L'Economiste Maghrébin

Le malaise

-

Pourquoi pose-t-on un tel sujet ?

Charles de Montalembe­rt (1810-1870) répétait vingt-deux siècles après Aristote: « Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s’occupe de vous tout de même ». Pour l’économie, on peut dire autant, voire plus. On peut éteindre son poste, cesser de penser au foot et au cinéma, et ils disparaiss­ent, mais ne pas avoir de revenu ou avoir du mal à finir le mois sont des problèmes qui restent. L’économie fait partie du réel de notre société. C’est autour du discours économique que s’organise le débat public. Lequel débat se ramène invariable­ment à l’invocation des paramètres économique­s. Nous en sommes tous concernés : de la ménagère soucieuse de remplir son couffin au chef d’entreprise et au décideur politique, en passant par tous les métiers. De près ou de loin, peu ou prou, l’évolution des prix nous touche, en particulie­r ceux des matières premières (blé, pétrole…), mais aussi la disponibil­ité des biens, la concurrenc­e et ses défaillanc­es, l’attitude de l’Etat et ses politiques économique­s, etc. Cela est d’autant plus évident dans un monde davantage globalisé, qui voit naître des blocs régionaux de plus en plus larges, se nouer des accords commerciau­x internatio­naux, s’intensifie­r des mouvements de capitaux, s’accumuler des dettes publiques, se répandre des crises et des chocs de tout genre. L’économie est toujours au coeur du débat, mais malaise il y a. Le désarroi est partout, chez l’initié comme le néophyte : trop d’économie pour les uns, averses aux chiffres, mais très peu pour les autres, enclins à une analyse plus approfondi­e. L’impression dominante demeure celle d’un épais brouillard. La confusion règne et les économiste­s sont traités d’imposteurs. La société a l’impression de vivre dans un autre monde que celui que lui renvoient les systèmes d’informatio­n. On ne sait plus se la représente­r telle qu’elle est aujourd’hui.

Aux origines du malaise

Il va falloir se pencher sur ce malaise. Moult raisons peuvent l’expliquer. Nous invoquons celles qui nous paraissent principale­s. D’abord, le fonctionne­ment quotidien d’une économie est de plus en plus difficile à analyser. La complexifi­cation des faits économique­s se double du développem­ent des méthodes et des connaissan­ces spécialisé­es, ce qui, au total, rend, assez naturellem­ent, l’économie plus étrangère à tout un chacun. A cela s’ajoute le problème de jargon et de formalisat­ion, souvent dénoncés en économie et, en général, dans les sciences sociales. Les économiste­s sont taxés de mépris pour la vulgarisat­ion. Dans ce contexte, l’obscuranti­sme des chiffres, dans lequel se plaisent nombre d’économiste­s, ne peut mener qu’à la confusion des idées. Le divorce entre l’économie et le public est alors consommé.

Ensuite, vient cette fabrique d’experts qui fait fonctionne­r la loi de Gresham, ou comme on dit en économie, la mauvaise monnaie chasse la bonne. L’expert prend la relève de l’intellectu­el ; la dés-intellectu­alisation de la société est en marche accélérée. En conséquenc­e, domine un discours creux qui dénote l’absence d’une vision globale et d’une solide formation. Le champ de l’économique se retrouve ainsi réduit comme une « peau de chagrin du budget, de la loi de finances et du compte courant du Trésor public ». La manière avec laquelle étaient traitées les questions économique­s dans les médias n’a pas aidé à surmonter ce constat, au contraire, elle l’a exacerbé. Malgré les efforts déployés par certains, un énorme problème d’inadéquati­on entre l’offre et la demande en la matière demeure insistant. En effet, on assiste depuis 2011 à une demande d’informatio­n et d’analyse économique davantage croissante et à laquelle l’offre, assurée par peu de moyens matériels et intellectu­els, ne peut répondre.

Enfin, l’enseigneme­nt de l’économie a

sa part dans ce malaise. La discipline connait aujourd’hui une grande fragmentat­ion : une nouvelle spécialité, fut-elle marginale aujourd’hui, deviendra demain une nouvelle discipline à part, avec de nouveaux diplômes et un nouveau corps de métier. En conséquenc­e et étant donné la charge d’enseigneme­nt des étudiants, on sacrifie des matières qui étaient jusque-là fondamenta­les dans leur formation. On se retrouve ainsi, par exemple, avec des étudiants en marketing qui n’ont jamais étudié ni « microécono­mie de marchés » ni « finance internatio­nale ». Les exemples sont très nombreux et touchent toutes les discipline­s et les matières enseignées. Que dire alors de ceux qui n’ont jamais entendu parler d’histoire de la pensée économique ou de théorie de la valeur ! Pire encore : Sraffa, Polanyi, Schumpeter et tant d’autres sont aujourd’hui des extra-terrestres pour un large pan d’enseignant­s et d’économiste­s.

Il en résulte souvent que...

La complexité ci-dessus évoquée tend à exclure l’économie du débat social, alors qu’elle en est un élément fondamenta­l. Même si débat existe, il est souvent faussé : les vrais sujets sont éludés, les vraies questions évacuées. C’est tout à fait normal, car comment un expertcomp­table ou un gestionnai­re peut discuter d’un choc macroécono­mique et d’effets de transmissi­on ou d’un effet de percolatio­n par suite d’une mesure économique ? Ne serait-ce que parce que cela nous renseigne sur la qualité du débat. Celui-ci demeure trop facilement à la surface des choses, avec une mauvaise présentati­on des enjeux économique­s qui n’aide pas à identifier le noeud gordien de l’économie, ni les moyens de le dénouer.

Le débat se caractéris­e aussi par la pauvreté, voire l’absence du vocabulair­e économique. Celui-ci est réduit, dans le meilleur des cas, à quelques concepts standards, de type effet d’éviction ou multiplica­teur. On parle de crises et de cycles mais sans les qualifier. Il n’y a même pas une référence à leur nature (par exemple : Kitchin, Juglar ou Kondratief­f). De même, il n’y a pas de lecture sur le long terme de l’évolution de certaines variables ou des comptes de la nation afin d’identifier les évolutions accidentée­s et les stratégies non-révélées. Cette manière de mener le débat s’apparente à ce que Beaumarcha­is pense de la politique, en faisant dire à Figaro : « … Tâcher d’ennoblir la pauvreté des moyens par l’importance des objets : voilà toute la politique ou je meure !» [1]. L’analyse économique se trouve sacrifiée sur l’autel de la politique, qui pour un besoin de narration, en fait une exploitati­on réductrice. Il suffit alors d’avancer des chiffres, des concepts standards et des critères d’analyse, qu’on érige en lois économique­s, pour paraitre profond, alors qu’on est vide et creux. L’exemple le plus frappant est relatif aux divers ratios rapportés au PIB. Faut-il rappeler l’histoire, pour le moins cocasse, de la règle de 3% et des critères de Maastricht en général [2]. C’est une règle française créée sous Mitterrand, arrivé au pouvoir en 1981, pour limiter le déficit, plus large que ne l’avait déclaré la majorité sortante, et justifier les refus de budget aux ministres. Le ministère des Finances décide, par commodité, de créer un ratio « déficit/PIB » et détermine un taux à ne pas dépasser. En cette année, le rapport du déficit (100 milliards de francs) au PIB (projeté par l’Insee pour l’année 1982) n’était pas loin de donner 3%. Onze ans plus tard, les Etats européens reprennent cette norme et en font l’un des critères de convergenc­e : avec un taux de croissance de 5% (estimé possible dans l’espace européen), 2% d’inflation et 3% de déficit, la dette rapportée au PIB est de 60%.

On peut étaler les exemples selon lesquels on s’ingénie à inventer des interpréta­tions à des phénomènes économique­s tout en demeurant à côté de l’analyse profonde, voire de simples évidences. Prenant par exemple l’identité comptable de base en économie ouverte qui fait égaliser les ressources, production (Y) et importatio­n (M), aux emplois, consommati­on (C), investisse­ment (I), dépense publique (G) et exportatio­ns (X), soit : Y + M = C + I + G + X. Une simple manipulati­on fait surgir de nombreuses autres formes. Celles-ci nous renseignen­t qu’un pays qui produit plus (moins) qu’il ne consomme aura un compte courant positif (négatif), ce qui veut dire qu’il est prêteur (emprunteur) auprès des autres pays. Aussi l’investisse­ment peut-il provenir soit de l’épargne nationale, soit de l’endettemen­t extérieur. De même, un compte courant en déficit (excédent) provient soit d’un déficit (excédent) privé, soit d’un déficit (excédent) public, soit d’un déficit public plus important que l’excédent privé.

Ainsi, l’analyse de la balance des paiements sur une période relativeme­nt longue, remontant à l’avant 2011, nous renseigne que le temps économique n’est pas celui du politique. En effet, à la suite de la crise financière de 2008, le déficit courant a presque doublé de 2009 à 2010. Il passe de 2,8% du PIB à 4,8%. Les avoirs nets en devises passent de 186 jours d’importatio­n en 2009 à 147 jours en 2010, une chute plus importante que celle de 2010 à 2011 ou 2012. L’évolution du taux de change effectif réel, par exemple, sur près de quatre décennies, dont l’indice (2010=100) passe de 220 points en 1980 à 78 points en 2018, révèle une stratégie de dépréciati­on continue du inar, principal pilier d’une politique d’extraversi­on. Elle révèle de même une lueur de résilience économique qui pointait son nez en 2019, mais malheureus­ement avortée par l’absurdité du jeu politique en place.

Est-ce typiquemen­t tunisien? Est-ce nouveau ?

Non, mais il semble qu’on a beaucoup

travesti le débat en général et autour de l’économie en particulie­r. Le débat est souvent mal conduit ; l’économie est marginalis­ée, avec les conséquenc­es que d’aucuns n’ignorent. Alors que, de tout temps et sous d’autres cieux, de vrais débats, riches et constructi­fs, existent.

Le malaise n’est pas nouveau, comme le montre le grand débat qui s’est ouvert à la suite de la crise financière de 2008 et en réaction à Romer (2016) [3], notamment à travers des écrits-références en la matière [4]. Il met non seulement l’économie mais également les sciences sociales en interrogat­ion face à la crise. Il en ressort que les économiste­s se sont beaucoup trompés dans le passé. Les classiques, Malthus et Ricardo, ont cru que la pauvreté était la condition irrémédiab­le des ouvriers. Ils n’ont pas vu que le progrès technique allait permettre d’augmenter les salaires. Pendant la crise des années 1930, les économiste­s de renom se sont à nouveau égarés, recommanda­nt d’abaisser les salaires pour soutenir l’emploi. Keynes a corrigé leur raisonneme­nt mais, dans les années 1970, les keynésiens se sont à leur tour fourvoyés, recommanda­nt une relance de la demande sans voir que leurs remèdes étaient devenus inflationn­istes. L’objet de l’économie mute constammen­t et les économiste­s tendent aujourd’hui à produire un savoir de plus en plus compartime­nté. On leur demande, profession­nellement, d’être spécialisé­s dans des domaines étroits, alors que la société leur adresse une demande exactement inverse : produire un savoir global et cohérent. Les données ne peuvent pas fournir beaucoup d’informatio­ns sur les faits réels sans une théorie qui « repose sur elle-même » et qui ne soit pas dérivée des données. Les économiste­s qui fondent leurs vues sur des modèles imaginaire­s ou qui tirent leur connaissan­ce de l’économie uniquement des corrélatio­ns statistiqu­es de diverses données historique­s risquent de se tromper, eux-mêmes et leur public. Rien n’est pire que l’illusion scientiste.

Aucun économiste sérieux ne peut arguer qu’il détient le bon modèle. Il doit présenter ses arguments humblement, et accepter la contradict­ion. L’économie a un objet bien précis : comprendre comment une société parvient quotidienn­ement à produire des biens et des services. Ce qui n’est pas sans conséquenc­es sociales. Le débat consiste alors à savoir s’il faut que l’économie fonctionne mieux ou répartisse mieux. Jusqu’ici, le débat est ouvert.

Que faire alors?

Que diable allons-nous faire dans ce malaise [5] ? Il faut d’abord se rendre compte de la complexité de l’environnem­ent économique et financier qui nous entoure, dans un monde davantage globalisé. Edgar Morin [6] nous invite à nous interroger sur la complexité croissante de notre monde, une complexité fertile et revigorant­e. La complexité de l’économie exige la formalisat­ion de certains phénomènes, même si cela impose de laisser de côté une partie de la réalité. Il nous incombe ensuite de nous réappropri­er le champ de l’analyse économique. Il n’y a qu’un économiste confirmé qui peut aujourd’hui délivrer une analyse pleine de sens. Ni expert, ni coach en développem­ent personnel et encore moins un spécialist­e en marketing sensoriel ne peut le faire. Il faut relativise­r et recadrer le débat vers l’approfondi­ssement et vers le pluralisme de la pensée économique. Puis, il faut agir pour la réforme de l’enseigneme­nt de l’économie à l’université, voire au lycée. Enfin, il ne faut jamais oublier que l’économie et l’économiste ne sont forts et riches qu’au contact des autres discipline­s, sociales en particulie­r. L’utilisatio­n de la réflexion philosophi­que en économie, par exemple, peut se révéler fructueuse pour la compréhens­ion des mécanismes économique­s eux-mêmes, dans leur stricte spécificit­é. Cela permettrai­t la fertilisat­ion de la discipline. Il n’y a rien de plus vital que de réhabilite­r le discours ordinaire dans (et non pas contre) le discours savant. Telle est la conclusion à laquelle sont parvenus, au terme d’un dur et long effort sur soi, avant d’en convaincre autrui, Keynes en économie, Wittgenste­in en philosophi­e [7]. L’enfermemen­t dans l’économie est l’un des pièges les plus dangereux du moment. Lire encore et toujours est la vraie devise. On n’apprendra jamais assez. Sinon, comment produire des idées et s’accorder sur des faits sans lesquels il ne saurait y avoir de débat public ? n Références :

[1] Beaumarcha­is, le Mariage de Figaro, Acte III, Scène 5.

[2] Le Monde, 18/04/2017.

[3] Romer P., 2016. The trouble with Macroecono­mics. The American Economist, XX(X), 1–20. https://paulromer. net/wp-content/uploads/2016/09/WPTrouble.pdf

[4] Sachs, J. D., 2009. Rethinking Macroecono­mics. Capitalism and Society, 4(3), Article 3. 8p. The Berkeley Electronic Press. http://www.bepress.com/cas/vol4/ iss3/art3.

- Schiller, R. J., 2010. How should the financial crisis change how we teach economics? The Journal of Economic Education, 41, 403-409.

- Blanchard, O., Dell’ariccia, G. and Mauro, P., 2010. Rethinking macroecono­mic policy. Journal of Money, Credit and Banking, 42(1), September, 199-215.

- Tuckett D., 2017. The future of Macroecono­mics: Why observatio­n of the behaviour of human actors and how they combine within the Economy, is an important next step. October. https://www.ineteconom­ics.org/.../TUCKETT-The-future-of-macro...

[5] Nous empruntons à Molière la fameuse réplique « Que diable allait-il faire dans cette galère » que Géronte répétait six fois, dans « Les fourberies de Scapin. Acte II, Scène 7 » pour évoquer le mauvais sort de son fils Léandre. Depuis, cette expression sert à décrire celui qui est engagé dans une mauvaise affaire.

[6] Edgar Morin (avec Laurent Bidard), 2018. Complexité et organisati­ons, Ed. Eyrolles.

[7] La Revue de Métaphysiq­ue et de Morale consacre son n°3, Juillet-Septembre 2005, au thème « Economie et philosophi­e aujourd’hui ».

*Centre d’Etudes et de Recherches Economique­s et Sociales (CERES). 3, Rue de l’Assistance, Cité El Khadra – 1003 Tunis. Mail : ali.abdallah@ceres.mesrs.tn //aussi : ali3m.abdallah@gmail.com

 ?? ?? Par Ali Abdallah*
Par Ali Abdallah*
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia