Un pont trop loin
S'il est une chose que partagent quasiment tous les hommes d’État, au-delà de la nature du régime politique qu’ils représentent, c'est bien leur volonté de laisser une trace dans l'Histoire à travers l'architecture et l'urbanisme. Tous, démocrates et autocrates confondus, ont cédé à la tentation de devenir des monarques bâtisseurs et n’avaient pas d'autre ambition que de devenir soi-même un monument au regard de l'Histoire. Kaïs Saïed est de cette trempe. Après son investiture, les 100 premiers jours écoulés, voilà qu’il annonce, lors d’une interview diffusée le 30 janvier 2020, la création prochaine d’une Cité médicale à Kairouan qui sera bâtie sur une superficie de 550 hectares, abritant toutes les disciplines médicales avec plus de 50.000 emplois à la clé. Bref, un îlot d’ultra-modernité sanitaire dans un océan de misère économique et sociale. Sans prendre aucunement en considération les distorsions entre un futur fantasmé et des conditions de réalisation effectives d’un tel projet, sans prendre la mesure des enjeux réels quant à la coexistence de velléités somptuaires de modernisation avec la déroute de l'État, de sa santé publique et de son système éducatif, Kaïs Saïed, pour mieux entretenir les promesses d’un futur radieux, nous apprend avec force conviction, que le modèle de sa Cité médicale de Kairouan s'avérera être un tel succès qu’il sera dupliqué à l’identique dans d’autres régions du pays.
Un gage d’efficacité
Le 10 juillet 2021, une deuxième annonce du président de la République, impatiemment attendue, nous apprend l’achèvement des études préliminaires. Le passage à la phase 2 est effectué en un temps record, grâce surtout aux efforts déployés par l’institution militaire. Or, à ce stade, rien ne devrait laisser présager de la réalisation d'un plan d’infrastructure. Par ailleurs, la supervision du projet par le ministère de la Défense nationale n’était nullement fortuite. Outre le fait que Kaïs Saïed, une fois élu, s’est retrouvé avec des pouvoirs réduits à seulement deux fonctions régaliennes, le génie militaire demeure dans son imaginaire un gage d’efficacité que justifie une hiérarchie d’hommes d’ordre et de discipline, affectionnant les cadres et les situations nettes propres à répartir les responsabilités de commandement et qui subliment les tâches à accomplir dans la notion de mission. Contrairement à la bureaucratie administrative, pesante et routinière, la hiérarchie militaire accorde une valeur essentielle au respect de la parole donnée et des délais. Rompez !
Mais, saisi par le vertige de la préparation d’une nouvelle Constitution, un acte à la fois hardi et constructif, Kaïs Saïed a vite oublié de passer à la phase 3 pour donner le premier coup de pioche à un méga projet dont le sort est compromis. Quant aux Kairouanais ils ne verront pas de sitôt l’ombre d’une truelle encore moins d’un pot de peinture. S’il existait bien une communauté qui n’est pas touchée par l’incertitude mais plutôt rongée par la passion d’entreprendre et de réussir les paris les plus fous, c’est bien celle des ingénieurs. Ses membres regrettent souvent de ne pouvoir disposer que d'une seule vie pour voir se concrétiser leurs rêves de bâtisseurs de monuments grandioses, d’entrepreneurs de l’impossible. Or, ils se retrouvent égarés dans un pays où toute innovation est perçue comme une provocation, ne suscite aucune reconnaissance, ne fonde aucune réputation personnelle. C’est que leur seul tort est cette volonté persistante qui les anime de répondre aux impératifs professionnels de leur vocation première. D’ailleurs, n’est-ce pas pour cette raison que leur domaine d’expertise, grâce aux méthodes et aux processus utilisés pour mettre la science au service de la technologie, est le seul à relever de ce qu’on appelle le « génie », qu’il soit civil ou militaire ?
Acteurs anonymes du développement
On ne rappellera jamais assez qu’on doit TOUT à ces acteurs anonymes du développement qui, depuis la nuit des temps, bravent les dangers, cassent les montagnes, creusent les canaux, domptent les fleuves, élèvent des digues et des ponts, améliorent les chemins, tracent des autoroutes, développent les transports, favorisent les communications, dans l’unique but de rendre moins pénible l’existence des populations, et de résoudre, non sans un souci de rentabilité économique, des problèmes vitaux : rapprocher les hommes et moderniser la société.
Il ne manquait à ces braves ingénieurs que la volonté politique d’un dirigeant visionnaire qui a une stratégie qui n’est autre que l’incitation à donner suite aux engagements et qu’il est déterminé à appliquer de son propre gré au profit du peuple (qui n’en peut plus). Rassuré enfin sur l’issue d’un référendum qui fera de lui le maître incontesté du pays, Kaïs Saïed a donné, le 19 juillet 2022, et en grande pompe, le coup d’envoi à un autre projet tout aussi ambitieux : le lancement des travaux de la première tranche du nouveau pont de Bizerte, chapeauté cette fois par les fonctionnaires des travaux publics. Il s’agit en
fait d’un vieux projet inscrit dans on ne sait quel cadre du plan de développement de la région qui, faute de financement, roupillait depuis 2013 dans les tiroirs des administrateurs du ministère de l’Equipement. Certes, bien que tout aussi urgente que celle de la Cité médicale, aujourd’hui en déshérence, la construction du nouveau pont de Bizerte a été retenue comme prioritaire pour faciliter la circulation des Hommes et des biens entre les deux rives du canal. Or, eu égard aux coûts élevés, à l’étendue de l’ouvrage et ses ramifications, il y a de fortes chances que sa réalisation s’inscrive dans la trajectoire infructueuse des projets phares laissés à l’abandon.
Un pont est toujours un élément géographique important, qui ne relève pas seulement de la géographie de la circulation mais doit être pris comme facteur essentiel de la géographie de peuplement. Cessant alors d’être un obstacle naturel, le canal de Bizerte sera bientôt vaincu par un pont solide et permanent sur lequel la circulation sécurisée reprendra tous ses droits. On aura ainsi mis fin aux désagréments qu’endurent des milliers de Bizertins avec un pont levant, considéré à l’époque comme un ouvrage d’art à la pointe de la technologie, mais qui est devenu peu compatible avec l’accroissement du trafic puisqu’il permettait à la navigation marine et marchande et à toutes sortes d’embarcations jusqu’aux voiliers de plaisance avec leur mât assez haut, nonchalants par petit temps, de passer en bloquant pour des heures toute circulation motorisée et piétonnière.
On croit souvent avoir tout réglé en invoquant, pour justifier l’opportunité d’un projet hâtif et futuriste et qui se réajuste difficilement aux réalités économiques, les éternels poncifs du développement durable, ou la promotion d’une politique de grands travaux qui constituerait l’ébauche d’une relance de l’économie régionale. Autant d’expressions figées et de formules toutes faites qui, par les temps qui courent, les rapprochent de la magie.
Métaphore politique
Mais si l’intérêt accordé par Kaïs Saïed à ce projet d’architecture monumentale participe à l'instauration d'une société propre à faire le bonheur des Hommes, tout autre est le rôle prêté à cet édifice qui convint tout naturellement aux aspirations fondamentales de cette période charnière. En effet, appliqué à la situation politique présente, il constitue l’un des développements les plus cohérents des rapports entre l’architecture et la politique. Compris comme métaphore politique, l’ouvrage ne se limite pas au développement régional, mais constitue un symbole de traversée initiatique, préfigure une nouvelle transition sous l’égide d’un Président qui n’a de cesse d’affirmer sa volonté de reconstruire un véritable État de droit et de mettre en place des politiques publiques en faveur de l’égalité, de la justice sociale et de l’équitable répartition des richesses, tout en abrogeant les fondements même de la démocratie.
La double nature du pont n’est-elle pas d’être à la fois barrage et cheminement transversal qui lui assure une pérennité dans le paysage physique autant que politique qu’il est aisé de reconnaître au travers de son évocation ? Au même titre que la vision de l’Histoire, clairement ordonnée de Kaïs Saïed, dans la mesure où pour lui la perfection et l’ordre sont pleinement identifiés, le pont de Bizerte se présente avant tout comme un dispositif traversant qui possède son propre cheminement. Il est la réponse apportée par l’Homme au franchissement des obstacles les plus inexpugnables. Mais si le pont est une traverse, il n’en reste pas moins qu’il n’est pas seulement un moyen simple de franchir la mer ; encore faut-il qu’il prenne des assises solides, qu’il s’accroche aux deux rives reliées. Il en va de même du mode de gouvernement de tout État souverain qui a besoin de part et d’autre du spectre politique d’assises institutionnelles et financières solides pour étayer l’édifice du changement. Autrement, il se heurtera à la cruauté du réel.
Cité médicale de Kairouan, pont de Bizerte et d’autres lubies d’enfant gâté seront bousculés par leur faible degré de priorité, le manque de ressources et les saupoudrages de l’assistance internationale. C’est ainsi que les projets les plus fous ne verront jamais le jour et finissent dans des actions perdues dans l’espace, puis, définitivement, dans le temps n