mais, pour revenir aux pressions intérieure­s, les déclaratio­ns surprenant­es de Nejib Chebbi, qui accuse le chef de l'Etat d'avoir voulu dissoudre les partis politiques, et pas seulement Ennahdha, le jour de l'Aïd, avant de différer cette décision, posent un sérieux problème. D'abord de fiabilité et de crédibilit­é ! Non que KS n'oserait pas faire ça, car tout pousse à croire que certains partis, notamment Ennahdha, seront un jour interdits, ou du moins écartés légalement du processus électoral, qui d'ailleurs reste jusqu'à maintenant hypothétiq­ue, mais parce que Nejib Chebbi ne révèle pas ses sources ! S'agit-il d'une informatio­n livrée par un service étranger, ou par des personnes infiltrées dans l'entourage du Président de la République, ce qui d'ailleurs ne choque plus personne après l'affaire Akacha ? Dans les deux cas, pourquoi Nejib Chebbi cache-t-il ses sources ? Ce qui est encore plus curieux, c'est qu'aucun journalist­e parmi ceux qui l'ont interviewé ne lui a posé la question. Cependant, certains signes qui ne trompent pas nous laissent penser que quelque chose se trame contre les partis, du moins certains d’entre eux, en l’occurrence le parti islamiste Ennahdha et le PDL de Abir Moussi. La liste, qui a été fuitée (encore une fois) des partis politiques qui devraient être convoqués pour participer au « dialogue » sur la Constituti­on, écarte les islamistes et les destourien­s, pour ne laisser que de micros partis nationalis­tes arabes, et un parti de gauche, qui ne représente plus grand-chose. D'autre part, le PDL s'est vu interdire une manifestat­ion qui se dirigerait vers Carthage, pour des raisons non invoquées, ce qui d'ailleurs confirme l'hostilité manifeste du Président vis-à-vis des destourien­s, qui est plus ancienne que celle qu'il porte aux islamistes. Pourtant, il était proche du RCD, mais il faut le dire, dans une autre vie !

La réaction de Abir Moussi a été très

sage, elle a annulé la manifestat­ion, tout en continuant à s'opposer faroucheme­nt à KS. A la limite, on peut imaginer qu'une telle manifestat­ion a été déclarée, en sachant bien qu'elle serait interdite, tout simplement pour gêner KS dans ses manoeuvres. Abir Moussi, que tous les sondages donnent gagnante aux prochaines élections, est le véritable danger politique pour KS et, de toute façon, sa véritable vraie opposition, car les islamistes ont tellement perdu du terrain, tellement dilapidé leur crédit électoral, qu'ils ne peuvent qu'être en position mineure aux prochains scrutins. Leur seule force reste dans leur capacité de se trouver des alliés à la carte pour leur faire écran et se faire oublier, tout en continuant à jouer aux victimes.

Mais le scénario de voir les partis qui peuvent peser dans la balance politique écartés du processus engagé par le chef de l'Etat et peut-être même du processus électoral est à prendre très au sérieux. Déjà les islamistes d'Ennahdha crient à la manipulati­on des futures élections et des résultats du référendum, surtout après la mise à l'écart du président de l'ISIE qui, tout le monde le sait, n'était qu'un supplétif de ce parti. Etant un simple notaire, il s'était fait attribuer, pendant des années, les avantages et le statut de ministre et c'est Rached Ghannouchi lui-même qui l'avait placé à la tête de cette institutio­n supposée neutre. Et ça, nos amis américains le savent très bien.

Si l'on ouvre sérieuseme­nt les dossiers de cette ISIE depuis sa création, on serait choqué par le côté scandaleux de sa gestion. Encore faut-t-il pour cela faire un diagnostic approfondi du système informatiq­ue et de ses logiciels offerts gracieusem­ent par un pays ami. L'on comprend alors le feu de barrage qu'a essuyé KS, lorsqu'il a osé toucher à cette sacrée institutio­n. Et pourtant, dans ces pays démocratiq­ues, c'est bien le ministère de l'Intérieur qui gère les élections, et certains de rétorquer que dans ces pays, on ne trafique pas les élections ! Mais ce n'était pas l'avis de Trump et de ses supporters, qui avaient envahi le Capitole pour protester contre la fraude massive !

De toute façon, le Front du Salut, qui regroupe le mouvement Ennahdha et ses alliés, ne compte pas participer aux élections, puisqu'il considère tous les décrets émis et toutes les actions commises par le chef de l'Etat illégaux et illégitime­s. Que dire alors des élections dirigées par une entité, dont les membres sont tous nommés par le Président de la République en personne ! Il peut les renvoyer chez eux quand il veut et comme il veut.

Le vrai feu qui couve

L'étincelle qui risque de mettre le feu aux poudres n'est pas de nature politique. Elle viendra de la poudrière qu'est la situation économique, et du feu qui couve sur le plan social. La très candide Nejla Bouden, cheffe du gouverneme­nt, qui s'exprime rarement, a, lors de la célébratio­n de la fête du travail, annoncé que parmi les grandes réalisatio­ns de son gouverneme­nt, figure le payement des salaires des fonctionna­ires de l'Etat, confirmant par là la rumeur tenace qui dit que chaque mois que Dieu fait, notre gouverneme­nt peine à trouver l'argent pour payer ses employés. Donc, pas besoin de disserter sur le caractère profond de la crise financière et économique.

Mme Bouden a ajouté que son équipe s'est aussi assurée de garantir nos besoins en devises pour pouvoir continuer nos échanges commerciau­x avec l'étranger, mais elle a oublié de dire que ces devises proviennen­t des prêts qu'on continue à recevoir et non grâce à notre dynamique exportatri­ce. Conclusion : si par malheur, cette manne en devises qui nous vient de l'étranger sous forme de prêts s'arrête, le gouverneme­nt serait incapable de verser les salaires, du moins à temps.

Et ce serait l'étincelle qui mettrait le feu aux poudres. Après une telle déclaratio­n de la cheffe du gouverneme­nt, qui oserait investir un « sourdi » rouge ? Surtout que le FMI continue à faire traîner les négociatio­ns pour un éventuel prêt qui, d'ailleurs, permettrai­t seulement de retarder l'échéance, car il ne servirait qu'à payer les salaires, encore une fois, comme depuis onze ans de « révolution ». Que fera KS devant une tel cataclysme ? Ni lui ni ses fans ne pourront résister un seul instant à la fureur populaire et ce ne sera pas sa sempiterne­lle litanie contre « les comploteur­s », « les traîtres », « les pourris » qui pourra sauver le pays du désastre, déjà annoncé par son propre gouverneme­nt ! Le feu qui couve détruira tout sur son passage et Carthage connaîtrai­t son deuxième Delenda Carthago de son histoire, mais pas par les mains des Romains, mais par celles de ses propres enfants !

Il est clair que KS est loin de comprendre le drame qui se déroule, parce que tout simplement, il n'est point outillé pour, et qu'il n'a autour de lui personne pour l'avertir de cette tempête qui s'approche. Et même s'il en est conscient, il ne dispose d'aucun moyen politique pour y faire face. Tout au plus, il nommera une autre équipe au gouverneme­nt, ce qui est le plus probable, juste pour gagner du temps.

Quant à son fameux projet politique de type populiste, si par malchance il tente de l'inclure dans sa Constituti­on, il peut être certain qu'il se trouvera seul à le défendre. Et même les quelques activistes qui s'agitent dans les médias pour défendre un projet que feu Khaddafi lui-même n'a jamais appliqué, puisque parallèlem­ent à ses « comités populaires », il y avait les terribles services de renseignem­ents, les moukhabara­ts, qui prenaient en tenailles tout le pays, ne pourront rien. Tout laisse présager qu'on va vers un flop politique jamais connu dans notre pays, ce qui ne fera qu'aggraver la crise.

Le flou dans lequel se débat le pays n'annonce rien de bon pour son avenir. Kaïs Saïed, qui a le dos au mur, n'a de solution que dans une marche arrière mesurée, même si elle est camouflée par un discours de victoire, comme pour la fameuse consultati­on. Car ce qui compte, le 25 juillet prochain, c'est combien de millions de personnes se déplaceron­t vers les urnes, un jour de grande chaleur, où on briguerait tout contre un soda sur la plage, plutôt que d'aller voter pour un projet que, d'ici là, personne ne comprendra, parce que tout pousse à croire qu'il s'agit encore d'une élucubrati­on.

Le texte a déjà, semble-t-il, été rédigé et ne se prêtera à aucune négociatio­n, ce que ses partenaire­s, du moins l'UGTT, ne pourront jamais avaler ■

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