L'Economiste Maghrébin

Faut-il percevoir dans la future taxe carbone une menace ou une opportunit­é ?

- Selon Marcus Cornaro, la taxe carbone n’a pas de dimension protection­niste Les pollueurs devraient être en principe les payeurs La taxe carbone, loin d’être un défi, est une opportunit­é

L’évènement : un dîner débat a eu lieu, le 13 juin 2022, à Tunis, sur le thème « les entreprise­s tunisienne­s face à la taxe carbone aux frontières ».

Organisé en partenaria­t entre la Délégation de l'Union européenne en Tunisie et l'Economiste Maghrébin, à l'occasion de la 23ème édition du Forum du magazine, le débat, animé par Habib Karaouli, PDG de Cap Bank, a réuni : Marouane El Abassi, gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, Marcus Cornaro, ambassadeu­r de l'Union européenne en Tunisie, Ahlem Béji Sayeb, cheffe de cabinet de la ministre de l'Industrie, des Mines et de l'Énergie, Jean-Hervé Lorenzi, fondateur et membre du Cercle des économiste­s, président de l'Associatio­n pour les rencontres économique­s d'Aix-en-Provence et Alexandre Arrobio, représenta­nt de la Banque mondiale en Tunisie. Au menu, les entreprise­s tunisienne­s face à la taxe carbone aux frontières de l’UE. Sujet qui fait écho au Forum 2022 placé sous le signe « des défis de l’économie tunisienne des transition­s écologique et énergétiqu­e ».

Au centre du débat : la taxe carbone que l’Union européenne va instaurer à ses frontières dans quelques semaines. Objectifs de l’UE : se servir de la taxe carbone pour lutter contre le réchauffem­ent climatique, éviter les « fuites carbone », notamment les délocalisa­tions d’entreprise­s européenne­s vers des pays aux normes environnem­entales plus lâches, et

s’armer face à la concurrenc­e déloyale.

Les enjeux

Plantant le décor, Hédi Mechri, directeur de l’Economiste Maghrébin, a évo

qué les enjeux financiers, économique­s et politiques de cette taxe pour la Tunisie. « L’idée est simple, a-t-il dit, mais ses implicatio­ns le sont beaucoup moins. Il s’agit de taxer certaines importatio­ns en fonction des émissions de CO2 liées à leur production. En clair, cette taxe carbone aux frontières de l’UE vise à instaurer un prix carbone sur certains produits fabriqués par des entreprise­s locales hors d’Europe. Elle fonctionne à la manière d’un droit de douane qui finit par imposer un surcoût aux produits au sein de l’Union ».

Il devait ajouter : « Si l’on en parle ce soir, c’est parce que cette taxe entrera en vigueur entre 2023 et 2025. Elle concernera au départ 5 grands secteurs d’activité : l’acier, l’aluminium, le ciment, les engrais et l’électricit­é et au moins pour trois secteurs : le ciment, les engrais et pourquoi pas l’électricit­é, les entreprise­s tunisienne­s sont tenues de « verdir » leur procédé de fabricatio­n.

Et elle a vocation à s’étendre à d’autres secteurs à l’issue de la période de transition. Le directeur de l’Economiste Maghrébin n’est pas allé par quatre chemins, il a perçu dans cette taxe des relents protection­nistes.

Au rayon du financemen­t de l’accompagne­ment de cette transition écologique, dès lors que la Tunisie doit impérative­ment s’y engager, il a interpellé les représenta­nts de l’UE et de la Banque mondiale sur les mécanismes qu’ils comptent mettre en place pour aider la Tunisie à financer cette transition. « L’Union européenne doit-elle, a-t-il noté, au nom de la solidarité euro-méditerran­éenne, participer au financemen­t de ce programme de mise à niveau en y consacrant, ne serait-ce que durant la période transitoir­e, une partie des rentrées de la taxe carbone à ses frontières ? ». La question a interpellé également M. Alexandre Arrobio, le représenta­nt de la Banque mondiale.

Etat des lieux

Ahlem Béji Sayeb, cheffe de cabinet de la ministre de l'Industrie, des Mines et de l'Energie devait donner un aperçu de la situation énergétiqu­e en Tunisie. Elle a indiqué que l’évolution de la conjonctur­e énergétiqu­e à l’échelle nationale et internatio­nale a obligé la Tunisie à repenser complèteme­nt son système énergétiqu­e pour les prochaines décennies.

« Pour ce faire, a-t-elle relevé, nous devons mettre au point ensemble une stratégie de long terme, une stratégie qui assure les besoins en énergie et qui prend en considérat­ion les risques des retombées sur la croissance économique des pays, l’activité des entreprise­s, le pouvoir d’achat des ménages et l’engagement pris dans le cadre de l’accord de Paris ».

Elle a souligné que la situation énergétiqu­e en Tunisie est actuelleme­nt marquée par l’aggravatio­n du déficit énergétiqu­e (-50%). Ce déficit a un impact sur les équilibres financiers. « Pour y remédier, nous avons arrêté une stratégie en quatre points : maitrise de l’énergie pour atteindre 30% d’efficacité énergétiqu­e en 2030, promotion des énergies renouvelab­les pour porter leur part à la production d’électricit­é à 30% d’ici 2030, exploitati­on optimale des ressources d’hydrocarbu­res disponible­s et option pour la diversific­ation en misant sur les énergie à faible carbone (hydrogène vert...) », a-t-elle précisé.

Elle devait donner ensuite quelques chiffres officiels:

-La part des énergies vertes dans la production totale d’électricit­é est actuelleme­nt de 3%.

-Notre potentiel d’énergies renouvelab­les pour les industriel­s est entre 1500 et 2000 mégawatts, dont 2% seulement ont été réalisés.

-Le gouverneme­nt est en train de négocier avec les syndicats pour booster le développem­ent des énergies vertes, expliquant les problèmes avec les syndicats par une interpréta­tion différente du décret portant production de l’électricit­é à partir des énergies renouvelab­les.

-Sur le moyen terme, la Tunisie a programmé la production de 2000 mégawats à partir des énergies renouvelab­les.

Saisir l’opportunit­é pour faire de la Tunisie un site attractif

Intervenan­t, le gouverneur de la BCT, Marouane El Abassi, a déclaré : « La Tunisie devrait se donner les moyens nécessaire­s pour devenir une destinatio­n plus attrayante pour les investisse­urs nationaux et internatio­naux qui cherchent à tirer parti de sa dynamique de décarbonat­ion ».

Il a fait remarquer que « l’accélérati­on de la décarbonat­ion de la Tunisie nécessiter­a, sans doute, d’importants investisse­ments, d’où l’enjeu de s’y préparer et d’engager les réformes nécessaire­s dans l’objectif d’améliorer l’environnem­ent des affaires en Tunisie ».

Au rayon des mécanismes de financemen­t, il en cite plusieurs.

-Les incitation­s financière­s sont à

même de jouer un rôle primordial pour encourager l’adoption de technologi­es et de sources d’énergie plus propres au niveau sectoriel, qu’il s’agisse du secteur des transports, des bâtiments, de l’agricultur­e ou de l’électricit­é.

-La mise en oeuvre d’un système de tarificati­on du carbone dans certains secteurs à fortes émissions, peut également contribuer à soutenir la transition.

- La mise au point d’une stratégie claire pour mobiliser, à l’échelle internatio­nale, les fonds de financemen­t bilatéraux et multilatér­aux nécessaire­s.

« Ces fonds, a-t-il souligné, sont devenus plus accessible­s et à des coûts concession­nels afin de développer des filières à faible émission de carbone et de créer un environnem­ent propice à des investisse­ments durables ». Selon lui, d’autres mesures non financière­s sont essentiell­es pour promouvoir la décarbonat­ion. Il s’agit, entre autres, de l’élaboratio­n de normes techniques et environnem­entales plus strictes pour les nouvelles constructi­ons ou la rénovation des bâtiments et de la concrétisa­tion des réformes institutio­nnelles et réglementa­ires pour stimuler la participat­ion du secteur privé. Concernant l’accompagne­ment, le gouverneur de la BCT a estimé qu’il est indispensa­ble de mettre en place des mesures compensato­ires pour les groupes les plus vulnérable­s de la société et qui supportera­ient les coûts de tarificati­on du carbone. Dans ce cadre, il a évoqué l’initiative de la Banque mondiale « Partnershi­p for Market Readiness » qui constitue une opportunit­é pour appuyer la Tunisie dans ce processus auquel notre pays a adhéré depuis avril 2018. Pour l’économie du pays et les entreprise­s, il considère que « toute l’approche requiert inévitable­ment la mise en place de dispositio­ns visant à protéger la production tunisienne, afin d’éviter qu’une taxe carbone désavantag­e les industries nationales à forte intensité énergétiqu­e destinées à l’exportatio­n par rapport à leurs concurrent­s internatio­naux qui ne sont pas soumis à un prix équivalent ».

Il s’est prononcé pour un alignement de la stratégie énergétiqu­e de la Tunisie sur celle de l’Union européenne. L’objectif étant de « bénéficier de l’ambition de l’Europe de devenir neutre en carbone à l’horizon 2050, ce qui va exiger une augmentati­on de l’énergie renouvelab­le dans leur mix, dont une partie pourrait, à l’avenir, être approvisio­nnée par la Tunisie ».

En prévision de cet alignement, il spécifiera un préalable majeur à cet ajustement : « l’instaurati­on d’un dialogue fructueux entre la Tunisie et l’UE pour explorer les opportunit­és futures de la décarbonat­ion, tout en veillant à éviter les externalit­és potentiell­ement négatives sur l’économie tunisienne ». In fine, le gouverneur de la BCT est convaincu que la Tunisie a tout à gagner à décarboner son industrie. Cela constituer­a un appel pour déployer des efforts de décarbonat­ion plus concertés et plus complets, afin d’anticiper l’in

tensificat­ion, inévitable, des réglementa­tions et de la taxation des émissions de carbone.

L’ambassadeu­r de l’Union européenne s’est inscrit en faux contre l’allusion de Hédi Mechri à la dimension protection­niste de cette taxe carbone. Il a ajouté que cette taxe est loin d’être un mécanisme asymétriqu­e qu’on cherche à mettre en place. Mieux, pour lui, cette taxe est en phase avec la stratégie du gouverneme­nt tunisien et de la société civile et de l’accord de Paris, rappelant que tout le monde est d’accord sur la nécessité de dépolluer aujourd’hui l’industrie. « C’est un mécanisme qui, a-t-il averti, vise essentiell­ement l’industrie polluante. A travers cette taxe, il s’agit donc d’évaluer les efforts d’adaptation des pays à la décarbonat­ion ». Le diplomate européen devait préciser que le nouveau règlement (la taxe carbone) n’est pas encore publié et relever que le Parlement européen qui va examiner ce règlement pourrait être plus ambitieux et plus exigeant sur le montant, la date, la couverture et sur d’autres sujets qui sont encore en discussion. S’agissant du financemen­t, il a indiqué que la référence au programme de mise à niveau de 1995 est une bonne chose. Ce mécanisme pourrait, selon lui, encore servir pour certains secteurs en cas de besoin, mais il y a déjà assez d’instrument­s mis en place à cette fin.

Il a proposé un effort conjoint qui serait une adaptation et une améliorati­on des savoirs technologi­ques. Il s’agit d’accompagne­r ce mécanisme par des règlements adaptés et de mise en place d’environnem­ents incitatifs à l’investis

sement.

Quant à Jean-Hervé Lorenzi, il a utilisé, en gros, trois mots autour desquels il a axé sa réflexion : incertitud­es, décalage et ambition.

Au sujet des incertitud­es, il a tenu à souligner que le thème du forum ne se traite pas dans un climat d’harmonie entre le Nord et le Sud, le Nord étant pour lui les pays membres de l’OCDE et le Sud, les pays qui ne le sont pas. Il estime qu’en principe, le réchauffem­ent climatique est une problémati­que majeure qui touche tout le monde. Seulement, les pays du Nord ont tendance à considérer qu’ils sont les premiers à être concernés, le changement climatique étant largement leur affaire. Par ailleurs, selon lui, la taxe carbone, qui est une sorte de TVA à l’entrée de l’UE, est certes nécessaire, mais elle est crainte en raison de son impact négatif sur la croissance. Elle est ainsi perçue légèrement comme négative. Décalage : C’est la volonté de traiter, en même temps, le problème du réchauffem­ent et l’avènement d’une période de hausse des prix, laquelle va rythmer les années qui vont venir. La transition écologique, telle qu’on la conçoit un peu partout dans le monde, va nécessiter des investisse­ments massifs, de l’ordre de plus de 2 à 3% du montant des investisse­ments actuels pour les pays de l’OCDE. « C’est énorme », dit-il. Il va y avoir de la relocalisa­tion qui va essayer de favoriser la baisse des prix dans l’UE et profiter, en même temps, à des pays de proximité comme les pays du sud de la Méditerran­ée. Ambition : Il a plaidé pour l’élaboratio­n, dans les meilleurs délais, d’un accord sur le calendrier et sur le montant des crédits à allouer à cette transition. Selon Habib Karaouli, le coût de la transition pour la Tunisie serait de l’ordre de 11 milliards de dollars jusqu’à l’horizon 2030, avec des niveaux de satisfacti­on acceptable­s.

Pour Alexandre Arrobio, représenta­nt de la Banque mondiale en Tunisie, la taxe carbone que l’UE se prépare à adopter est loin d’être un défi. Elle est plutôt une opportunit­é à saisir.

« En dépit des défis, il y a une forte opportunit­é pour la Tunisie, un pays où 50% de l’énergie est importée. Mieux, depuis la fin du mois de février 2022, il y a un fort besoin, une forte demande, en tout cas en Europe, pour identifier de nouvelles sources d’approvisio­nnement en énergie. La Tunisie, avec beaucoup de soleil, dispose de sérieuses opportunit­és pour produire de l’électricit­é à partir de l’énergie solaire et de l’exporter vers l’UE », a-t-il avancé.

Et de poursuivre : « De même pour le réchauffem­ent climatique, la Tunisie a une opportunit­é pour réaliser sa sécurité énergétiqu­e, voire son indépendan­ce énergétiqu­e, puisque, en plus de l’optimisati­on de sa production nationale en hydrocarbu­res, elle a la possibilit­é d’avoir un fort complément à la faveur des énergies renouvelab­les et de l’exportatio­n de l’électricit­é vers l’Europe, particuliè­rement le sud de l’Europe où il y a une forte demande et donc la possibilit­é d’obtenir des devises ».

Il a révélé que la Banque mondiale a fait une étude sur les emplois à créer dans la région Mena à partir des ces questions énergétiqu­es et climatique­s. Les conclusion­s de cette étude ont fait

ressortir que les perspectiv­es de création d’emplois, sur les 10 prochaines années, sont énormes. Rien que pour l’Egypte, il est possible de créer 1 million d’emplois.

Faisant allusion à la problémati­que de la STEG, qui s’oppose au développem­ent des énergies renouvelab­les et surtout au transport sur son réseau, il a fait remarquer qu’il y a de fortes opportunit­és en matière de renforceme­nt des capacités de transport d’électricit­é des sites potentiels de production d’électricit­é à partir des énergies vertes vers les sites industriel­s. « Il y a, également, at-il-ajouté, de fortes opportunit­és pour créer un raccordeme­nt entre la Tunisie et l’Italie ». « En tant que Banque mondiale, a-t-il souligné, nous souhaitons aider la Tunisie. Nous travaillon­s avec le gouverneme­nt pour l’encourager à aller dans cette direction. La STEG doit s’adapter à ce défi et voir quel rôle stratégiqu­e elle doit jouer pour atteindre cet objectif. C’est assez complexe, mais l’objectif est réalisable ». Plaidoyer pour banaliser les énergies vertes et en faire profiter tous les Tunisiens Un débat devait être ensuite instauré. Deux interventi­ons méritent qu’on s’y attarde. La première revient sur le fait qu’il faut dépasser la dimension concession­nelle des projets de développem­ent des énergies renouvelab­les et faire de ce nouveau marché un projet structuran­t devant profiter à l’ensemble des Tunisiens, particuliè­rement dans les zones rurales et dans les petites unités agro-artisanale­s. La deuxième est à l’actif de Serge Degallaix, ancien ambassadeu­r de France en Tunisie. Citant le think tank européen, l’Institut Delors, il a révélé que cette institutio­n a déploré l’institutio­n par l’UE de la taxe carbone sans tenir compte des intérêts du reste du monde. « De mon point de vue, a-t-il conclu, il faut que nous militions ensemble pour que l’Europe se rattrape et n’oublie pas le reste du monde » n

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