L'Economiste Maghrébin

Une Constituti­on qui fait exploser la classe politique

- Qui a peur de la nouvelle Constituti­on ? Une Constituti­on anti-partis

Ala parution du projet de la nouvelle Constituti­on, sur les réseaux sociaux, juste quelques heures avant l'heure fatidique de minuit 30 juin, la toile s'est enflammée comme elle ne l’a jamais fait et le texte fut soumis à un bombardeme­nt massif de moqueries, de critiques juridiques, linguistiq­ues, littéraire­s, historique­s, comme jamais un texte ne l'a été dans l'histoire récente de la Tunisie, sans parler des partages qui ont certaineme­nt atteint un record. Tout ça avant même que la version papier ne soit mise en circulatio­n. Une armée de facebooker­s, en majorité composée de volontaire­s, s'est mobilisée toute la nuit de ce premier juillet à tirer à boulets rouges sur le document de la nouvelle Constituti­on, qui sera pourtant soumis au vote le 25 juillet 2022, date anniversai­re de la République. Il faut dire, qu'avant même sa parution, le fameux texte, tenu secret quant à sa version finale, avait été soutenu, défendu par les uns, vilipendé, massacré par les autres, avec toute la panoplie des armes de destructio­n massive des réseaux sociaux ! Conclusion : les initiateur­s de ce texte ont réussi un fabuleux coup de com, ils ont réussi à en faire surtout la nouvelle référence, politique, idéologiqu­e et surtout juridique de millions de Tunisiens, qui se sont déjà exprimés pour ou contre, même avant de l'avoir lue. C'est l'exception tunisienne dans toute sa splendeur, mais aussi dans toute sa médiocrité.

Indépendam­ment du contenu de cette nouvelle Constituti­on qui, comme tous les textes, divins ou humains, ne peut que susciter la critique et l'examen de la raison, il est sûr que la parution de ce texte a semé un vent de panique, non pas chez le petit peuple qui continue, comme si de rien n'était, à vaquer à ses occupation­s quotidienn­es, et notamment à se procurer quelques kilos de sucre, denrée qui manque cruellemen­t dans les magasins, mais surtout chez les élites. Ce texte, en réalité, sonne le glas de cette classe politique, pouvoir et opposition, au profit d'un seul homme, le président de la République, indépendam­ment de la personne qui occupera ce poste dans l'avenir. Tout l'esprit du texte, sa philosophi­e, ses articles et ses principes, vont dans un seul et unique sens : donner tous les pouvoirs à un seul et unique homme, qui sera le maître absolu du pays et surtout de l'Etat. Il en découlera la disparitio­n progressiv­e de toute la classe politique qu'on a connue s'agitant sur les plateaux de télévision et aux micros des radios, pendant de longues années, pour s'accaparer un bout de ce précieux pouvoir, un morceau du gâteau, ou une part de la « ghanima » (butin de guerre). « The game is over » pour tous ces gens qui ont mené le pays à la banquerout­e et à l'effondreme­nt généralisé. De ce point de vue et uniquement de ce point de vue, la nouvelle Constituti­on aura un effet salvateur. Le peuple donnera son accord ou non le 25 juillet prochain à ce coup de balai politique avant qu'il ne soit constituti­onnel. Il votera. Mais dans le contexte politique qui entoure cet événement qui marquera l'Histoire, ce sont surtout les partis politiques qui ont le vent en poupe, actuelleme­nt le PDL et le parti Ennahdha, qui seront les grandes victimes de ce changement radical constituti­onnel. Pour Ennahdha, tout simplement parce que la nouvelle Constituti­on interdit formelleme­nt à quiconque de parler ou d’interpréte­r la religion, sauf à l'Etat, qui aura de fait le monopole de ce secteur sensible de la vie des Tunisiens et punira tout contrevena­nt, ce qui prélude à la promulgati­on d'une loi qui interdira les partis religieux ou soupçonnés comme tels, ce qui est le cas du parti islamiste tunisien qui, dans ses textes fondateurs et dans sa longue action sur la société, a toujours prôné l'établissem­ent d'un Etat théocratiq­ue ! Déjà, les lieutenant­s de Rached Ghannouchi, dans une action préventive, se sont mis à créer de nou

veaux partis, qu'ils présentent comme non religieux, alors qu'ils ne sont qu'une copie trafiquée, il est vrai, de la « jamaa islamiya ». Mais cette fois-ci, l'étau va se resserrer définitive­ment et constituti­onnellemen­t sur la confrérie des Frères musulmans tunisiens, ce que ni Bourguiba ni Ben Ali n'ont osé faire, pour de multiples raisons qu'on ne peut évoquer dans cet article. Quant au PDL, qui prétend être le dépositair­e de la pensée politique destourien­ne ou même bourguibis­te, tout un préambule, écrit vraisembla­blement par le chef de l'Etat lui-même, puisqu'on y retrouve ses fantaisies linguistiq­ues et ses envolées lyriques, vise à le mettre hors-jeu, en gommant tout simplement la référence à toute la période bourguibis­te (y compris celle de Ben Ali), imposant ainsi, par le biais de la Constituti­on, une vision tronquée et révisionni­ste de notre histoire moderne, ce qui est dans la droite ligne de l'approche saiedienne tant décriée par tous les moderniste­s. Sauf que le préambule n'est pas un article de la Constituti­on et KS aura beaucoup de mal à interdire le parti destourien de Abir Moussi, juridiquem­ent et politiquem­ent.

Les concepteur­s des articles de la nouvelle Constituti­on ne portent vraisembla­blement pas les partis politiques dans leur coeur, et en particulie­r KS lui-même qui, à maintes reprises, s'est déclaré hostile à ces entités créées par la modernité politique et qui sont incontourn­ables dans toute démocratie qui se respecte. En effet, l'on s'achemine immanquabl­ement vers la promulgati­on d'un décret qui instaurera un code électoral, qui établira un scrutin uninominal et abolira le scrutin par listes, ce qui aura pour effet la réduction considérab­le du pouvoir des états-majors des partis politiques et favorisera l'émergence de barons locaux qui imposeront leurs lois et ceci d'autant plus qu'une deuxième Chambre jouera le rôle de Sénat mais, contrairem­ent aux Sénats des démocratie­s occidental­es qui sont élus par les grands électeurs, sera élue par ce qu'on appellera le tiers état, c’est-à-dire chez nous les groupes claniques, tribaux, régionalis­tes, et autres structures archaïques, mais qui seront de ce fait représenta­tifs des différente­s structures sociales effectives dans les régions rurales. C'est la démocratie directe, vue et corrigée par KS lui-même. Pourquoi pas, si cela peut contribuer à les impliquer dans la dynamique républicai­ne, sauf qu'on doit s'attendre à voire ré-émerger à nouveau, des Ben Toumia, des Gassas, des Tebbini et autres spécimens qui, malgré tout, ajoutent de la gaîté et du spectacle dans les débats. D'ailleurs, même l'Assemblée nationale n'échappera pas à ça. Les partis politiques actuels, même le parti islamiste (et surtout) sont dirigés exclusivem­ent et totalement par un seul homme ou femme, qui s'arrangent en général pour écarter toutes les têtes qui dépassent, en ayant surtout le monopole exclusif de l'argent et de la nomination. D'où l'absence de toute démocratie interne et de toute alternance, ajoutée à une mégalomani­e manifeste qui saisit souvent les leaders de ces partis, qui par ailleurs font un vacarme fou sur la démocratie et la liberté sans pour autant essayer de l’appliquer un tant soit peu dans leurs formations. La réforme constituti­onnelle donnera un coup de balai certain à tous ces chefs et ces généraux de pacotille, qui ressemblen­t souvent à ceux de l'armée mexicaine, donc sans troupes ! Le peuple approuvera, car il en a plus que ras-le-bol de ces éternels ratés ! L'aversion pour les partis politiques chez le peuple mais aussi chez l'élite est réelle. Mais il n'en reste pas moins que sans cet outil, le parti politique, la démocratie perd tout son sens ! Mais il ne s'agit point de partis politiques archaïques comme ceux qu’on a connus jusqu'à présent, qui s'apparenten­t plus à des sectes depuis la mort prématurée du RCD, dernier véritable mastodonte, qui a fini par ressembler à un tigre aux pieds d'argile, comme dirait Mao Tsé-toung. D'ailleurs, aucun parti politique n'a réellement de structures et de militants dans les régions rurales et dans les quartiers ouvriers et encore moins dans les usines et dans les administra­tions et particuliè­rement dans les syndicats, surtout après la débandade d'Ennahdha qui continue, à coup d'argent, de maintenir et d’entretenir quelques locaux bon gré mal gré. C'est la fin d'une époque et le début d'une autre, où le militantis­me s'exerce à coup d'attaques, souvent abjectes, des adversaire­s sur les réseaux sociaux et à coup de fake news. « Les mouches » colorées infectent la toile et sont dirigées par des spécialist­es de l'intox, souvent sous les ordres des chefs des partis, celui du cinquième étage de Montplaisi­r par exemple, avec son rôle dans la pollution politique, comme l'a attesté l'exsecrétai­re général de ce parti Imed el Hammami. Alors, de quel genre de partis politiques parlons-nous ? L'émergence de leaders locaux et régionaux sera certaine grâce au nouveau mode de scrutin et même en cas de résistance de la part des états-majors, ils se présentero­nt comme indépendan­ts, quitte à

rejoindre par la suite une formation politique représenté­e au Parlement. Alors, on assistera à un chamboulem­ent général, qui verra naître une nouvelle classe politique dont on ne peut décrire, prématurém­ent, les contours. Sauf que les deux Chambres auront un pouvoir limité, puisqu'il leur sera difficile de s'accorder pour présenter une motion de censure contre le gouverneme­nt, qui sera exclusivem­ent sous les ordres du président de la République.

Tous les articles de la future Constituti­on convergent vers un seul but : accorder le pouvoir absolu au Président en exercice. Ce qui pousse certaines mauvaises langues à dire que la Constituti­on a été confection­née sur mesure pour KS et comme il la voulait. Il ne s'en est d'ailleurs jamais caché. Vouloir tous les pouvoirs est une spécificit­é humaine, tant qu'il n'y a pas de contre-pouvoir pour l'en empêcher ! Le contre-pouvoir, chez nous, a été responsabl­e de la ruine du pays, ce qui pousse une grande majorité du peuple à vouloir être dirigée par un seul homme ! Nous disons bien homme, car le texte ignore superbemen­t la gent féminine quand il s'agit de la candidatur­e au poste suprême! Ce qui fait hurler les féministes qui ne voient de démocratie que dans la parité totale. Or la démocratie a bien existé avant le féminisme et surtout le féminisme d'Etat. Donc, probableme­nt à partir de la publicatio­n des résultats du référendum, et là il ne faut pas se faire des illusions sur les résultats, on aura un Bonaparte à la tête de l'Etat et c'est le peuple qui l'aura voulu. Les derniers sondages ne laissent aucun doute, Kaïs Saïed sera le maître absolu à bord. Même ceux qui le traitent de putschiste, prêcheront dans le désert et les chanceller­ies occidental­es manifester­ont de l’enthousias­me à vouloir traiter avec lui. Déjà, ils ont changé leur fusil d'épaule, real politique oblige. Mais parions aussi que le réalisme politique touchera de sa grâce beaucoup d'actuels opposants du chef de l’Etat. La situation du fait accompli poussera beaucoup de politicien­s à changer de discours pour ne pas être dépassés et beaucoup de formations verront des dissidence­s internes, qui viendront renforcer le camp des thuriférai­res de KS. La Tunisie a toujours été ainsi. Ceux qui ont parié sur un hypothétiq­ue départ du Président en exercice doivent déchanter. D'autant plus qu'aucune manifestat­ion spontanée ne s'est déclarée après l'annonce du texte ! Pas de manifestat­ion de joie non plus, il faut le dire ! Mais si une véritable opposition existait, on l'aurait vu dans la rue, elle aurait drainé des centaines de milliers de manifestan­ts comme en 2013, ce qui avait obligé la puissante Ennahdha à quitter le pouvoir, momentaném­ent il est vrai, grâce à la trahison de BCE and Co. Donc, un boulevard s'ouvre devant l'actuel locataire de Carthage pour exercer son pouvoir absolu ! Mais attention ! Rappelons-nous ce qu'a dit Talleyrand : Un pouvoir absolu corrompt absolument !

Mais l'envers de la médaille pour KS est que, désormais, il sera tenu pour responsabl­e de tous les échecs et changer continuell­ement de gouverneme­nt ne fera que le déstabilis­er davantage. Une chose cependant attire notre attention dans cette nouvelle Constituti­on, l'absence totale du volet économique, contrairem­ent aux multiples déclaratio­ns de son supposé auteur Sadok Belaid, qui nous a longuement rabâché les oreilles avec ce qu'il définissai­t comme une nouveauté. Il semblerait que malgré une prétendue commission chargée de rédiger ce volet et le tapage qui s'en est suivi, aucune référence au modèle économique n'a été faite et tant mieux ! Laissons ça aux spécialist­es et aux vrais dirigeants et capitaines d'industrie. Pour une fois, la suppressio­n d'un texte par KS sauve le pays des bavardages d'apprentis-experts qui allaient nous convaincre, encore une fois, d'une nouvelle théorie vaseuse comme celle qu'ils appellent l'économie citoyenne « al iqtisad el ahli », même si le texte en fait vaguement référence et qui reste, dans tous les cas, inapplicab­le. L'économie, il faut le dire, n'est pas le point fort de « la pensée » de KS, puisqu'il confond millions et milliards et ce n'est point grave, Bourguiba, Ben Ali n'étaient pas mieux lotis dans ce domaine, sauf qu'ils savaient choisir leurs ministres et surtout leurs Premiers ministres ! La future Constituti­on accorde au Président tous les pouvoirs dans ce domaine, pourvu qu'il s'en serve efficaceme­nt. De toute façon, notre programme a été déjà concocté par le FMI et la Banque mondiale. On n'a qu'à être de bons élèves, comme on l'a été à la fin des années quatre-vingt, et de ce côté-là, il est bon d'avoir un seul décideur, en l’occurrence, comme le stipule la nouvelle Constituti­on, le président de la République lui-même ! Le pouvoir absolu du Président s'étend aussi à la sphère judiciaire, puisqu'on a carrément évacué le mot « pouvoir » dans le nouveau texte, pour le remplacer par « fonction ». Désormais, les juges n'auront qu'un seul patron, le Président, et le Haut conseil de leur profession a été ramené à sa fonction avant les événements de 2011. En fin de compte, le juge n'a plus à rendre des comptes, en plus de sa conscience, qu'au magistrat suprême institué en tant que tel par le texte constituti­onnel. C'en est fini de la République des juges qui a amené la magistratu­re à la situation désastreus­e qu'on connaît et tant mieux, du moins pour la future phase transitoir­e ! Il faut arrêter le gâchis ! Cette Constituti­on aura le mérite de déclencher un débat de fond qui traversera la société et qui durera longtemps, indépendam­ment des résultats du référendum. Cela dépassera KS et les actuels acteurs politiques pour se projeter dans le futur et tant mieux donc qu'elle soit loin d'être parfaite ! Elle est réellement à l'image du pays et de ses élites ! Comme le dit le dicton attribué au prophète : vous serez gouvernés comme vous le méritez ! n

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Par Moncef Gouja
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