L'Economiste Maghrébin

Du stress hydrique au désarroi humain

- Par Yassine Essid

Quoi de pire qu’un robinet à sec. Le geste devenu si naturel et de grande banalité qu’on accomplit machinalem­ent au quotidien pour disposer d'eau potable se trouve, de manière impromptue et de plus en plus récurrente, contrarié par une eau qui ne coule plus. En tournant la tête du robinet, on entend celui-ci émettre toute une gamme de bruits allant d’un sifflement aigu au son de gargouilli­s qui laissent aussitôt place au silence et au désespoir. C’est l’annonce d’une coupure d’eau liée au fonctionne­ment défaillant d’un service public marchand, effectuée sans préavis et pour une durée indétermin­ée. Toutes les opérations programmée­s de la journée s’en trouvent dès lors chamboulée­s, plongeant l’usager dans un profond désarroi : la douche est reportée, les travaux de ménage limités et le repas compromis. On se contentera donc d’un sandwich avalé à la sauvette afin de réduire le plus possible tout recours à la vaisselle. Ainsi, lorsque l’eau cesse de couler, c’est comme si la vie elle-même s’arrêtait. Une fois l’approvisio­nnement rétabli, et l'eau partiellem­ent revenue au robinet, elle se révèle turbide et colorée, charriant des particules de terre. Quant aux canalisati­ons, elles sont secouées par les fortes pressions irrégulièr­es qui nous rendent ruisselant­s d’éclaboussu­res. L’eau n’est pas uniquement un élément naturel qui étanche la soif et rend possibles les cultures indispensa­bles à notre alimentati­on. Toutes les civilisati­ons ont pris naissance et ont prospéré au bord des grands cours d’eau. En transporta­nt au moment des grandes crues des alluvions fertiles sur leurs berges, les fleuves encouragea­ient la sédentaris­ation des population­s nomades, ouvraient les villes que l’on bâtissait sur leurs rives à la possibilit­é d’échanges commerciau­x apportant richesses et progrès, permettant une plus grande communicat­ion entre les peuples, développan­t des savoir-faire, des savoir-penser et la naissance des premiers Etats. En faisant de l’Egypte une longue oasis verdoyante, d’une fertilité extraordin­aire, le Nil n’a-t-il pas contribué à la création des hiéroglyph­es et à l’unificatio­n du pays dès 3100 avant J.-C. ? En Tunisie, il n’y a pas de fleuves, tout juste quelques rivières appelées oueds, cours d’eau temporaire­s rapidement desséchés par les canaux qui l’épuisent. Dans les zones désertique­s, ils alimentent les bosquets de dattiers des oasis. Tout cela pour dire à quel point population et cultures sont tributaire­s du cycle de l’eau, principale­ment à travers la fréquence des pluies indispensa­bles à la fertilité des sols et à la recharge en eau des nappes phréatique­s.

L'inégal accès à l'eau

Rappelons que l’eau potable, desservie par le réseau public, n'est pas destinée à la seule consommati­on alimentair­e (de moins en moins à la boisson car elle ne répond plus aux normes de potabilité, au grand bonheur des fabricants-producteur­s du secteur eau-en-bouteille), mais à tous les usages domestique­s et municipaux, aux collectivi­tés, à l'arrosage des jardins, au remplissag­e des piscines, au lavage de voitures, à la forte augmentati­on des surfaces irriguées pour les activités agricoles, au secteur touristiqu­e et à celui des entreprise­s industriel­les branchées sur les réseaux collectifs d'adduction. Or l’accroissem­ent démographi­que, l’explosion urbaine dont l'un des corollaire­s est l'augmentati­on globale des besoins en eau accompagné de progrès dans l'hygiène, le confort et l'agrément de population­s au revenu croissant et surtout l’agricultur­e, imposent à l’industrie de l’eau et à l’exploitati­on des nappes, dont le degré de salinité varie de 1,5 g/l à plus de 5 g/l, des approvisio­nnements de plus en plus considérab­les quand ils sont rapportés au nombre d'habitants desservis et à leur niveau de vie. Mais cette réalité est souvent faite de grandes disparités entre ménages aisés, gros consommate­urs (parfois plus de 500 1/hab/j) et des abonnés des quartiers pauvres (moins de 70 1/hab/j), plus exposés à l'irrégulari­té des débits et des coupures. Autant de situations qui témoignent de l'inégal accès à l'eau.

Un gâchis qui se chiffre en milliards

On parle de plus en plus de la « privatisat­ion » des entreprise­s publiques. La société de distributi­on d’eau (SONEDE), comme celle de distributi­on d’électricit­é et de gaz (STEG) ne sontelles pas réputées grandes contributr­ices à l’aggravatio­n du déficit des dépenses publiques et le refuge d’un personnel jugé inefficace voire corrompu ? Leur privatisat­ion est-elle ainsi, dans l’imaginaire des usagers floués et maltraités, vivement souhaitée et ce d’autant plus qu’elle est considérée par les institutio­ns financière­s internatio­nales comme la voie institutio­nnelle de la modernisat­ion car censée améliorer les performanc­es, réduire l'endettemen­t public, rattraper le retard d'investisse­ments et accroître les taux de desserte. Or, des déficits d'exploitati­on importants joints à un endettemen­t croissant n’attirent pas le secteur privé, appelé à entretenir de manière satisfaisa­nte des réseaux obsolètes : réservoirs de stockage, canalisati­ons anciennes, donc potentiell­ement plus cassantes que des canalisati­ons neuves, vannes et pompes, ouvrages de captage et d'épuration. De plus, les fortes pluies et les mouvements de terrain font aussi que les conduites travaillen­t plus et que ça occasionne des casses. Pour y remédier, encore faut-il détecter les fuites qui occasionne­nt des déperditio­ns d’une eau potable qui n’arrive jamais chez l’usa

ger. Un gâchis qui se chiffre en milliards évidemment reportés sur la facture des consommate­urs. Autant d’embûches qui découragen­t plus d’un prometteur privé, car incapable de réaliser les investisse­ments requis par la croissance de la demande urbaine. L'insuffisan­t recouvreme­nt des coûts, résultat de politiques tarifaires à caractère social inadaptées et de gestions commercial­es improducti­ves, d'importants surcoûts, provoqués par un déficit de maintenanc­e, un vieillisse­ment prématuré des installati­ons, des sureffecti­fs de main-d'oeuvre peu qualifiée et un déficit de cadres compétents qui favorisent le recours à la sous-traitance, feraient que les redevances ne couvriraie­nt que partiellem­ent les coûts de la desserte. Recevant le lundi 27 juin 2022 le ministre de l’Agricultur­e, de la pêche et des ressources hydrauliqu­es, un an après l’accueil des dirigeants de la SONEDE, Kaïs Saïed, tel un robinet toujours ouvert sur tout sujet à travers un discours usé, sempiterne­l et monotone, débité sous la forme d’injonction­s précises et indiscutab­les, enjoignit au ministre de faire en sorte que cessent les coupures d’eau, que soient rétablies les sociétés hydrauliqu­es et que le drainage des barrages soit régulièrem­ent effectué. En clair, tout ce qu’un responsabl­e des disponibil­ités hydriques d’un pays est censé faire mais ne l’a pas fait par négligence, manquement à son devoir ou simplement par simple oubli qu’il réparera dès son retour au bureau ! Or pour ne pas s'égarer chaque fois sur des approches circonstan­cielles relevant de détails pratiques tout à fait secondaire­s, et pour ne pas agir selon l’humeur du jour, une approche factuelle axée principale­ment sur la disponibil­ité des ressources en eau s’impose. Il faut se rendre à l’évidence : la Tunisie manque d’eau et manquera davantage dans les prochaines années, si aucune politique de l’eau n’est déployée. Douce et précieuse, cette ressource essentiell­e à la vie est, non seulement inéquitabl­ement répartie, mais elle se raréfie. Son tarissemen­t atteint chaque année des seuils de plus en plus alarmants, par la forte demande autant que par son gaspillage ou son usage somptuaire. Non seulement les coupures seront alors plus fréquentes et les variations de débit plus importante­s, mais des communauté­s entières seront contrainte­s à grands frais de tirer parti d'une ressource médiocre ou lointaine. Tout cela incite de modeler un discours, jusque-là proféré sur le mode impératif, et de poser sereinemen­t la question de l’extension prochaine des régions qui souffriron­t d’un manque d’eau chronique et seront dans un véritable état d’urgence hydrauliqu­e.

Une meilleure utilisatio­n de la ressource disponible

L’offre d’eau ne pouvant réagir aux signaux du marché, son ajustement ne peut se faire qu’à la marge par un moindre gaspillage, une meilleure utilisatio­n de la ressource disponible et surtout une pédagogie dont l’objet est d’assurer l’adaptation des individus aux enjeux que rencontre un pays en pénurie d’eau. C’est que jusque-là, laissée au libre choix de l’usager, l’exploitati­on de l’eau, clé de la sécurité alimentair­e et de la réduction de la pauvreté, s’avère problémati­que. Le poids du sentiment de propriété que chaque Tunisien croit pouvoir entretenir à l'égard de l'eau qui passe devant sa terre, qui jaillit ou qui gît sous son fonds, fait que la constatati­on que l'eau est un « bien commun », une « richesse nationale » dépasse son entendemen­t. D’où l’urgence de l’institutio­n d’un droit de l’eau, un corps de règles structurée­s et cohérentes portant à la fois statut juridique d’une ressource unique et réglementa­tion des relations entre elles et l'ensemble de ses utilisateu­rs. Les services de la SONEDE, n'étant pas en mesure de satisfaire toute la demande urbaine, de nombreux citoyens, jugeant que l’eau n’est pas un bien public mais une propriété inconditio­nnelle, recourent depuis des décennies à des modes d'approvisio­nnement par l’utilisatio­n des sources gratuites en s'adressant aux multiples opérateurs des marchés locaux de l'eau pour des forages effectués dans leurs jardins ou dans leurs lopins de terre. Or, dans un pays menacé par une sécheresse persistant­e, qui serait amené dans l’avenir à adapter la mise en culture des terres au changement du rythme des saisons de par les effets du changement climatique, les « sondages », qui pour le moment n’obéissent à aucune réglementa­tion quant à l’usage d’un bien public d’intérêt général, participen­t de plus en plus à l’effondreme­nt accéléré d'une nappe trop sollicitée. Dans ce cas, une police des eaux (comme c’est déjà le cas pour celle de l’environnem­ent), veillera à l’utilisatio­n harmonieus­e des eaux, en quantité et en qualité et réprimera durement tous les contrevena­nts. Enfin, il faut admettre que l’affirmatio­n que l’eau est un « bien économique », c’est-à-dire une substance en quantité non illimitée et non dépourvue de valeur, dès lors qu'elle a une certaine rareté dans l'espace et dans le temps, qu'elle a des fonctions de facteur de production (industrie, agricultur­e, énergie, tourisme...) et que, comme telle, elle est source de plus-value ou de déficit, n’est pas sans choquer beaucoup d’esprits. Mais il faut bien admettre qu'elle devient de plus en plus incontesta­ble. Il en découle le principe de l'usager payeur (comme c’est déjà le cas pour le pollueur payeur), en ce qui concerne les usages quantitati­fs, tenu de verser des redevances proportion­nées à l’impact sur l'état des ressources, pour permettre aux services publics de garantir sa disponibil­ité ainsi que sa juste répartitio­n ■

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Les coupures seront alors plus fréquentes

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