Un équilibre fragile qui profite à tous
Joe Biden a effectué une visite cruciale en Arabie saoudite. Il rencontré le Roi Salmane Ben Abdelaziz et le Prince héritier Mohammed Ben Salmane. Un voyage qui marque un revirement dans son attitude envers Riyad.
Les Américains, qui ont oeuvré, durant des décennies, pour établir un environnement qui dépasse la phase des guerres, de la résolution des conflits avec le rétablissement de la paix veulent profiter du contexte pour ouvrir la porte à une nouvelle phase : celle d'une plus grande intégration et normalisation régionales. Mais cela n’a pas empêché les responsables de s’intéresser à deux gros dossiers urgents : l’énergie et l’Iran.
Pétrole : un retour les mains vides
En ce qui concerne le pétrole, il n’y a pas eu d'annonces concernant une hausse de l'offre pendant ou après la visite du Président américain au Royaume. La flambée des prix, quelques mois avant les élections de mi-mandat, a incité Joe Biden à envisager ce voyage en Arabie saoudite et une rencontre avec ses dirigeants. Il y a deux ans, il avait qualifié ce pays d'État « paria » et l'avait critiqué pour son bilan en matière de violations des droits de l'homme. Dans une tribune publiée au Washington Post, le Président a défendu sa décision, écrivant que les « ressources énergétiques du Moyen-Orient sont vitales pour atténuer l'impact de la guerre de la Russie en Ukraine sur les approvisionnements mondiaux ». Mais l'Arabie saoudite, le plus grand exportateur de pétrole brut au monde, n'a peut-être pas la capacité et, surtout, la volonté de puiser davantage dans ses capacités, malgré les appels incessants des grandes nations consommatrices de pétrole. Les États-Unis suivront de près ce qui se passera lors de la prochaine réunion du groupe OPEP+, début août. Avec les Émirats arabes unis, les Saoudiens détiennent la majeure partie de la capacité de réserve mondiale, actuellement très faible. Les experts soulignent également que l'Arabie Saoudite préférerait gérer l'offre de pétrole par le biais des accords OPEP+ plutôt que par des augmentations unilatérales de la production. Elle cherche également à maintenir sa coopération avec la Russie dans le cadre du pacte OPEP+. Conséquence : le prix du pétrole a augmenté après cette visite, contrairement aux attentes et le
Brent a débuté la semaine à plus de 103 dollars le baril.
Iran : la diplomatie toujours préférée
L’autre dossier chaud était celui sécuritaire. Joe Biden a rencontré le Roi saoudien Salman et le Prince héritier Mohammed bin Salman à Djeddah pour renforcer la sécurité d'Israël face à la menace de l'Iran et réaffirmer l'influence des ÉtatsUnis au Moyen-Orient. « Nous n'allons pas laisser un vide au MoyenOrient que la Russie ou la Chine pourront combler », a déclaré le Président aux journalistes après la rencontre, « et nous obtenons des résultats ». Biden s'est rendu directement à Djeddah depuis Tel Aviv, quelques heures après que le Royaume a annoncé l'ouverture de son espace aérien, mettant effectivement fin à l'interdiction des vols vers et depuis l’Etat hébreux. Le geste de Riyad s'inscrit dans le cadre d'un réchauffement plus large des relations entre Israël et une frange du monde arabe qui s'alignent contre Téhéran. Les Américains espèrent que ce geste conduira à terme à une normalisation plus large des relations entre l'Arabie saoudite et Israël. Les deux pays discutent également de l'établissement de vols directs d'Israël à Djeddah pour le pèlerinage de l'année prochaine.
Les discussions ont abordé le sujet des besoins de sécurité de Riyad pour défendre le Royaume, étant donné les menaces réelles ou supposées de l'Iran et de ses mandataires. Biden a annoncé le retrait des forces multinationales de maintien de la paix de l'île de Tiran, dans la Mer Rouge, rendant ainsi son contrôle aux Saoudiens dans le cadre d'un accord que Washington a facilité entre l'Arabie saoudite, l'Égypte et Israël. Il a qualifié cet accord d'historique, transformant un point chaud au coeur des guerres du Moyen-Orient en une zone de paix.
Tiran et Sanafir sont des îles inhabitées, mais stratégiquement situées à l'embouchure du golfe d'Aqaba, qui est délimité par ces trois pays et la Jordanie. Depuis des décennies, ces îles sont la source de conflits entre les quatre nations. Les forces de maintien de la paix, y compris les troupes américaines stationnées à Tiran depuis 1978, se retireront d'ici la fin de l'année, ce qui permettra d'utiliser la zone pour le tourisme.Toutes ces évolutions sont de nature à agacer Téhéran, car elles confirment l’engagement des Américains au profit d’une nouvelle architecture de sécurité régionale. Durant sa visite, Biden a insisté à maintes reprises sur la priorité accordée par son administration à la diplomatie dans le traitement du dossier iranien. Idem pour les Saoudiens.
Pas de guerre à l’horizon
Au terme de cette visite largement médiatisée, il n’y a réellement rien de nouveau. Il n’y aura pas de guerre avec l’Iran, car personne n’en a besoin. Pour la région, les prix actuels de pétrole sont une aubaine et tous les pays en profitent. Les relations avec Israël sont tellement bonnes qu’elles mettent les autres pays arabes, comme la Tunisie, sous pression. Téhéran, pour sa part, a reçu le Président russe Vladimir Poutine trois jours après le départ de Joe Biden d’Arabie saoudite. Un message clair pour dire que la République Islamique n’est pas isolée et qu’elle a des alliés très lourds. La Russie, qui tient toujours bon en Ukraine, et menace de renvoyer le monde dans une récession économique, a des cartes à jouer dans la région, à commencer par la Syrie.
Pour le moment, l’intérêt serait de garder l’équilibre actuel. Les pays du Golfe d’une part, l’Iran d’une autre, tentent de consolider leurs relations avec leurs alliés. Ces derniers se renvoient indirectement les messages à travers le degré d’engagement envers une région riche en ressources naturelles, mais capable de s’enflammer à n’importe quel moment
Lors de la réunion du G7 en Allemagne et du sommet de l’Otan à Madrid à la fin du mois de juin dernier, les États-Unis et l'Europe ont réaffirmé avec force leur soutien à l'Ukraine « aussi longtemps qu’il faudra». Jusqu'à présent, ils tiennent parole et l'argent et les armes continuent d'affluer vers Kiev. Ce n’est pas de gaité de coeur, mais la mort dans l’âme qu’Européens et Américains ont réaffirmé leur soutien politique, militaire et financier au gouvernement ukrainien. La mort dans l’âme, car le constat est clair, limpide et ne souffre aucun doute : plus l’Ukraine reçoit l’aide militaire et financière euroaméricaine, plus elle subit de destructions et perd des territoires.
Un autre constat tout aussi déprimant pour Washington, Bruxelles et l’Otan : les séries de sanctions drastiques sans précédent dans l’histoire contre la Russie ont été contre-productives. Les dégâts occasionnés par ces sanctions l’ont été beaucoup plus pour les économies occidentales que pour l’économie russe. Celles-là ont vu leurs factures de pétrole et de gaz s’envoler, et celleci continue jusqu’à ce jour d’accumuler des recettes d’exportation record. Sur le plan social, l’Occident qui comptait sur l’effondrement de l’économie russe et sur un soulèvement populaire qui chasserait, espérait-il, Poutine du pouvoir, fait face aujourd’hui à un mécontentement croissant des populations dont le pouvoir d’achat est en constante dégradation par une inflation ravageuse.
Malgré l’évidence que les sanctions sont beaucoup plus dommageables pour les Etats-Unis et l’Europe que pour la Russie, les dirigeants occidentaux, américains et britanniques en tête, s’accrochent à l’illusion que l’Ukraine, en poursuivant la guerre, pourrait libérer ses territoires et infliger une défaite à la Russie. La croyance en cette illusion est nourrie par une peur panique, ressentie surtout à Washington et à Londres, de voir Poutine remporter la guerre et imposer sa vue d’un monde multipolaire. Jusqu’à présent, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne préfèrent poursuivre le mirage d’une victoire ukrainienne plutôt que de se préparer aux conséquences de la nouvelle réalité engendrée par les succès militaires continus de l’armée russe.
Sauf que l’état de l’opinion en Europe et outre atlantique n’est plus ce qu’elle était dans les premières semaines de la guerre, quand elle faisait assumer l’entière responsabilité de la guerre à la Russie et approuvait massivement les aides militaires et financières à l’Ukraine.
Une Europe désunie, à mesure que la guerre se prolonge et les économies souffrent
Avec la crise économique, l’inflation qui se rapproche des deux chiffres, la dégradation substantielle du pouvoir d’achat et l’intensification des difficultés quotidiennes des consommateurs, de plus en plus de citoyens des deux côtés de l’Atlantique estiment que leurs dirigeants « accordent beaucoup plus d’attention à la guerre en Ukraine qu’aux problèmes économiques et sociaux que cette guerre a amplifiés ».
Le magazine en ligne « The American Conservative », dans son édition du 7 juillet, fait état d’une enquête d’opinion qui « montre une Europe désunie, à mesure que la guerre se prolonge et les économies souffrent ». Il y a tout lieu de croire en effet que la forte dépendance des pays européens de l’énergie russe finira par pousser plusieurs gouvernements à prendre leur distance avec Washington et Londres et à oeuvrer pour la fin de la guerre.
Selon le magazine américain, il y a « des remous » dans les coalitions gouvernementales en Italie et en Allemagne au sujet de la guerre. De son côté, la Fédération allemande des syndicats tire la sonnette d’alarme : « l’industrie chimique et celle du verre et de l’aluminium risquent de s’effondrer définitivement pour cause de pénurie de gaz ». La première économie européenne, première consommatrice de pétrole et de gaz russes, subit de plein fouet les effets de la guerre d’Ukraine. Habituée à des balances commerciales et budgétaires excédentaires, l’Allemagne vient d’enregistrer son premier déficit en 30 ans. Un choc susceptible de faire réfléchir dirigeants et citoyens sur l’attitude adoptée vis-à-vis de la guerre, de l’Ukraine et de la Russie.
Et de fait, selon un sondage à l’échelle continentale effectué par le Conseil européen des relations extérieures (CERE), « il existe un fossé entre ceux qui souhaitent que le conflit prenne fin dès que possible (camp de la paix) et
ceux qui pensent que la Russie doit être punie et rendre des comptes pour ses violations du droit international (camp de la justice) ».
Par exemple, ce sondage nous apprend que plus d'un quart des Italiens et environ un cinquième des Français, des Allemands et des Roumains, pensent que la responsabilité de la guerre incombe principalement à l'Ukraine, à l'Union européenne ou aux États-Unis. Et lorsque les enquêteurs leur demandent quel est le plus grand obstacle à la paix, plus d'un tiers des Italiens, un quart des Français et des Roumains et un cinquième des Allemands répondent l'Ukraine, l'UE ou les ÉtatsUnis. Conclusion de l’enquête : « Bien que ces chiffres indiquent que les dissidents restent une minorité distincte, leur impact augmente dans les nations les plus grandes et les plus influentes du continent ».
Mais les mauvaises nouvelles pour les va-t-en-guerre de Londres et de Washington ne viennent pas seulement du mécontentement croissant des citoyens. Elles viennent aussi des forums internationaux où Biden & Co. ont échoué à isoler la Russie, en dépit des intenses pressions exercées dans les réunions organisées sous l’égide de l’ONU ou, comme c’est le cas, lors de la récente réunion du G20 en Indonésie.
Les discours prononcés dans ce forum ont exprimé des vues aux antipodes de la détermination de Washington et Londres de faire durer la guerre et entraver tout recours à la diplomatie. « Il est de notre responsabilité de terminer la guerre au plus tôt et de régler nos différends à la table de négociation, pas sur le champ de bataille », a déclaré la ministre indonésienne des Affaires étrangères, Retno Marsudi.
Il va sans dire que ce n’est pas le genre de discours que l’Américain Anthony Blinken et la Britannique Liz Truss aiment entendre ; en revanche, c’est le discours qu’attendait et qu’aimait entendre le Russe Serguei Lavrov. Tous étaient présents à l’ouverture de la réunion des ministres des Affaires étrangères du G20 les 7 et 8 juillet à Bali. Il faut rappeler ici que Washington, Londres et l’Union européenne ont tout fait pour que la Russie soit isolée dans cette réunion et que Vladimir Poutine ne soit pas invité au sommet des chefs d’Etat du G20 prévu en novembre prochain. En vain. La Russie est loin d’être isolée, l’invitation au sommet a déjà été adressée au président russe et les vues exprimées dans cette réunion préparatoire concernant notamment le recours à la diplomatie, sont plus proches de celles de Moscou que de celles de Washington et ses alliés.
De plus, le front des alliés occidentaux a été « mis à mal » pendant cette réunion par le départ précipité de la cheffe de la diplomatie britannique Liz Truss, après l'annonce de la démission de Boris Johnson. De manière inattendue, la classe politique britannique se trouve forcée de se détourner de la crise ukrainienne pour se concentrer sur sa propre crise gouvernementale.
En désespoir de cause, et face à l’échec patent d’isoler la Russie, il ne restait plus au secrétaire d’Etat américain Anthony Blinken que de tenter l’impossible. Au cours de l’entrevue qu’il a eu avec son homologue chinois Wang Yi, en marge du sommet, il lui a demandé tout simplement de « condamner l’agression russe contre l’Ukraine ». Le ministre Wang Yi a dû être éberlué. Peut-être s’est-il demandé si son homologue américain parlait sérieusement ou, ce qui est plus probable, s’il a juste voulu donner la preuve que la diplomatie américaine n’est pas entièrement dépourvue d’humour
Washington, Londres et l’Union européenne ont tout fait pour que la Russie soit isolée dans cette réunion et que Vladimir Poutine ne soit pas invité au sommet des chefs d’Etat du G20 prévu en novembre prochain. En vain. La Russie est loin d’être isolée, l’invitation au sommet a déjà été adressée au président russe et les vues exprimées dans cette réunion préparatoire, concernant notamment le recours à la diplomatie, sont plus proches de celles de Moscou que de celles de Washington et ses alliés.