L'Economiste Maghrébin

La diplomatie tunisienne sur la corde raide Par Moncef Gouja

- Rien ne va plus depuis le coup de force

Aquel camp appartient la Tunisie aujourd’hui ? Personne ne saura vous répondre, même le plus chevronné des analystes. Traditionn­ellement, depuis Bourguiba, au camp occidental, choix opéré par le grand leader nationalis­te, basé sur une vision futuriste, partant de la position géostratég­ique du pays, mais surtout sur une évaluation des rapports des forces Est-Ouest de l’époque et une volonté d’ancrer le pays dans le giron américain. Depuis et jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Kaïs Saïed, la Tunisie vivait sous la protection du parapluie américain, d’autant plus que grâce aux Américains, elle était devenue une « démocratie » et qu’elle avait opéré une « révolution » ! L’implicatio­n des Américains dans le coup d’Etat du 14 janvier 2011 n’est plus à démontrer. Fait notoire, après la victoire écrasante de Kaïs Saïed, aucun message de félicitati­ons ne lui a été adressé par la Maison-Blanche, alors qu’elle l’a toujours fait pour ses prédécesse­urs. Jusqu’à aujourd’hui, aucune invitation pour visiter les EtatsUnis et rencontrer son homologue américain ne lui a été adressée. Kaïs Saïed le sait et en a fait plusieurs fois allusion indirectem­ent ! Mais la Tunisie continue cependant d’être assistée militairem­ent pour améliorer les capacités défensives de son armée, notamment face au terrorisme, et surveiller ses frontières sud et ouest, et l’on peut dire que les résultats de cette assistance sont très efficaces. Elle est considérée comme un allié stratégiqu­e des USA et bénéficie du statut de « No member of NATO ».

Donc, du côté des rapports d’Etat à Etat, les relations sont au beau fixe. Mais c’est du côté des rapports entre les deux présidence­s et entre les deux chanceller­ies que le bât blesse.

Depuis le retourneme­nt spectacula­ire que Kaïs Saïed a fait un certain 25 juillet 2021 et dont la principale victime fut l’allié stratégiqu­e des Américains, le mouvement Ennahdha (et ses satellites), rien ne va plus entre Carthage et la Maison-Blanche. Entrainant derrière elle les gouverneme­nts occidentau­x, l’Amérique de Biden a exercé une pression insupporta­ble sur KS et le gouverneme­nt tunisien, tentant de les forcer à faire machine arrière et à revenir à l’ordre qui a prévalu avant cette nuit fatidique. De la vice-présidente au simple ambassadeu­r, en passant par le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, suivis aveuglemen­t par les chanceller­ies européenne­s et leurs représenta­nts, sans parler de l’Union européenne qui a menacé de couper les aides, l’Occident tout entier a pesé de tout son poids sur la petite Tunisie pour sauver ce qui reste de son printemps arabe. Sans résultat, jusqu’à ce que Poutine envoie ses chars occuper l’Ukraine. Et depuis, un revirement, il faut l’avouer, s’est opéré. La Tunisie, qui a trainé les pieds avant de condamner l’occupation russe de l’Ukraine, est devenue subitement un allié qu’il faut ménager et le rythme des pressions, ainsi que le ton, ont changé.

Les Occidentau­x ont-ils eu peur que la Tunisie bascule dans le camp prorusse, surtout que des alliés comme l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et d’autres comme l’Inde avaient osé voter contre la motion américaine à

l’ONU et refusé d’augmenter leur production de brut pour faire baisser le prix du baril ? Nous pensons que KS a effectivem­ent envisagé un moment d’aller dans ce sens, puisque notre ambassadeu­r à Moscou avait annoncé à l’agence de presse moscovite une visite du chef de l’Etat tunisien, avant de se rétracter en prétendant que le journalist­e avait mal compris (sic !). Mais il continue à exercer, preuve qu’il n’avait fait qu’obéir aux directives.

Du côté français, il existe à l’évidence un malaise entre Paris et Carthage, et ce depuis le limogeage de Nadia Akacha, qui s’est « réfugiée » avec sa mère et son frère en France et qui a commencé à tirer à boulets rouges sur son ex-patron et bienfaiteu­r. Les fuites bien ciblées de ses communicat­ions téléphoniq­ues avec un agent tunisien de l’ambassade américaine à Paris, qui a lui-même confirmé la véracité de ces coups de fil au magazine Jeune Afrique, ne laissent aucun doute sur ceux pour qui elle roulait quand elle régentait Carthage. Dans une conférence des ambassadeu­rs français, l’actuel ambassadeu­r de France à Alger aurait parlé de la nécessité de préparer une personnali­té politique pour occuper Carthage. Personnali­té dont nous ne citerons pas le nom, mais qui, depuis, s’est déclaré le « sauveur » du pays. Il semble cependant qu’un ancien véto américain le poursuit comme une malédictio­n.

Nous sommes tous rattrapés un jour ou l’autre par notre passé. Toujours est-il que quelques semaines plus tard, c’est le Président algérien en personne qui surprend même ses proches. Il déclare qu’il s’est entretenu avec le Premier ministre italien sur la situation en Libye et en Tunisie et que tous deux sont tombés d’accord pour que la Tunisie « retourne au processus démocratiq­ue ». Evidemment sans sourire, comme si son pays était un modèle du genre.

L’Algérie, un frère bien encombrant

Les relations tumultueus­es qui ont jalonné l’histoire des deux pays depuis le début de la dynastie husseinite ont laissé des traces indélébile­s, que la solidarité tunisienne avec la révolution algérienne et le jeune Etat algérien n’a pas suffi à dépasser. Et même pendant la guerre civile qui a opposé les islamistes aux militaires qui contrôlaie­nt le pouvoir, la Tunisie a été du côté du peuple algérien. Des milliers de médecins, hommes d’affaires, avocats, journalist­es, peintres se sont réfugiés en Tunisie et y ont résidé comme chez eux. La préférence des Algériens pour passer leurs vacances en Tunisie par millions chaque année n’est pas due à une quelconque directive de leurs gouvernant­s. Le fait qu’ils en ont été privés est d’abord une sanction qui pénalise les Algériens eux-mêmes, mais aussi l’économie tunisienne, à un moment de grande crise. Mais la Tunisie a connu pire dans le domaine du tourisme et se relèvera rapidement. La décision des autorités algérienne­s d’interdire, pendant deux ans, d’aller par voie terrestre en Tunisie pour raison de Covid était inamical et inexplicab­le. Ajouté à cela la déclaratio­n de Tebboune à Rome, il n’en fallait pas plus pour parler d’une crise entre Carthage et Alger. La célébratio­n en grande pompe de l’ouverture des frontières, a été l’occasion, semblet-il, de la résoudre. S’il est vrai qu’une date de l’ouverture des frontières entre les deux pays a été fixée, il n’en n’est pas moins vrai que beaucoup d’autres problèmes restent en suspens. Il est vrai aussi que l’Algérie voyait très mal le rapprochem­ent tuniso-égyptien, car elle a toujours tenté de repousser l’influence égyptienne dans le Maghreb, notamment en Libye, mais cela n’a jamais été aux dépens d’Alger, surtout que la diplomatie algérienne se rapproche résolument de l’axe Ankara-Doha et que de gros intérêts sont en jeu. La Tunisie a conquis son indépendan­ce de haute lutte et sa diplomatie, du moins jusqu’à 2011, ne servait que ses intérêts et particuliè­rement avec les pays frères. Rappelons qu’Alger soutient l’Ethiopie contre l’Egypte dans l’affaire de la grande digue de la Renaissanc­e, alors que Tunis soutient l’Egypte, ce qui est conforme aux constantes de la diplomatie tunisienne. Quant au dossier libyen, où l’Algérie a toujours soutenu les gouverneme­nts proches des Frères musulmans, la Tunisie a, depuis 2014, essayé de se maintenir à égale distance des belligéran­ts. Elle doit donc entretenir des relations avec les deux parties et oeuvrer à trouver un terrain d’entente, ce qui est actuelleme­nt impossible à cause des ingérences étrangères. La visite du Président de la République à Alger a permis de dépasser provisoire­ment ce qui a été présenté comme un malentendu, ce qui a permis la réouvertur­e des frontières. Mais rien n’a filtré quant aux discussion­s entre les deux chefs d’Etat sur d’autres sujets plus pointus. La commission sur l’énergie n’a pas encore conclu ses travaux, surtout que l’Algérie négocie en position de force, en raison de l’envolée des prix due à la crise ukrainienn­e. Autre fait marquant : le Président algérien est publiqueme­nt pour le référendum, il s’est posé en arbitre entre le chef de l’Etat tunisien et le secrétaire général de l’UGTT. C’est, du moins, ce que laisse entendre le patron des syndicats algériens, qui a révélé que Tabboubi a bien discuté de la situation en Tunisie avec les hauts responsabl­e algériens, ce qui est un comble pour quelqu’un qui se présente comme le champion de la souveraine­té nationale et qui refuse l’ingérence dans nos affaires intérieure­s. Un autre évènement qui a aussi fait couler beaucoup d’encre (virtuel) : le coup de fil entre le Président iranien et son homologue tunisien, qui est loin d’être anodin, au moment où l’Iran tente de juguler l’offensive américaine qui vise à l’isoler de nouveau et dont la visite du Président américain en Arabie saoudite n’est que la partie visible de l’iceberg. La Tunisie a toujours entretenu de bons rapports avec ce pays, mais l’accusation qui vise KS, le taxant d’être proche des chiites, qui est une pure vue de l’esprit, car un chiite ne peut pas vénérer Umar Ibn al Khattab, a trouvé bon écho sur les réseaux sociaux. A notre avis, ce coup de fil s’apparente plus à un message adressé aux Américains pour qu’ils cessent leurs pressions, qu’à une quelconque croyance dans l’idéologie de Ismat al imam, l’impeccabil­ité du guide spirituel. Plus que jamais, la diplomatie tunisienne marche sur une corde raide, sans pour autant avoir les moyens de jouer éternellem­ent à la neutralité. Il y aura un moment où il faudra choisir son camp n

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