Ne rien faire surtout
Ma défunte mère, bien qu’analphabète sans être ignare, avait cette représentation singulière qui lui permettait de saisir les vérités essentielles de la vie. De nature conservatrice, croyant obstinément que l'ordre social est indépendant de la volonté humaine, elle était rétive à tout changement qu’elle jugeait de prime abord inquiétant, menaçant, voire suspect. D’ailleurs, elle ne manquait jamais de nous rappeler, à l’annonce d’un remaniement à la tête de l’État ou au sein du gouvernement, qu’on aurait tort de nous réjouir trop vite. Elle argumentait cette salutaire fatalité dans l’immobilité des choses en usant de cet exclusif et étonnant raccourci biblique, que d’aucuns jugeraient quasi blasphématoire : « vient Moïse, disait-elle, tu dois exalter le Pharaon, ijî moussa trahham ‘alâfar’oun ».
C’est ainsi que l’histoire de la vie politique depuis l’indépendance s’impose à nous comme une interminable reproduction de cette sentence. Bourguiba, grand libérateur et despote éclairé, devenu avec le temps l’otage sénile de son entourage proche, est poussé à se démettre. Ben Ali, dictateur impitoyable, dont certains regrettent aujourd’hui l’esprit de rigueur et son respect du prestige de la fonction, s’est conduit en parrain à la tête d’un système de pillage en bande organisée qui avait fini par primer sur l’action du gouvernement. Arrive ensuite, par la voie d’une monarchie déguisée en démocratie, Béji Caïd Essebsi, un chef d’État aux prérogatives réduites, mais néanmoins pervers et tyrannique.
Régression en paliers
Jusque-là les trois chefs d’État constituent, sur le plan de la pratique politique, l’exemple d’une régression en paliers. Le présidentialisme personnalisé du premier avait fini par générer la politique de coercition et de prévarication du deuxième qui, à son tour, avait permis au troisième d’entamer un processus pur et simple du dépérissement de l’État et de ses institutions en liquidant complètement et irrévocablement les quelques précieux acquis sauvegardés, malgré tout, par ses deux prédécesseurs. Sauf qu’on n'est pas au bout de nos peines.
« S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes ». Ainsi s’exprime Jean-Jacques Rousseau, dans Du contrat social. C’est que l’hypothèse démocratique va de pair avec certaines vertus tellement difficiles à atteindre qu’il n’a jamais existé de véritable démocratie et qu’il n’en existera jamais. Dieu merci, le quatrième occupant du palais de Carthage, Kaïs Saïed, a adhéré si parfaitement à ce postulat qu’il a éliminé de son lexique le mot démocratie et ne reconnaît aucune légitimité aux organisations politiques et sociales qui vont normalement de pair avec ce type de régime : les partis et leur foire de dénominations sur la base de leurs couleurs idéologiques et d’emprunts de type souvent économique, et les syndicats qui ne seraient que des outils de dénonciation tout en se déclarant puissances autonomes et irrésistibles de la révolution sociale. Quant au citoyen, produit du suffrage universel, il sera mis fin à son accoutumance aux élections d’un Parlement, du moment qu’il n’y a qu’un seul et unique peuple qui reste souverain, qui n’a pas besoin de mandataires despotes qui confisquent son pouvoir, car il est appelé à participer directement à la gestion publique. Lorsqu’un pays n’avance pas, la résistance au changement devient alors problématique. Elle est perçue comme un obstacle à l’amélioration des conditions de vie de la population. Lorsqu’il n’y a pas transgression, il y a « régression » ce qui, en langage géologique cher à Mme Bouden, définit un retrait de la mer en deçà des limites qu'elle occupait antérieurement. Depuis plus de deux ans il n’est question que de PEUPLE, et surtout des ENNEMIS DU PEUPLE. En tête, un parti islamiste puissant, dominant la vie politique, composé de combinards et de filous cousus d’or partisans du maintien de l’état des choses. Viennent ensuite les parlementaires, en majorité irresponsables, protégés par leur immunité, qui calomnient les ministres, persécutent leurs adversaires, abusent des lois de la démocratie, profitent de la rente que procure le système sans parler du lobbying que pratiquent leurs partis auprès de cer
tains groupes d’intérêts. Enfin, côté économique, d’habiles individus vivent de spéculation sur des terrains urbains ou agricoles, des accapareurs de denrées alimentaires de première nécessité qui s’enrichissent sans rien faire, des contrebandiers qui se pavanent avec insolence et arrogance, des juges véreux qui favorisaient l'impunité des conspirateurs et des trafiquants, des agents publics absentéistes, des fonctionnaires et entrepreneurs pilleurs de fonds publics. Bref, tous ceux qui nous ont entrainés jusqu’au bout de la pente glissante qui mène à la république bananière.
Faillite démocratique
A son arrivée à la magistrature suprême, Kaïs Saïed s’est trouvé dépouillé de tout pouvoir par une Constitution qui ne réalise que très imparfaitement la démocratie directe et qui, paradoxalement, prive le peuple de toute souveraineté. L’installation d’une nouvelle Assemblée surpuissante, protégeant un système pourri et présidée par un mentor djihadiste qui est entré en rivalité avec le chef de l’État, avait contraint Kaïs Saïed, dans la soirée du 25 juillet 2021, à passer outre les barrières constitutionnelles pour mettre fin à la faillite démocratique et ses effets pervers sur le gouvernement de l’État. Il a pris conscience qu’au vu de l’état des lieux, la Tunisie ne pourra s’en sortir qu’au prix d’une réinvention des critères de développement politique et socioéconomique. Débarrassé de toutes les institutions politiques, concentrant entre ses mains tous les pouvoirs, il nomme à la tête du gouvernement une femme reconnue comme étant sans passé ni expérience politique et sans profil idéologique, pour garantir le redressement d’un pays bien mal en point. À l’instar du Président Zine el-Abidine Ben Ali, Kaïs Saied a reproduit le rituel, à la fois ponctuel et grotesque, qui expose Mme Bouden, chaque semaine, aux directives du chef de l’État qui lui assigne sa feuille de route pour un gouvernement hebdomadaire du pays en l’exhortant à ne rien entreprendre de constructif et à se limiter à expédier les affaires. En attendant, le président de la République, toujours aussi tonitruant et impulsif, compte mettre tout en oeuvre pour s'assurer le bon déroulement du référendum du 25 juillet prochain, conçu sur la base d’une consultation par internet marquée par un nombre dérisoire de participants. Cette mobilisation famélique n’a pourtant pas découragé Kaïs Saïed qui persiste à croire que l’issue produira inéluctablement la stabilité tant nécessaire à la reconstruction du pays. Tout cela se déroule dans une cour de palais devenue centre d’intrigues sordides, d’indécentes fuites d’informations et d’interférences de toutes espèces. Pour le reste, les appels de ses
En politique, il arrive tôt ou tard un moment où le monde vous quitte, où ceux qui vous avaient porté aux nues se désenchantent de vous.
détracteurs opposés au « renversement » du régime, venus d’ici ou là, se font de plus en plus insistants à réclamer son départ. Moins exigeants, certains rescapés politiques de leur propre naufrage, en connivence avec les islamistes, appellent à la constitution d’un comité de salut public. Le voilà surchargé par les exigences, tour à tour dérisoires ou fantasmatiques, de nombreux belligérants en l’absence de toute volonté politique et de toute disposition d’esprit qui puissent permettre la mise en place d’un dialogue de fond à propos du type de gestion future qu’ils conçoivent pour le pays, avec ou sans lui.
Il y a enfin le diktat à peine voilé de l’UGTT, placé sous le couvert d’un vague mais persistant prétexte de salut national. Quant aux islamistes, et malgré les cabales maladroites et infructueuses montées contre eux, ils restent fidèles à leur credo essentiel que, quoiqu’il arrive, le facteur temps joue pour eux. Il suffit de tout nier, de conserver leur statut victimaire et d’attendre. Cependant, Kaïs Saïed, du fait qu’il croit obstinément avoir toujours raison contre tous, n’a jamais semblé perturbé par le manque de compétence flagrant, parfois absolu, de plusieurs de ses têtes pensantes. Malgré tous les déboires essuyés, il donne l’impression de chercher à résister, à tenir et maintenir tendu le ressort de sa survie au sein d’une nation promise à s’enfoncer lentement, sans l’espoir de voir les tendances s’inverser. Or, la politique vaut plus que de simples ordonnances couchées sur le papier, où la démagogie prime sur une saine gestion.
A l’adresse de ses impitoyables détracteurs autant qu’à ses soutiens, moins nombreux car les retombées de ses promesses tardent à se concrétiser, tout retour en arrière serait préjudiciable à la marche des affaires du pays et mettrait inévitablement en péril les nécessaires réformes tant attendues. N’eûtété la gravité de la situation, la prise en compte de la lancinante stagnation, le recul dans tous les secteurs d’activité économique, l’état de découragement de la population ainsi que les marasmes qui dévorent les principales institutions du pays, de telles déclarations seraient à même de susciter une hilarité jusqu’ici retenue à grand-peine.
Un long glissement d’écroulements successifs
Tous les Tunisiens constatent chaque jour un peu plus que le pays est dans une mouise noire en matière économique et sociale. Le pourcentage de son endettement, le taux de son inflation, la proportion de ses chômeurs, l’absence de toute marge de manoeuvre pour stabiliser le pouvoir d’achat des ménages, j’en passe et des meilleures, ne laissent aucune place aux réformes en profondeur des secteurs de la santé, de l’éducation, des transports, de l’équipement, de l’autosuffisance alimentaire, de la souveraineté énergétique, ainsi que la protection de l’environnement. Ainsi, les soi-disant campagnes de luttes menées à grand train contre ceci ou cela, à l’aide de discours ronflants et de démonstrations enthousiastes mobilisant argent et énergie, se terminent la plupart du temps en queue-de-poisson. Nous sommes ainsi devenus les témoins résignés d’un long glissement, d’écroulements successifs dont Kaïs Saïed assume la responsabilité avec des ministres qui, à leur grand désarroi, s’estiment membres d’un gouvernement flip-flop qui ajuste ses orientations en fonction des états d’âme d’un chef d’État qui vit dans sa bulle, en totale déconnexion d'avec la réalité d’un pays qui fonctionne (mal) à coups de décrets-lois. Le présent bilan, si on l’oppose aux boulevards de promesses exprimées, s’avère indéniablement
négatif. Or, en dépit de tous les revers subis, Kaïs Saïed persiste à se claquemurer dans d’impossibles espérances. Il nous rappelle ces joueurs invétérés qui sont obsédés par le besoin de jouer, plus encore pour se refaire, quitte à y laisser leur peau.
En politique, il arrive tôt ou tard un moment où le monde vous quitte, où ceux qui vous avaient porté aux nues se désenchantent de vous. À l’enthousiasme naïf des lendemains du 25 juillet, a succédé une période de déception, d’abattement et de déprime correspondant à la découverte de la réalité vraie et des limites humaines en matière de gestion des affaires du pays. Y aurait-il eu erreur sur la personne ?
Le discours populiste réconforté par une totale confiscation des pouvoirs, l’absence de cohésion gouvernementale et de programmes de réformes, la profonde crise économique, l’exacerbation des tensions politiques, les calculs d’intérêts des uns et les désillusions des autres, émaillent une fin de mandat condamné d’avance. Kaïs Saïed découvrira, et il sera pour nous trop tard, que l’on n’échappe pas à la dynamique du temps qui passe, aux conflits larvés, aux manigances des médias, des réseaux politiques et de leurs faussaires. Il lui faut se rendre à l’évidence et reconnaître le principe de réalité politique