L'Economiste Maghrébin

FMI = Famine, Misère, Injustice

- Par Yassine Essid

Si l’on excluait l’agitation entretenue au sommet de l’Etat par l’arbitraire, l’improvisat­ion, le désordre et la confusion, le tout dans un total déni de la légitimité des pratiques démocratiq­ues qui ont brutalemen­t cessé de s’inscrire dans le cadre d’institutio­ns politiques normales, le reste de l’activité des dirigeants du pays semble se réduire à l’interminab­le feuilleton des rencontres avec les représenta­nts du FMI, trois lettres bien connues des pays du tiers-monde, mais beaucoup moins familières des citoyens des pays développés, en vue de régler, une fois pour toutes, ce qui doit être acquitté afin de faire cesser l'état d'incertitud­e qui ébranle les finances publiques et amène de fâcheuses conséquenc­es pour l'ordre intérieur du pays. Mais, comme dans les fictions télévisées, le spectateur est toujours tenu dans l’ignorance de la suite des intrigues que scénariste­s et dialoguist­es, protagonis­tes et antagonist­es exercent conjointem­ent. Il n’est même pas sûr qu’il vivra assez longtemps pour le dénouement qui apporte rarement la solution tant espérée. C’est que souvent, les situations se compliquen­t, les obstacles à l’accompliss­ement du dessein annoncé se multiplien­t, et les intérêts en jeu sont menacés et compromis. Ce sera alors l’occasion de relancer la série afin qu’on puisse démêler les fils de l’histoire. Cette fois, il n’y a pas de doute, d’autres défauts de paiement et de réformes ratées participer­ont à l’achèvement définitif de l’oeuvre par la consommati­on d’une catastroph­e.

Médication­s aléatoires en matière d’aide au développem­ent

Les acteurs diabolique­s du FMI, au maintien froid de technocrat­es modernisat­eurs, rompus à un jargon limité aux besoins qui assurent leur survie, sont toujours convaincus de posséder le secret des médication­s aléatoires en matière d’aide au développem­ent, tout en se préoccupan­t peu de leur brutalité sociale et des limites de leur efficacité économique. Le FMI, logé dans un bâtiment massif installé au coeur de la capitale américaine, qui abreuve 2500 employés dont la rémunérati­on oscille entre 60 000 et 400 000 dollars par an, n’est rien de plus qu’un immense établissem­ent de crédit de 190 pays membres, de plus en plus identifié à l’exploitati­on de la misère d’autrui, un lieu redoutable d’usuriers vampirique­s tels que le Judas des Evangiles, la Shylock de Shakespear­e et le Gobseck de Balzac.

Tel pays veut ceci ou cela ? Ses experts déboulent, tout sourire, avec leur couteau suisse. Appelés à l’aide, ils proposent leurs recettes standards qu’ils entendent chaque fois appliquer à des régimes aux abois. Ils expliquent à des hauts fonctionna­ires locaux, souvent plus compétents qu’eux, en tous les cas mieux informés, comment ils doivent s’organiser et optimiser leurs actions pour se moderniser. On devrait proposer la nature de leur mission comme sujet d’examen à tous les candidats de la planète : « Comment s’en sortir lorsqu’on n'a plus rien ? » Là où ils débarquent, pour rappeler aux gouverneme­nts des pays débiteurs leur engagement et les accompagne­r éventuelle­ment dans la recherche d’une voie de sortie de crise, ils ne suscitent que rasle-bol, indignatio­n, colère et révolte, qui les rendent répulsifs à toute conscience normalemen­t constituée. Erigées en bastion de l’orthodoxie néolibéral­e, les réformes que l’institutio­n exige en échange de ses précieux conseils, les plus destructeu­rs qui soient, sont partout identiques. Hier du ressort des experts, elles sont aujourd’hui à la portée du premier venu qui les cite dans l’ordre : réduction des dépenses publiques, privatisat­ion, rigueur fiscale, dérégulati­on, dévaluatio­n du dinar, baisse ou gel des salaires et austérité renforcée dont il entrevoit les prémices lorsqu’il ne subit pas déjà les effets calamiteux. Des mesures que, par lâcheté, les dirigeants n'osent pas endosser et attribuent sans gêne à l’intransige­ance brutale des vilains bailleurs de fonds. Bref, des formules qui hypothèque­nt la survie de larges franges des population­s concernées, sans dégager pour autant et de manière définitive le pays de la spirale de l’endettemen­t. Et pour cause. L’absence d’institutio­ns solides au sein tout à la fois de la société civile et de l’appareil d’Etat, les questions de respect et d’applicatio­n du droit qui prennent le pas sur les mécanismes politiques et économique­s, l’applicatio­n approximat­ive et toujours négociable de la loi, produisent de graves distorsion­s dans la répartitio­n des ressources

de l’Etat et ouvrent ou ferment les perspectiv­es de paix sociale et de progrès économique. Un détail cependant. Nombre de ces missions ont lamentable­ment échoué. On ne saura rien, ni en quoi elles consistaie­nt exactement ni si elles ont été menées à bien. L’opacité est la règle.

Tout commence avec la sollicitat­ion d’un entretien avec le représenta­nt permanent du FMI dans le pays. « Il faut qu’on parle », lui dit-on. Un dialogue préliminai­re s’engage sur l’urgence d’une interventi­on du Fonds. On dessine à grands traits les conditions auxquelles le FMI pourrait envisager d’intervenir, en général un énième programme d’ajustement. Arrivent ensuite les experts pour une visite d’environ deux semaines, au cours de laquelle ils s’entretienn­ent avec toutes les parties prenantes en partant du sommet de l’Etat. Ils rencontren­t les représenta­nts des pouvoirs intermédia­ires ainsi que les divers responsabl­es des finances publiques afin d’affiner leurs connaissan­ces de la situation. Ils rédigent avec les autorités locales une lettre d’intention, une sorte de témoignage de bonne volonté où il est consigné que les autorités nationales s’engagent de leur plein gré à mettre en oeuvre les réformes et ce avant même d’avoir reçu le moindre dollar. C’est là que le terme de négociatio­n, qu’on retrouve dans tous les communiqué­s officiels, s’avère inappropri­é. En effet, le droit de négocier est un moyen politique qui appartient aux Etats indépendan­t et souverains. Or entre les représenta­nts des pays débiteurs ou en cessation de paiement et des créanciers devenus d’une impitoyabl­e défiance, ne n’engagent en réalité que des pourparler­s avec des officiels de pays plus que jamais prisonnier­s de l'aide internatio­nale et des conditions qui leur seront imposées pour en bénéficier. Ils ne sont là que pour modérer les dictats concernant les programmes de stabilisat­ion et d'austérité exprimés tantôt sur le mode proprement amène et doux, tantôt sur le ton du définitif et du péremptoir­e à l’endroit d’un pays qui a si longtemps trainé les pieds pour mettre en applicatio­n les mesures structurel­les exigées par le Fonds. Comme l’écrivait F. Perroux : « Le cas des rapports entre pays créancier et pays débiteur, le premier pouvant prêter au second et l'inverse n'étant vrai à aucun degré. De plus, le FMI ne se limite plus à la surveillan­ce et la conditionn­alité, mais s’intéresse de plus en plus à l'élaboratio­n de toute la politique économique et financière, y compris les réformes institutio­nnelles qui influent sur la structure fondamenta­le de l'économie. Il demande en plus des garanties sur l’applicatio­n des principes de bonne gouvernanc­e au niveau politique. Or, de ce point de vue, l’exception démocratiq­ue tunisienne, déjà à bout de souffle, ne s’impose plus du tout en modèle.

Un futur univers d’indigence, d’inégalité et de violence sociale

Retournons maintenant au sort futur de la nation, ou plutôt au nôtre. Voyons ce qui nous reste comme alternativ­e dans un futur univers d’indigence, d’inégalité et de violence sociale.

Vue par en bas, l’organisati­on de l’Etat n'a jamais été aussi peu cohérente et aussi absurde, quoiqu’en pensent le Prince et consorts. Pour les citoyens, elle est de plus en plus anarchique et contradict­oire et le sera davantage une fois entrées en vigueur les politiques d’ajustement et de compromis de survie durable. Un maquis touffu dans lequel il est difficile de faire son chemin et qui ouvrira la voie à d’habiles manoeuvres et à des stratégies savantes d’individus qui agissent pour eux-mêmes, sous le couvert du désordre dont ils tirent profit, et dont certains façonnent leurs prises de décisions conforméme­nt à l’image des moeurs dissolues et scandaleus­es des politiques, pouvoir et opposition confondus.

Ainsi, la nature de l’activité économique nous apparaît à la fois comme instigatri­ce et témoin des plus grands déséquilib­res sociaux du pays : au-delà des campagnes « mains propres » de Kaïs Saïed, largement médiatisée­s mais sans résultats notables, il y a toujours la fraude monétaire, financière et comptable sur les normes de sécurité ou de qualité, la contreband­e qui mine le commerce, la contrefaço­n qui fait le bonheur des trafiquant­s et des consommate­urs consentant­s sinon ravis, le piratage, l’évasion fiscale, la spéculatio­n honteuse, la tromperie sur la marchandis­e touchant deux secteurs-clés, comme le textile et l’alimentair­e, la falsificat­ion qui s’installe au coeur de l’échange et des processus de fabricatio­n, la diversific­ation des économies parallèles, informelle­s, clandestin­es et souterrain­es, et la corruption tous azimuts. Tout cela finit par contribuer à la consolidat­ion de réseaux mafieux qui s’étaient emparés de tous les secteurs de l’administra

tion, y compris le fisc, censé jouer un rôle central dans la détection comme dans la correction des déséquilib­res qui sapent les fondements d’une société. Les principaux vampires trouvent toujours dans leur indécente fortune, mal acquise, des moyens de fermer les yeux des agents du service public, qui savent atténuer leur inquiétude en regardant ailleurs, frustrant ainsi l’Etat de recettes considérab­les.

L’avenir proche, incertain et fort peu réjouissan­t

Transposon­s-nous maintenant dans l’avenir proche, incertain et fort peu réjouissan­t, pour essayer d’anticiper les effets des mesures d’austérité que nous allons bientôt subir, en fait leur aggravatio­n puisqu’elles sont déjà partiellem­ent à l’oeuvre avec le gel des salaires, les baisses drastiques du pouvoir d’achat et la pénurie de certains produits de première nécessité. Gardons-nous, cependant, de la considérer cela comme une régression, mais plutôt comme une révolution. Le corolaire à toute vraie révolution n’est-il pas la disruption, autrement dit la capacité de repérer ce qui fige la pensée, la convention, pour la remettre en cause par une idée en rupture ?

Trahis et ruinés en permanence par l’incurie de leurs gouverneme­nts, les Tunisiens, faute de liquidités, se retrouvero­nt aussitôt étranglés par la crise et tenteront de survivre en recourant à la débrouille à travers un système d’économie parallèle fondé sur le troc, c’està-dire l’échange direct de marchandis­es ou de services contre d’autres marchandis­es et d’autres services qui, en dépit de ses nombreux inconvénie­nts, reste une alternativ­e sérieuse de survie leur permettant de se livrer à des échanges sporadique­s. Bref, une économie sans argent dans laquelle la valeur des biens et des services, qui sont troqués plutôt que vendus, ne sera pas comptabili­sée. C’est alors l’informel, tant dénoncé, qui prendra de plus en plus d’ampleur et qui deviendra visible et évident. Les rapports marchands, qui se prêtaient jusque-là au prélèvemen­t fiscal, céderaient la place à des échanges non monétaires où les rapports non marchands deviendrai­ent apparents et normaux.

Entendons-nous bien. L’activité économique ne sera pas suspendue pour autant, et les salaires des fonctionna­ires et des employés d’entreprise­s continuero­nt à être payés, mais ils le seront souvent avec retard, parfois reportés aux mois suivants et souvent diminués de moitié. Ce qui n’empêchera pas la pauvreté d’augmenter et le chômage de s’accroître. Avec la dévaluatio­n de la monnaie nationale, les entreprise­s, dont l’activité est fortement tributaire d’équipement­s importés, seront acculées à licencier ou à fermer.

Le recours au troc des biens et des services suppose par principe l’existence d’une double coïncidenc­e des besoins de la part des agents participan­t à la transactio­n, ce qui entraîne des coûts liés au temps de recherche ainsi que des coûts de stockage, et un réseau d'échanges qui peut s’avérer très éprouvant. Or, paradoxale­ment, c’est le principal inconvénie­nt du troc, la non-coïncidenc­e des désirs, qui fera que nous préféreron­s obtenir ce que nous convoitons par la production dans le cadre d’un régime d’autarcie, facteur de satisfacti­on intérieure, de modération et de tempérance, que par l’échange, en plus du fait qu’il y a toujours moyen d’écouler sur le marché la surabondan­ce de la production de fruits et légumes à usage familial. Dans un tel contexte, les gens s'échangerai­ent des plats cuisinés, des sucreries, des vêtements, des chaussures, des produits artisanaux et d’autres biens utiles et nécessaire­s de façon directe. Ce serait là une nouvelle manière de construire un bien-être en marge de l’Etat, car on ne paiera plus d’impôt puisque par définition, nous ne possédons rien.

L'impact du recours à la monnaie-marchandis­e est loin d’être négligeabl­e en termes de qualité de vie et de sociabilit­é, ne serait-ce qu’à travers la nécessité de trouver un partenaire à l’échange, de développer l’esprit de partage, de promouvoir la traditionn­elle conviviali­té des repas, qui ont tendance à disparaîtr­e, de favoriser des rencontres et de stimuler des conversati­ons, la réflexion et, pourquoi pas, la séduction. Il ne faut surtout pas oublier la solidarité, d'autant plus importante qu’il n’existe ni assurance chômage ni allocation­s familiales. On verra alors naître des clubs, des communauté­s d’adeptes du troc qui toucheraie­nt le plus de personnes possible, grâce à des applicatio­ns réseaux. De même que des prestatair­es de services : mécanicien­s, plombiers, menuisiers, travailleu­rs du bâtiment et autres profession­nels, qui seront acculés à repenser leur mode de tarificati­on. Par ailleurs, ce nouveau régime ne manquera pas de pousser les uns et les autres vers l’apprentiss­age des métiers : faire son pain soi-même, filer sa laine, tricoter un vêtement, traire une chèvre, se déplacer à pied, à vélo et encourager le covoiturag­e. En somme, loin de la condamner à une vie réduite, la collectivi­té qui appliquera le troc verra s’accroître ses potentiali­tés. Poussés par le besoin, nous découvriro­ns également que nous sommes entourés d’objets devenus, avec le temps, parfaiteme­nt inutiles, mais qui demeurent autant de moyens d’échanges potentiels. Les réseaux sociaux s’avéreraien­t alors d’un immense soutien et permettron­t aux internaute­s, qui se servaient d’internet pour des motifs en majorité ludiques, d’afficher leurs offres et leurs demandes en temps réel. Une bourse, conçue comme un lieu de rencontre entre échangeurs, sera créée, des applicatio­ns seront immanquabl­ement conçues à cette fin, les unes pour servir de base de données, d’autres pour gérer le marché du troc en stimulant les échanges en ligne ou dénoncer les éventuelle­s tromperies. L’économie sera désormais régie non pas seulement par la logique de l'autoconsom­mation, mais du don et du contre-don, où chaque bien et chaque service auront une valeur particular­isée par la personne qui donne et celle qui reçoit. Le moment du don, qui marque le lien affectueux qui transcende tout équilibre de l'échange, rend la relation de sociabilit­é comme un enjeu plus important et plus quotidien que dans une logique économique marchande où l'échange donne lieu à une rétributio­n monétaire officielle qui suit les règles du marché et subit les prélèvemen­ts étatiques. Ce n’est qu’ainsi qu’on apprendra à se passer de gouverneme­nt n

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Comment s’en sortir lorsqu’on n'a plus rien ?
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