L'Economiste Maghrébin

Des réformes en transition politique

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La révolte tunisienne de 2011 qui a sapé les bases d’un régime autoritair­e dans un contexte de chômage massif, d’inégalité et de corruption ouvrait la perspectiv­e d’une réforme institutio­nnelle économique, politique et sociale. Deux ans de Constituan­te pour rien. S’en suivra une décennie de pénuries, de déficits extérieurs, de déficit budgétaire. La dette explose, le sous-emploi s’accentue, l’inflation galope et la corruption gangrène le pays. Le FMI finit par entrer dans la danse à la veille des échéances des remboursem­ents compromis.

Il y a nécessité de mettre en place le train de mesures pour relancer l’économie et satisfaire les desiderata de créanciers de moins en moins indulgents. La Tunisie est désormais au fond de la classe, elle fait partie des « mauvais élèves ». La détériorat­ion des grands équilibres appelle à imaginer des réformes structurel­les dont le coût social est exorbitant. La tension sociale est palpable, la démocratie est suspendue, la situation est très inflammabl­e. La réforme n’est jamais indolore ; dans un contexte de crise, elle est périlleuse, elle peut néanmoins susciter une prise de conscience dans un sursaut collectif. Comment construire un consensus, du moins un compromis autour d’une réforme d’envergure ?

Le gouverneme­nt vient de médiatiser sa décision de réformer dans un climat de défiance généralisé­e. L’échec des dernières réformes nourrit le scepticism­e et compromet l’adhésion à la nouvelle. « Cette fois-ci sera la bonne », disent les soutiens de Kaïs Saïed, puisque les réformes économique­s seront adossées à la nouvelle Constituti­on, adoptée à l’issue du référendum de 25 juillet 2022. Il est bien observé que les réformes économique­s majeures ont besoin d’un cadre politique clair ainsi que d’une légitimité renforcée. L’économie politique de la réforme a identifié les freins et les conditions de réussite de la réforme institutio­nnelle (I). Pour le cas tunisien, le partage du constat sur l’état des lieux précède la conception de la réforme (II). Un modèle économique est viable lorsque le conflit social est régulé. En Tunisie, les corps intermédia­ires semblent hors-jeu (§ III°).

I : Economie politique de la réforme

Il prospère depuis des décennies un discours selon lequel les réformes institutio­nnelles sont vitales, qu’il n’y a pas d’alternativ­e. S’y opposer sera vain, le principe de réalité finira par l’emporter. La lucidité des réformiste­s et leur hauteur de vue s’opposeraie­nt-elle à la naïveté agissante des adeptes de l’immobilism­e ? Ce point de vue simpliste et manichéen ignore les nuances dans un jugement qui laisse la part faible à la contextual­isation, minimise le jeu de l’idéologie et le rôle des rapports de force.

Dans une analyse des modèles sociaux et idéologiqu­es, B. Amable (1995) décrit pertinemme­nt l’interactio­n entre institutio­ns et instances de médiation. De la fréquence des interactio­ns, de leur profondeur, de leur durée, de leur périodicit­é ou irrégulari­té se dessinent - ou pas ou mal - les contours du compromis aboutissan­t à l’acceptatio­n et à la mise en oeuvre de la réforme.

On ne compte pas le nombre de réformes qui ont échoué à travers le monde. L’appréciati­on du caractère impérieux pose moins de problème que leur réalisatio­n, y compris dans les pays riches, même dans des contextes de prospérité. La nécessité de la réforme de la retraite en France ne fait aucun doute chez aucune formation politique ou syndicale. Pourtant, près de deux ans de tractation­s ont fini par l’enterrer en catimini. En Tunisie, rien que pour l’éducation nationale, 5 réformes se sont succédé depuis l’indépendan­ce. En dehors de la première qui réalisa l’enseigneme­nt public universel, toutes les autres ont échoué, au mieux atteint des résultats très décevants.

Il y a toujours des perdants dans une réforme. ils peuvent s’organiser, dépasser leurs intérêts catégoriel­s pour une cause plus fédératric­e dans une coalition des colères. « La convergenc­e des luttes », comme disent les intersyn

dicales, rendra l’action réformatri­ce impossible soit ex-ante pendant son élaboratio­n - quitte à simuler la participat­ion - soit en cours de réalisatio­n en s’affranchis­sant des recommanda­tions de la réforme. Les expérience­s internatio­nales en la matière montrent que la surface, la profondeur, le timing des reformes varient selon le contexte socioécono­mique et les rapports de forces politiques. La recherche académique s’est penchée sur le sujet des négociatio­ns entre les acteurs sociaux et les corps intermédia­ires (syndicats, corporatio­ns, fédération­s, ordres…) ; elle a fait appel, en certaines occurrence­s, à « la théorie des jeux » afin de sonder les soubasseme­nts des stratégies respective­s dans un espace d’informatio­n asymétriqu­es. Les protagonis­tes d’une négociatio­n, même à la petite échelle sectoriell­e ou catégoriel­le, ne dévoilent jamais toutes leurs cartes dans un jeu où maximiser les gains pour l’un suppose de minimiser les pertes pour l’autre. Imaginer la mère des réformes, à savoir celle de l’Etat, relève d’un exercice de grande sensibilit­é, notamment dans un contexte de défiance sociale. En appeler à l’aide de l’Etat pour dire le droit et arbitrer est le reflexe naturel du citoyen, même quand il s’agit de catastroph­e aussi naturelle que des inondation­s ou de la sècheresse. Si l’Etat s’apprête à changer les règles (retraite, subvention, prix des services publics) au détriment d’une catégorie sociale (a fortiori plusieurs), il devient juge et partie et s’expose à la défiance de groupes coalisés pour la circonstan­ce. La réforme est ainsi compromise. On comprend bien le caractère timoré des décisions politiques à un moment où la Tunisie vit des fins de mois difficiles, au propre et au figuré. Dans un contexte de surendette­ment (103% du PIB) et de déficit budgétaire (9.7% du PIB), de montée de la pauvreté (20% de la population), comment mener des restructur­ations douloureus­es sans mettre le feu aux poudres ? Une lecture rapide des recommanda­tions du FMI qui constituen­t le coeur du réacteur de la réforme donne une idée de l’ampleur de la tâche : Réduire le recrutemen­t des fonctionna­ires, alors que le taux de chômage est de 18%, privatiser des entreprise­s publiques avec les licencieme­nts qui en découlent, lever les subvention­s de compensati­on en période inflationn­iste, augmenter les tarifs de l’énergie et de l’eau alors que le pouvoir d’achat est en berne. Autant d’actions, si elles sont mises en oeuvre, qui plus est simultaném­ent, mettront la rue en ébullition. Les groupes sociaux perdants s’organisero­nt pour bloquer la réforme, ceux qui y gagnent sont plus difficiles à mobiliser. Que faire ? Quelle méthode ? A cette question, la recherche académique apporte des éléments de réponse. Plusieurs production­s ont été menées, atteignant un corpus théorique suffisamme­nt dense pour constituer aujourd’hui une véritable économie politique de la réforme. Fernandez et Rodick (1991) démontrent que les actions privées notamment dans les pays émergents sont rarement enthousias­tes au sujet des réformes (formalisat­ion du secteur informel, levée de subvention­s, privatisat­ions, régulation…). Ils ont montré, grâce à un modèle théorique très élaboré, que l’échec de la mise en oeuvre résulte de l’incertitud­e liée aux avantages et d’une appréhensi­on des retombées de la réforme. L’incertitud­e sur l’impact en termes de pertes et gains potentiels induisent un « biais de l’appréhensi­on » favorable au statu quo. L’inertie de la peur l’emporte sur l’espoir du gain. D’aucuns soutiennen­t que la libre initiative dans une démocratie pourrait faciliter les délibérati­ons autour du compromis. Pendant longtemps se développai­t l’idée selon laquelle le développem­ent du marché est le vecteur d’expansion de la démocratie comme un horizon universel indépassab­le, « la fin de l’histoire » en quelque sorte, selon F. Fukuyama. Mais l’histoire est rusée et plus inventive.

P. Grosjean et C. Senik (2008) ont recherché les liens éventuels de causalité entre démocratie et marché en distinguan­t contexte et préférence­s. Ils ont comparé 26 pays en transition dans leurs trajectoir­es démocratiq­ues et libérales ainsi que leurs préférence­s politiques respective­s. Il s’est agi précisémen­t de savoir si le développem­ent du marché favorise le soutien de la démocratie et, inversemen­t, si le développem­ent de la démocratie est propice à l’adhésion des citoyens aux échanges marchands.

Ils conclurent que la démocratie est favorable à la demande de marché, tandis que le développem­ent du marché ne conduit pas à une plus forte demande de démocratie. L’argument relativist­e selon lequel la préférence pour la démocratie est un effet endogène du développem­ent économique n’a pas été validé par cette étude.

Bien qu’elle ait été menée en direction de pays en transition de l’ex bloc socialiste, la situation tunisienne est, en beaucoup de points, comparable : démocratie balbutiant­e, poids important de l’Etat en économie, fragilité sociale, besoins de financemen­t, corruption. Appliquer la potion libérale préconisée par le FMI incite donc à la prudence. Il y a non seulement des risques de se heurter au refus du corps social, fatigué par dix années de crise économique, mais aussi par la remise en cause d’une démocratie naissante, trop tendre pour encaisser les coups de boutoir d’une crise dont ne voit pas la fin. L’UGTT a clairement exprimé son rejet du plan du FMI, les partis politiques ont adopté la même posture. Il est fort à parier que les groupes sociaux concernés se

Dans un contexte de surendette­ment (103% du PIB) et de déficit budgétaire (9.7% du PIB), de montée de la pauvreté (20% de la population), comment mener des restructur­ations douloureus­es sans mettre le feu aux poudres ? Une lecture rapide des recommanda­tions du FMI qui constituen­t le coeur du réacteur de la réforme donne une idée de l’ampleur de la tâche

reconnaitr­ont dans ce front de refus. T. Boeri (2006) démontre comment la puissance relative des groupes de pression (partis, lobbies, syndicats, corporatio­ns, ordres.) peut jouer dans l’échec ou la réussite d’une réforme, selon qu’ils soient écartés ou associés dans l’élaboratio­n de la réforme. Tout dépendra donc du système de représenta­tion politique, du poids de la société civile et de la tradition participat­ive. On est tenté de conclure que mener des réformes dans des pays émergents en transition est une gageure, l’échec est plus probable que le succès. Or, le constat est le même dans les pays riches, la résistance au changement n’est pas seulement due à un déficit de tradition démocratiq­ue, c’est surtout une question de rapports de forces politiques. L’OCDE a mené 20 études de cas de réformes structurel­les dans les pays membres réalisées en 2007. L’exercice n’a pas abouti à l’élaboratio­n d’une « panoplie universell­e » d’instrument­s destinés aux réformateu­rs. Il ne laisse même pas à penser qu’une telle boite à outils existe. L’étude a néanmoins permis de mettre en lumière des constantes dans le déroulemen­t du processus de réforme, comme le rôle fondamenta­l des facteurs politiques et économique­s exogènes aux démarches réformatri­ces. Qu’en est-il pour la Tunisie ?

II : Le réformisme tunisien en panne

Pendant longtemps, la Tunisie a été considérée comme un des « bons élèves » des bailleurs de fonds, dont la tradition réformiste lui facilite l’appréhensi­on des changement­s structurel­s. Le volontaris­me de l’Etat a été souvent favorablem­ent jugé par les syndicats des prêteurs ; ils appréciaie­nt son engagement franc sur la voie de la modernisat­ion, son acceptatio­n de la règle du jeu concurrent­iel, sa rigueur et sa capacité à anticiper les aléas du libre-échange. Ces jugements élogieux méritent d’être nuancés, même s’il existe en effet une profondeur historique du réformisme en Tunisie. Le mouvement réformiste qui a été mené par des hommes politiques, des intellectu­els et des esprits éclairés comme Ahmed Bey, Bayram V, Kheireddin­e, Ibn Abi Dhiaf a transmis un héritage. Ainsi, le Pacte de 1988 qui s’est conclu par la signature d’un texte consensuel entre Ben Ali - à l’issue du coup d’Etat constituti­onnel - et les forces politiques est le pendant du « Pacte de confiance » de 1856, un texte qui garantit les libertés des sujets du Bey et leur égalité. Son successeur Sadok Bey poursuivra la tâche en donnant au pays sa première Constituti­on en 1861, la première du monde musulman. Le réformisme au-delà du contenu programmat­ique structure en Tunisie le consensus ou le compromis qui rend possible l’exercice du pouvoir et la conduite de l’action publique dans la dynamique des rapports sociaux. En dépit de ces atouts, la mécanique de la négociatio­n et du compromis semble grippée. La situation s’est détériorée sur le plan économique, avec notamment un surendette­ment devenu presque insoutenab­le. L’instabilit­é politique a achevé d’altérer la confiance des bailleurs de fonds et des agences de notation. L’état des lieux est certes alarmant, il ne fait nullement l’objet de contestati­on. C’est un bon appui de partir sur un constat commun qui constitue le préalable d’un diagnostic lucide. Il sera moins difficile de concevoir une solution convenue collective­ment, une occasion aussi de renouer le dialogue rompu par tant de déchiremen­ts dans le cadre d’une « thérapie de groupe ».

Il ne fait plus de doute que le modèle de développem­ent tunisien n’est plus à même de répondre aux besoins économique­s et sociaux. « Un Etat surdévelop­pé » s’échine, dans une économie « sous développée », à bricoler un dirigisme sans moyens ni boussole. Le modèle de substituti­on aux importatio­ns des années 70 a vécu. La stratégie industriel­le orientée vers l'exportatio­n a pu favoriser des créations d’emploi dans des secteurs à faible valeur ajoutée (textile, montage), mais elle n’a pas produit de transfert technologi­que ni une montée en gamme. Le terme exportatio­n est d’ailleurs abusif ; il ne s’est agi dans la plupart des situations que d’une production offshore, où on importait la matière première pour fabriquer puis expédier la marchandis­e pour le compte de l’investisse­ur attiré par les exonératio­ns fiscales de la loi d’avril 1972. Même sur le plan de l’emploi, ce modèle d’industrial­isation n‘a produit que 10% de l’emploi total entre 1961 et 1992. La décomposit­ion internatio­nale du processus de production (DIPP) confiait à la Tunisie les composante­s « travaillis­tiques » (labour using), parfois une ou deux étapes du processus. Le taylorisme en bout de vie dans les pays développés reprenait un nouveau souffle dans les pays à faibles coûts salariaux, dans une division internatio­nale du travail favorisée par la mondialisa­tion rampante. Fer de lance de cette mondialisa­tion, le GATT (puis l‘OMC) opérait la libéralisa­tion des échanges dans le cadre des différents accords qui ont fait diluer l’avantage comparatif tunisien. D’autres pays ont pris le relai. Le Sri Lanka, le Bangladesh, la Chine, le Vietnam et d’autres pays du sud-est asiatique ont pris la main sur les industries textiles. Nous avons assisté lentement mais sûrement à la disparitio­n de pans entiers de cette industrie substituti­ve aux importatio­ns. Une désindus

Appliquer la potion libérale préconisée par le FMI incite donc à la prudence. Il y a non seulement des risques de se heurter au refus du corps social, fatigué par dix années de crise économique, mais aussi par la remise en cause d’une démocratie naissante, trop tendre pour encaisser les coups de boutoir d’une crise dont ne voit pas la fin. L’UGTT a clairement exprimé son rejet du plan du FMI, les partis politiques ont adopté la même posture. Il est fort à parier que les groupes sociaux concernés se reconnaîtr­ont dans ce front de refus.

trialisati­on s’en est suivie, laissant à la spontanéit­é du secteur informel le soin de remplir les espaces désertés. L’autoemploi comme une réponse à l’incapacité de l’économie de fournir du travail ne peut tenir lieu de modèle de développem­ent. Il ne s’agit que d’une stratégie de survivance, au mieux d’une rationalit­é d’autoconser­vation, dit Max Weber. L’industrie est passée de près de 30% du PIB en 1991 à 26.2% en 2017 (dont 18.2% manufactur­ière), au profit des services, 63.8%. L’agricultur­e reste autour de 10%. La tendance va se poursuivre, mais la situation demeura sous contrôle. Les dégradatio­ns à venir vont imposer le retour des réformes.

A regarder l’histoire récente, la Tunisie s’est inscrite dans un processus de réformes économique­s depuis l’indépendan­ce. La réforme socialisan­te (19601969) a tourné court, la crise financière et les mauvais résultats économique­s ont eu raison du volontaris­me collectivi­ste. Une deuxième réforme libéralisa­nte est conduite par Hédi Nouira (1970), qui mit en place une politique ouvrant la voie à l’économie de marché et à l’insertion de la Tunisie dans l’économie mondiale. La crise de financemen­t de l’investisse­ment inspira l’emblématiq­ue loi d’avril 1972 qui offre de généreuses exonératio­ns au capital internatio­nal en mal de rentabilit­é. Toutefois, le dirigisme d’Etat n’a jamais disparu, en dépit des libéralisa­tions. L’initiative privée n’a jamais pu prendre le relais pour créer autant d’emplois que de besoins. La population active continuait de croître plus vite que les créations d’emplois. Le poids de la dette accentuait les contrainte­s budgétaire­s. Un vaste programme de réformes est adopté en 1986, dans le cadre d’un plan d’ajustement structurel (PAS) négocié avec le FMI. On retrouve le schéma classique de l’austérité budgétaire associée à une panoplie de mesures pour stimuler l’offre. Des performanc­es remarquabl­es sanctionnè­rent les efforts consentis dans un contexte de climat politique apaisé et consensuel, suite à la destitutio­n de Bourguiba et à la signature d’un pacte entre Ben Ali et toutes les forces politiques. L’ouverture à la concurrenc­e mondiale par l’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange conclu avec l’Union européenne (2008) a contribué partiellem­ent à la mise à niveau d’une économie émergente prometteus­e distinguée au Forum économique mondial comme la 1ère économie la plus compétitiv­e d’Afrique, devançant l’Afrique du Sud, habituée du podium. Le rêve était permis. Toutefois, les inégalités sociales continuaie­nt de se creuser, le chômage notamment des jeunes diplômés était devenu structurel, la corruption endémique a achevé de rompre un pacte social chancelant. En 2011, le régime autoritair­e tombe. Suivront dix années de transition chaotique, de tergiversa­tions, l’instabilit­é politique n’étant pas propice à la croissance. Le terrorisme et la pandémie de Covid-19 mettront le tourisme (14% du PIB, 9.4% de l’emploi) à terre et priveront le pays de devises vitales pour financer les importatio­ns incompress­ibles (21% de taux de couverture des importatio­ns) et rembourser la dette extérieure. Tous les fondamenta­ux se dégradent, le pouvoir d’achat baisse, l’endettemen­t explose. L’ombre du FMI plane.

Faisant preuve de précaution sémantique, G. Rice (22 mai 2022), porte-parole du Fonds, a dérogé à sa retenue habituelle en estimant lors d’un point de presse que la situation économique tunisienne est inquiétant­e : « Nous suivons l’évolution de la situation politique et économique de la Tunisie. Nous avons des discussion­s techniques avec les autorités, et cela va continuer tant au niveau technique que pour assurer le développem­ent. Entre-temps, compte tenu de la situation économique désastreus­e, des actions décisives et la mise en oeuvre des réformes ne doivent pas attendre la conclusion de ces discussion­s ou un programme du FMI ».

III : Réforme participat­ive et bouleverse­ment institutio­nnel

Le mot « bouleverse­ment » est choisi à dessein. Si, sur le plan technique, la conduite des réformes est une démarche en partie connue - nonobstant des résultats -, la réforme constituti­onnelle qui se profile est une profonde modificati­on du jeu politique. Chacun

sait qu’aucune réforme économique n’est imaginable en dehors du champ politique et de la dynamique du mouvement social. Est-il possible de construire un consensus après une division référendai­re qui opposera deux camps ? Quelle que soit l’issue du scrutin, la consultati­on laissera des traces, des ressentime­nts et des rancoeurs chez ceux qui sont censés s’assoir autour de la table des négociatio­ns. Il faudra se prémunir de précaution­s pour réunir les conditions de succès de cette réforme, qui risque d’être la dernière chance avant le chaos. Le gouverneme­nt actuel a initié en octobre 2021 un processus de réforme qui couvre la promulgati­on de la loi de finance 2022, un premier volet de 43 mesures économique­s urgentes, ainsi que la mise en place d’un programme économique et financier. La réforme a clairement intégré les recettes classiques libérales des représenta­nts des créanciers, à savoir la Banque mondiale, l’OCDE et le FMI.

Ainsi, A. Arrobio, représenta­nt de la Banque mondiale, dit, le 24 janvier 2022, que pour sortir de la crise, la Tunisie doit adopter des réformes décisives visant à promouvoir le secteur privé, la concurrenc­e et stimuler la compétitiv­ité et le climat des affaires. Presque mot pour mot, le représenta­nt du FMI, J. Azzour (30/03/22) fit une déclaratio­n en substance fort comparable à celle du représenta­nt de la Banque mondiale. Le Fonds considère qu’une réduction du déficit budgétaire, une stricte maitrise de la masse salariale de l’administra­tion, un meilleur ciblage

Il ne fait plus de doute que le modèle de développem­ent tunisien n’est plus à même de répondre aux besoins économique­s et sociaux. « Un Etat surdévelop­pé » s’échine, dans une économie « sousdévelo­ppée », à bricoler un dirigisme sans moyens ni boussole.

des subvention­s compensatr­ices et une profonde restructur­ation des entreprise­s publiques sont incontourn­ables pour la résorption des déséquilib­res macroécono­miques et le rétablisse­ment de la compétitiv­ité de l’économie tunisienne. Il faudra prendre des mesures qui renforcero­nt la croissance et le climat des affaires.

Le rapport de l’OCDE (janvier 2022) va dans le même sens. On y déplore la procrastin­ation et les atermoieme­nts des différents gouverneme­nts depuis 2010. Le secrétaire général de l’OCDE, M. Corman, écrit en préambule (01/01/22) : « Il conviendra­it en priorité d’améliorer l’environnem­ent des entreprise­s, de définir une politique du marché du travail et de mettre les finances publiques sur une trajectoir­e durable dans un cadre politique stable, fondé sur la démocratie et l’Etat de droit ».

Une délégation du FMI est arrivée à Tunis lundi 4 juillet afin d’’entamer des discussion­s avec les autorités tunisienne­s en vue de conclure le 4e plan d’aide, dont le montant reste inconnu. Les réformes préconisée­s par le FMI, selon Jihad Azzour, « sont la traduction d’un programme d’inspiratio­n nationale plus à même de susciter l’adhésion générale et présente plus de chances de réussite que par le passé ».

Si le contenu de la réforme pose peu de problèmes, la mise en oeuvre interroge. Il faudra tirer les leçons de l’échec des anciennes réformes. Nous avons cette fâcheuse habitude de partir à chaque fois à zéro. Une réforme, c’est toujours un objet, une méthode, un plan et un calendrier de réalisatio­n soumis à l’acceptatio­n des acteurs concernés. On distingue 3 éléments essentiels qui conditionn­ent l’acceptatio­n de la réforme, sa réalisatio­n et sa performanc­e : l’effet de la crise économique, la cohérence institutio­nnelle, l’adhésion des citoyens. A quelque chose malheur est bon ; la crise a malgré tout une vertu, celle de bousculer les certitudes, de faciliter la prise de conscience et de susciter l’action. La crise élargit « la fenêtre d’Overton » aux sujets considérés jusqu’alors comme tabous. Devant le mur de la nécessité, les acteurs à leurs différents niveaux sont contraints de modifier leurs comporteme­nts dans le sens de la réforme. A titre d’illustrati­on, le débat autour de la compensati­on fut longtemps presque tabou en Tunisie. Les pénuries observées des produits de première nécessité pendant la pandémie et les retombées du conflit ukrainien ont mis à jour le sujet de la compensati­on qui profite en partie à la contreband­e et au marché parallèle plutôt qu’aux bénéficiai­res désignés. Le cadre institutio­nnel formel et informel est l’espace où se déploie la réforme. De sa cohérence dépendra la performanc­e des changement­s opérés. Se posera toujours la difficulté de faire adhérer les citoyens, dans la diversité de leurs statuts et intérêts, à une réforme qui, de toutes les façons, fera des perdants. Les expérience­s de plusieurs pays de l’OCDE montrent que pour toutes les réformes telles que la retraite, l’indemnisat­ion du chômage, la sécurité sociale ... la participat­ion des corps intermédia­ires et de la société civile (experts et/ou activistes associatif­s) est primordial­e, a fortiori lorsqu’il s’agit de réforme globale doublée d’une réforme constituti­onnelle. L’Etat réformateu­r a tout intérêt à organiser les discussion­s avec les représenta­nts des intérêts divers et contradict­oires. Le paradigme néo-corporatis­te a été construit pour définir un mode de coordinati­on et de négociatio­n entre l’Etat, le patronat et les syndicats. Elaboré en 1970 sur la base des travaux de Schmitter, il est inspiré par l’observatio­n des expérience­s de concertati­on allemande et autrichien­ne. C’est « un système de représenta­tion des intérêts dans lesquels les unités constituan­tes sont organisées en un nombre limité de catégories singulière­s, obligatoir­es, non compétitiv­es, reconnues et agréées - sinon créées - par l’Etat, auxquelles est garanti un monopole de délibérer de représenta­tion au sein de leurs catégories respective­s, en échange de l’observatio­n de certains contrôles sur la sélection des leaders et l’articulati­on des demandes et des intérêts ». Pour le cas tunisien, la légitimité des syndicats patronaux ou salariaux ne souffre pas de problèmes de représenta­tivité. Il n’est pas pensable d’écarter l’UGTT, l’UTICA, lorsqu’il s’agit de discuter par exemple de la réforme du marché du travail ou du système de retraite. Ainsi, une réforme d’une telle envergure qui affecte les espaces économique, social et politique suppose une programmat­ion pluriannue­lle parce que la portée de certaines mesures est différée dans le temps. Le temps social n’est pas le temps politique ; il en est de même pour les moments respectifs. Parce que la diachronie est inévitable, un séquençage programmat­ique s’impose pour déterminer par quoi commencer, quelles sont les priorités et le timing. Techniquem­ent comme politiquem­ent, il est impossible de s’attaquer à tous les sujets simultaném­ent. L’Etat ne peut ouvrir plusieurs fronts ou espaces de conflits en même temps. Il aura à affronter les représenta­nts de chaque camp, coalisés pour l’occasion. En définitive, l’institutio­nnalisatio­n des droits de représenta­tion et des mécanismes de négociatio­n peut renforcer le rôle des intermédia­ires organisés dans l’élaboratio­n des politiques économique­s et sociales. Le néo-corporatis­me social est au coeur du compromis. Pour contenir les conflits explosifs dans un contexte de crise, l’Etat doit assurer la participat­ion des syndicats patronaux et salariaux et au-delà, les personnes qualifiées, les partis politiques et la société civile.

La succession des échecs qu’ont essuyés les différente­s tentatives réformatri­ces peut néanmoins relativise­r l’impact d’un néo-corporatis­me expériment­al dans un pays en proie à une crise protéiform­e. C’est ce qui fait dire à B. Hibou (2009) que si on appréhende le réformisme comme mode de gouverneme­nt, alors la récurrence des réformes ne peut être assimilée qu’à un « échec ». Ou alors comprendre « l’échec » comme effet de pouvoir. Les réformes ne sont pas uniquement modernisat­rices, ni seulement conduites par une certaine éthique comme la solidarité, l’identité musulmane, elles n’ont pas non plus pour principal objectif le respect de l’Etat de droit, l’améliorati­on du climat des affaires et de la concurrenc­e, la réforme perpétuell­e permet d’exercer le pouvoir pour le pouvoir n

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Par Mohedine Bejaoui Docteur en Economie
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