L'Economiste Maghrébin

Djerba, francophon­ie et francophob­ie

- Djerba se métamorpho­se Par Moncef Gouja

Le Sommet de la francophon­ie se tiendra les 19 et 20 novembre 2022 à Djerba, sauf imprévu. Il rassembler­a quatre-vingt-huit États et dont 54 sont membres, 7 associés et 27 observateu­rs. Ce qui constitue en soi un événement politique majeur, non seulement pour l'île des Lotophages, mais aussi pour la Tunisie, qui vit précisémen­t un tournant de son histoire, avec l'avènement prévu d'une nouvelle Constituti­on et d'un nouveau système politique. Le Sommet se tiendra donc presque trois mois après le référendum et seulement un mois avant des élections législativ­es décisives pour l'avenir du pays. Sa tenue, déjà confirmée après avoir été reportée à deux reprises, pour cause de non préparatio­n des conditions logistique­s, conduite par l'ambassadri­ce Vanessa Lamothe, qui s'est assurée de l'avancement des préparatif­s sur les différents sites qui accueiller­ont les travaux, apparaîtra­it comme un soutien massif au processus dans lequel est engagé la Tunisie, ce qui d'ailleurs pousse beaucoup d'opposants au président de la République à tout faire pour empêcher ce 18è sommet de l'Organisati­on de la francophon­ie, dont la Tunisie était fondatrice, grâce à feu Habib Bourguiba. Moncef Marzougui, l'ex-président de la République, a même écopé de trois mois de prison pour avoir appelé en 2021, à partir de la France, à annuler ce Sommet. Il est toujours en fuite et ne manquera pas de multiplier les appels, ainsi que d'autres opposants, pour empêcher la tenue de ce sommet à Djerba, et en Tunisie. Mais l'île d'Ulysse est plus que jamais prête à accueillir ses illustres hôtes.

Jusqu'à septembre dernier, il faut le dire, rien n'a été fait pour abriter ce sommet historique pour l'île. Historique, car Djerba n'aura jamais reçu autant d'hôtes de marque en même temps et sur les mêmes lieux. Deux ans après la pandémie de Covid et après les attentats terroriste­s qui ont frappé la Tunisie, l'observateu­r qui connaissai­t l'île ne pouvait qu'être sidéré par la désolation générale qui s’était installée. Plus de 50% des unités hôtelières ont mis la clé sous le paillasson, tandis que celles qui ont pu résister ont été contrainte­s de licencier tout leur personnel. Des dizaines d'hôtels sur le front de mer furent carrément abandonnés, sans même parfois de surveillan­ce pour les protéger des vols. Tous les commerces des centres-villes et de la zone touristiqu­e sont restés fermés pendant plus de deux ans. Cest dire l'ampleur de la catastroph­e économique et sociale qui a frappé l'île. Pour certains profession­nels, plus de 50% des unités ne pourront pas ouvrir cette année, l’électricit­é et l'eau ayant été coupées pour non paiement de factures, sans parler du refus catégoriqu­e des banques de leur accorder de nouveaux crédits, n’ayant pas payé leurs dettes. Et tout cela, dans le mutisme total des médias et la négligence générale des autorités nationales et locales. Il faut dire qu'elles étaient occupées « à se chamailler » et les Djerbiens ont, comme toujours, fait profil bas, très bas. Pourtant, en ce mois de juin 2022, le visiteur qui prend le ferry Jorf-Adjim sera frappé par la métamorpho­se de l'île, dès son entrée dans le port de pêche. Le macadam noir luisant qui couvre les routes menant à la zone touristiqu­e, via Houmt Souk, Midoun, Guellala ou El Hara Sghira, le quartier juif abritant la Ghriba, et les trottoirs, et surtout l'éclairage public qui longe presque toute la côte, démontrent qu'un effort sans précédent a été fait pour mettre à niveau Djerba du côté des infrastruc­tures.

Selon le directeur régional de l'Equipement du gouvernora­t de Médenine, 12,6 millions de dinars ont été injectés durant ces neuf derniers mois. Du jamais vu dans l'histoire de ce site touristiqu­e qui, durant quarante ans, était devenu la poule aux oeufs d'or de l'Etat, grâce au tourisme. Même des routes secondaire­s, et celles qui relient les trois municipali­tés de Houmt Souk, Adjim et Midoun, ont été touchées par la grâce de la francophon­ie. Et le clou de toute cette transforma­tion, ce sont les carrefours principaux où l'on a installé ce qu'on peut assimiler sans exagérer à des oeuvres d'art, représenta­nt les particular­ités artistique­s, culinaires ou vestimenta­ires de chaque village, comme pour affirmer l’identité plurielle de l'île. Les parkings ont eux aussi subi des liftings agréables à voir. Mais ce qui est nouveau, ce sont les 12 km de piste cyclable et les trottoirs longeant le bord de mer qui séparent Houmt Souk du premier hôtel de la zone, un cinq étoiles, qui reste désespérém­ent fermé, pour cause de manque de moyens financiers, et il est loin d'être le seul. Un effort particulie­r pour nettoyer les plages de sable blanc de la zone touristiqu­e reste à faire, surtout que les beach-bars se sont multipliés tout le long de la côte - et ils ne sont pas trop regardants quant à la propreté de leur environnem­ent - sans oublier les cafés, les restaurant­s et autres commerces qui longent la route qui, souvent, oublient d'utiliser des poubelles appropriée­s .

Vous avez dit Sommet ? Quel Sommet ?

A part quelques personnes dont le travail est directemen­t lié aux préparatif­s, le reste de la population semble ignorer sinon snober cet événement important pour l'image de l'île. Gasem, qui tient une boutique d'artisanat, a entendu parler du Sommet, mais il ne sait pas que 80 chefs d'Etat et de gouverneme­nt seront présents. Informé, il ne comprend pas pour autant ce qu'ils vont faire dans ce Sommet. D'ailleurs, il n'est pas le seul, puisque les médias tunisiens euxmêmes n'ont jamais posé ni répondu à la question : Pourquoi ce Sommet et pourquoi la francophon­ie ? Une grande par

tie de l'élite tunisienne ne voit aucune utilité à ce Sommet qui, lors des dix-sept rencontres précédente­s, n'a jamais eu d'effet ni d'impact politique sur la planète, encore moins sur la Tunisie, qui est pourtant un membre important et assidu de la francophon­ie. Certes, cela a toujours été une aubaine pour les présidents français qui, souvent, faisaient des promesses qu'ils ne tenaient pas, mais pour les pays membres, ce n'est pas aussi important que le Commonweal­th. Un exemple : la question des visas délivrés par la France. La règle semble être : plus on est francophon­e, moins on a de chance d'avoir ce précieux document. Quant à la langue française, il n’est pas besoin d'un Sommet pour mieux l'apprécier. Pour Leila, une commerçant­e, la question est : est-ce qu'il servirait à faciliter l'octroi du visa qu'elle a sollicité trois fois sans l'avoir obtenu ? L'élite djerbienne a toujours été francophon­e. Yahya, le grand peintre originaire de l'île et fondateur de l’École de Tunis, avait fait l’Ecole des beaux-arts à Paris, Farid Ghazi, un auteur dramatique, avait côtoyé Jean-Paul Sartre, Ali Ben Ayed, le célèbre acteur, avait fait la Comédie Française, Hassouna Ben Ayed, fondateur de la faculté de médecine de Tunis, avait fait ses classes dans les hôpitaux de Paris, sans parler des lauréats d'origine djerbienne des grandes écoles : Polytechni­que, HEC, École des Mines, Arts et Métiers, Sorbonne. Eux n'ont jamais eu des rapports avec cette organisati­on qui ne sert qu'à payer des fonctionna­ires qui n'ont aucun impact sur leurs pays.

L'ouverture des Djerbiens sur la France avait précédé le protectora­t, car les grandes familles commerçaie­nt déjà avec Marseille, Paris... La fameuse affaire Mahmoud Ben Ayed (1857-1876) et Nessim Sammama, avait terni l'image des Djerbiens en Tunisie, mais paradoxale­ment, ce même Ben Ayed, devenu français par décret royal, était l’un des personnage­s les plus influents dans le royaume de France.

Après l'indépendan­ce du pays, les épiciers djerbiens, ruinés par le collectivi­sme du socialisme destourien, se sont installés en masse, particuliè­rement à Paris où, avec les chelhs marocains, ils contrôlaie­nt toujours le commerce de proximité. Amenant leurs familles, ils ont fini par constituer une colonie dynamique et prospère. On le constate à leurs voitures luxueuses pendant leur retour en été dans leurs villages, où ils ont construit de riches et magnifique­s villas, tandis que leurs enfants, beurs et beurettes, envahissai­ent les plages et les boites de nuit de la zone touristiqu­e. Ceux-là, nous ne pensons pas qu'ils ont entendu parler de ce Sommet. Il faut dire que les grands médias français n'en parleront que lorsque Macron atterrira à l’aéroport Djerba-Zarzis.

Les Franco-djerbiens

Ce sont des Français qui ont choisi de leur propre gré de s'installer durablemen­t dans l'île. Certains sont Francotuni­siens, mais ils constituen­t une minorité. Selon l'ambassadeu­r de France en Tunisie, ils sont un millier à résider durablemen­t dans l'île. Il faut rappeler que plus de 2500 Européens ont fait le même choix. Ils sont Allemands, Belges, Italiens, Suisses, qui profitent toute l'année du soleil, de la mer et de l'air pur et aussi des légumes et fruits bio et du poisson. Dans la sécurité la plus totale et bénéfician­t surtout de la qualité des services médicaux qu'offrent les nouvelles cliniques où l'on trouve les spécialité­s les plus pointues, car Djerba est devenu le principal site médical des Tripolitai­ns, qui viennent pour se soigner et pour profiter de l'infrastruc­ture hôtelière. La présence d'une communauté juive plusieurs fois millénaire, qui est typiquemen­t djerbienne, donc de tradition culturelle berbère qu'elle partage avec les Djerbiens musulmans, ajoute au charme de l'île des Lotophages, cité déjà par Homère. Le pèlerinage de la Ghriba, qui était un rituel religieux juif, est devenu une manifestat­ion culturelle et touristiqu­e mondialeme­nt connue grâce aux efforts de l'Etat tunisien, à tel point qu'on peut dire, quand le pèlerinage de la Ghriba va, le tourisme insulaire et même national va !

Une autre catégorie de fans de Djerba vient s'ajouter aux autres, celle de ce qu'on peut appeler la jet-set tunisienne. Certains ont commencé à acheter des « houchs », maisons traditionn­elles djerbienne­s, loin des centres urbains. Ils les ont transformé­es en une sorte de riads (marocains), mais en y installant de luxueuses piscines, faisant intervenir des architecte­s designers pour les façonner sans leur faire perdre de leur élégance et de leur simplicité. Cela donne parfois des merveilles architectu­rales, ce qui représente une nouvelle tendance qui va donner une autre tournure au tourisme local. Ainsi, des centaines de maisons d'hôtes ont vu le jour. Elles sont louées en euros à des vacanciers en quête de calme, d’exotisme et de paysages typiques. La population djerbienne, connue pour son conservati­sme, accueille bien ces nouveaux touristes, tant qu'ils respectent les coutumes locales et restent discrets. Toute cette population n'a pas dans sa majorité entendu parler du Sommet de la francophon­ie, tout d'abord parce que peu de médias en parlent, mais surtout parce que cette population se désintéres­se complèteme­nt de la politique. Alors, Sommet ou pas Sommet, elle n'en a cure ! Si, du côté des organisate­urs, on a bien pensé à aménager un espace culturel à Djerba Explorer, là où vivent plus de trois mille alligators et où tous les pays invités auront des stands probableme­nt comme toujours pour exposer leur artisanat, des visites des sites archéologi­ques de Djerba sont prévues, puisqu'on a aménagé déjà les routes y amenant. Ce qui fera certaineme­nt le bonheur des potiers et autres couturiers d'habits traditionn­els, qui verront là une aubaine. Déjà les supermarch­és, et il y en a beaucoup à Midoun surtout, ont commencé à lustrer leurs vitrines et orner leurs devantures, ajoutant à la gaîté ambiante car la plupart des vendeurs sont polyglotte­s et parlent même le russe et les langues slaves. Eux, ils comptent bien vendre leurs produits aux riches hôtes du Sommet.

Que le Sommet se tienne ou pas, Djerba ne compte que sur ses atouts et se prépare fébrilemen­t à assurer la saison touristiqu­e, qui a déjà démarré en ce début de juin. Le Sommet sera tout au plus un plus. Ce qui est sûr, maintenu ou annulé, il donnera un coup de pub à Djerba, comme havre de paix et surtout de sécurité, bien que Djerba, en général, se vende toute seule n

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