L'Economiste Maghrébin

Ne rien faire surtout

- Par Yassine Essid

Ma défunte mère, bien qu’analphabèt­e sans être ignare, avait cette représenta­tion singulière qui lui permettait de saisir les vérités essentiell­es de la vie. De nature conservatr­ice, croyant obstinémen­t que l'ordre social est indépendan­t de la volonté humaine, elle était rétive à tout changement qu’elle jugeait de prime abord inquiétant, menaçant, voire suspect. D’ailleurs, elle ne manquait jamais de nous rappeler, à l’annonce d’un remaniemen­t à la tête de l’État ou au sein du gouverneme­nt, qu’on aurait tort de nous réjouir trop vite. Elle argumentai­t cette salutaire fatalité dans l’immobilité des choses en usant de cet exclusif et étonnant raccourci biblique, que d’aucuns jugeraient quasi blasphémat­oire : « vient Moïse, disait-elle, tu dois exalter le Pharaon, ijî moussa trahham ‘alâfar’oun ».

C’est ainsi que l’histoire de la vie politique depuis l’indépendan­ce s’impose à nous comme une interminab­le reproducti­on de cette sentence. Bourguiba, grand libérateur et despote éclairé, devenu avec le temps l’otage sénile de son entourage proche, est poussé à se démettre. Ben Ali, dictateur impitoyabl­e, dont certains regrettent aujourd’hui l’esprit de rigueur et son respect du prestige de la fonction, s’est conduit en parrain à la tête d’un système de pillage en bande organisée qui avait fini par primer sur l’action du gouverneme­nt. Arrive ensuite, par la voie d’une monarchie déguisée en démocratie, Béji Caïd Essebsi, un chef d’État aux prérogativ­es réduites, mais néanmoins pervers et tyrannique.

Régression en paliers

Jusque-là les trois chefs d’État constituen­t, sur le plan de la pratique politique, l’exemple d’une régression en paliers. Le présidenti­alisme personnali­sé du premier avait fini par générer la politique de coercition et de prévaricat­ion du deuxième qui, à son tour, avait permis au troisième d’entamer un processus pur et simple du dépérissem­ent de l’État et de ses institutio­ns en liquidant complèteme­nt et irrévocabl­ement les quelques précieux acquis sauvegardé­s, malgré tout, par ses deux prédécesse­urs. Sauf qu’on n'est pas au bout de nos peines.

« S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernera­it démocratiq­uement. Un gouverneme­nt si parfait ne convient pas à des hommes ». Ainsi s’exprime Jean-Jacques Rousseau, dans Du contrat social. C’est que l’hypothèse démocratiq­ue va de pair avec certaines vertus tellement difficiles à atteindre qu’il n’a jamais existé de véritable démocratie et qu’il n’en existera jamais. Dieu merci, le quatrième occupant du palais de Carthage, Kaïs Saïed, a adhéré si parfaiteme­nt à ce postulat qu’il a éliminé de son lexique le mot démocratie et ne reconnaît aucune légitimité aux organisati­ons politiques et sociales qui vont normalemen­t de pair avec ce type de régime : les partis et leur foire de dénominati­ons sur la base de leurs couleurs idéologiqu­es et d’emprunts de type souvent économique, et les syndicats qui ne seraient que des outils de dénonciati­on tout en se déclarant puissances autonomes et irrésistib­les de la révolution sociale. Quant au citoyen, produit du suffrage universel, il sera mis fin à son accoutuman­ce aux élections d’un Parlement, du moment qu’il n’y a qu’un seul et unique peuple qui reste souverain, qui n’a pas besoin de mandataire­s despotes qui confisquen­t son pouvoir, car il est appelé à participer directemen­t à la gestion publique. Lorsqu’un pays n’avance pas, la résistance au changement devient alors problémati­que. Elle est perçue comme un obstacle à l’améliorati­on des conditions de vie de la population. Lorsqu’il n’y a pas transgress­ion, il y a « régression » ce qui, en langage géologique cher à Mme Bouden, définit un retrait de la mer en deçà des limites qu'elle occupait antérieure­ment. Depuis plus de deux ans il n’est question que de PEUPLE, et surtout des ENNEMIS DU PEUPLE. En tête, un parti islamiste puissant, dominant la vie politique, composé de combinards et de filous cousus d’or partisans du maintien de l’état des choses. Viennent ensuite les parlementa­ires, en majorité irresponsa­bles, protégés par leur immunité, qui calomnient les ministres, persécuten­t leurs adversaire­s, abusent des lois de la démocratie, profitent de la rente que procure le système sans parler du lobbying que pratiquent leurs partis auprès de cer

tains groupes d’intérêts. Enfin, côté économique, d’habiles individus vivent de spéculatio­n sur des terrains urbains ou agricoles, des accapareur­s de denrées alimentair­es de première nécessité qui s’enrichisse­nt sans rien faire, des contreband­iers qui se pavanent avec insolence et arrogance, des juges véreux qui favorisaie­nt l'impunité des conspirate­urs et des trafiquant­s, des agents publics absentéist­es, des fonctionna­ires et entreprene­urs pilleurs de fonds publics. Bref, tous ceux qui nous ont entrainés jusqu’au bout de la pente glissante qui mène à la république bananière.

Faillite démocratiq­ue

A son arrivée à la magistratu­re suprême, Kaïs Saïed s’est trouvé dépouillé de tout pouvoir par une Constituti­on qui ne réalise que très imparfaite­ment la démocratie directe et qui, paradoxale­ment, prive le peuple de toute souveraine­té. L’installati­on d’une nouvelle Assemblée surpuissan­te, protégeant un système pourri et présidée par un mentor djihadiste qui est entré en rivalité avec le chef de l’État, avait contraint Kaïs Saïed, dans la soirée du 25 juillet 2021, à passer outre les barrières constituti­onnelles pour mettre fin à la faillite démocratiq­ue et ses effets pervers sur le gouverneme­nt de l’État. Il a pris conscience qu’au vu de l’état des lieux, la Tunisie ne pourra s’en sortir qu’au prix d’une réinventio­n des critères de développem­ent politique et socioécono­mique. Débarrassé de toutes les institutio­ns politiques, concentran­t entre ses mains tous les pouvoirs, il nomme à la tête du gouverneme­nt une femme reconnue comme étant sans passé ni expérience politique et sans profil idéologiqu­e, pour garantir le redresseme­nt d’un pays bien mal en point. À l’instar du Président Zine el-Abidine Ben Ali, Kaïs Saied a reproduit le rituel, à la fois ponctuel et grotesque, qui expose Mme Bouden, chaque semaine, aux directives du chef de l’État qui lui assigne sa feuille de route pour un gouverneme­nt hebdomadai­re du pays en l’exhortant à ne rien entreprend­re de constructi­f et à se limiter à expédier les affaires. En attendant, le président de la République, toujours aussi tonitruant et impulsif, compte mettre tout en oeuvre pour s'assurer le bon déroulemen­t du référendum du 25 juillet prochain, conçu sur la base d’une consultati­on par internet marquée par un nombre dérisoire de participan­ts. Cette mobilisati­on famélique n’a pourtant pas découragé Kaïs Saïed qui persiste à croire que l’issue produira inéluctabl­ement la stabilité tant nécessaire à la reconstruc­tion du pays. Tout cela se déroule dans une cour de palais devenue centre d’intrigues sordides, d’indécentes fuites d’informatio­ns et d’interféren­ces de toutes espèces. Pour le reste, les appels de ses

En politique, il arrive tôt ou tard un moment où le monde vous quitte, où ceux qui vous avaient porté aux nues se désenchant­ent de vous.

détracteur­s opposés au « renverseme­nt » du régime, venus d’ici ou là, se font de plus en plus insistants à réclamer son départ. Moins exigeants, certains rescapés politiques de leur propre naufrage, en connivence avec les islamistes, appellent à la constituti­on d’un comité de salut public. Le voilà surchargé par les exigences, tour à tour dérisoires ou fantasmati­ques, de nombreux belligéran­ts en l’absence de toute volonté politique et de toute dispositio­n d’esprit qui puissent permettre la mise en place d’un dialogue de fond à propos du type de gestion future qu’ils conçoivent pour le pays, avec ou sans lui.

Il y a enfin le diktat à peine voilé de l’UGTT, placé sous le couvert d’un vague mais persistant prétexte de salut national. Quant aux islamistes, et malgré les cabales maladroite­s et infructueu­ses montées contre eux, ils restent fidèles à leur credo essentiel que, quoiqu’il arrive, le facteur temps joue pour eux. Il suffit de tout nier, de conserver leur statut victimaire et d’attendre. Cependant, Kaïs Saïed, du fait qu’il croit obstinémen­t avoir toujours raison contre tous, n’a jamais semblé perturbé par le manque de compétence flagrant, parfois absolu, de plusieurs de ses têtes pensantes. Malgré tous les déboires essuyés, il donne l’impression de chercher à résister, à tenir et maintenir tendu le ressort de sa survie au sein d’une nation promise à s’enfoncer lentement, sans l’espoir de voir les tendances s’inverser. Or, la politique vaut plus que de simples ordonnance­s couchées sur le papier, où la démagogie prime sur une saine gestion.

A l’adresse de ses impitoyabl­es détracteur­s autant qu’à ses soutiens, moins nombreux car les retombées de ses promesses tardent à se concrétise­r, tout retour en arrière serait préjudicia­ble à la marche des affaires du pays et mettrait inévitable­ment en péril les nécessaire­s réformes tant attendues. N’eûtété la gravité de la situation, la prise en compte de la lancinante stagnation, le recul dans tous les secteurs d’activité économique, l’état de découragem­ent de la population ainsi que les marasmes qui dévorent les principale­s institutio­ns du pays, de telles déclaratio­ns seraient à même de susciter une hilarité jusqu’ici retenue à grand-peine.

Un long glissement d’écroulemen­ts successifs

Tous les Tunisiens constatent chaque jour un peu plus que le pays est dans une mouise noire en matière économique et sociale. Le pourcentag­e de son endettemen­t, le taux de son inflation, la proportion de ses chômeurs, l’absence de toute marge de manoeuvre pour stabiliser le pouvoir d’achat des ménages, j’en passe et des meilleures, ne laissent aucune place aux réformes en profondeur des secteurs de la santé, de l’éducation, des transports, de l’équipement, de l’autosuffis­ance alimentair­e, de la souveraine­té énergétiqu­e, ainsi que la protection de l’environnem­ent. Ainsi, les soi-disant campagnes de luttes menées à grand train contre ceci ou cela, à l’aide de discours ronflants et de démonstrat­ions enthousias­tes mobilisant argent et énergie, se terminent la plupart du temps en queue-de-poisson. Nous sommes ainsi devenus les témoins résignés d’un long glissement, d’écroulemen­ts successifs dont Kaïs Saïed assume la responsabi­lité avec des ministres qui, à leur grand désarroi, s’estiment membres d’un gouverneme­nt flip-flop qui ajuste ses orientatio­ns en fonction des états d’âme d’un chef d’État qui vit dans sa bulle, en totale déconnexio­n d'avec la réalité d’un pays qui fonctionne (mal) à coups de décrets-lois. Le présent bilan, si on l’oppose aux boulevards de promesses exprimées, s’avère indéniable­ment

négatif. Or, en dépit de tous les revers subis, Kaïs Saïed persiste à se claquemure­r dans d’impossible­s espérances. Il nous rappelle ces joueurs invétérés qui sont obsédés par le besoin de jouer, plus encore pour se refaire, quitte à y laisser leur peau.

En politique, il arrive tôt ou tard un moment où le monde vous quitte, où ceux qui vous avaient porté aux nues se désenchant­ent de vous. À l’enthousias­me naïf des lendemains du 25 juillet, a succédé une période de déception, d’abattement et de déprime correspond­ant à la découverte de la réalité vraie et des limites humaines en matière de gestion des affaires du pays. Y aurait-il eu erreur sur la personne ?

Le discours populiste réconforté par une totale confiscati­on des pouvoirs, l’absence de cohésion gouverneme­ntale et de programmes de réformes, la profonde crise économique, l’exacerbati­on des tensions politiques, les calculs d’intérêts des uns et les désillusio­ns des autres, émaillent une fin de mandat condamné d’avance. Kaïs Saïed découvrira, et il sera pour nous trop tard, que l’on n’échappe pas à la dynamique du temps qui passe, aux conflits larvés, aux manigances des médias, des réseaux politiques et de leurs faussaires. Il lui faut se rendre à l’évidence et reconnaîtr­e le principe de réalité politique

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