Repenser les mesures des performances économiques
Au-delà de l’hégémonie productiviste
INTRODUCTION
Dans son oeuvre Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, apparue en 1937, Maynard Keynes
concluait que « les idées, justes ou fausses, des philosophes de l'économie et de la politique ont plus d'importance qu'on ne le pense généralement... A vrai dire, le monde est presque exclusivement mené par elles. Les hommes d'action qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont d'ordinaire les esclaves de quelques économistes
passés ». Cette conclusion met en évidence l’importance des perceptions (ou les idées) dans le processus de prise de décisions par les différents agents économiques. En effet, l’influence des idées évoquée par Keynes est endoctrinée significativement par des informations rapportées par des indicateurs économiques quantitatifs. En ce sens, le choix des mesures des performances économiques sur lesquelles est basé le cadre conceptuel d’une politique d’Etat, est d’une importance considérable. On répertorie deux principaux facteurs qui orientent la sélection des indicateurs de mesures : i) D’abord la réalité sociale, économique et politique qui délimite souvent le champ de pensée des preneurs de décisions à une période donnée. ii) Les avancées techniques et théoriques, en l’occurrence empirique, statistique et technologique, susceptibles d’offrir de nouvelles pistes permettant une exploitation plus efficace des structures de données.
PROBLÉMATIQUE
Cependant, et à l’échelle nationale, bien que les mouvances sociales ne cessent de définir les priorités qui devraient être ciblées, les principaux acteurs politiques restent dominés par une orientation purement productiviste. Autrement dit, l’objectif stratégique se limite fondamentalement à l’augmentation de richesse. Ceci se manifeste amplement dans l’omniprésence de l’aspect « croissance de production » dépourvu du caractère « soutenabilité » qui devrait y être associé. Par ailleurs, le concept de bienêtre social, s’il n’est pas tout à fait omis, est souvent évoqué d’une manière futile. L’argument demeure toujours l’incapacité de se payer ce « confort » à l’heure actuelle.
Dans ce cadre conceptuel, se condense « l’abus » d’usage de mesures des performances économiques productivistes conventionnelles, dissociées parfois de la réalité sociale. Dans cet article, nous donnons un aperçu historique de la dialectique entre la sélection des indicateurs économiques dans la sphère politique et le contexte politique (au sens large du terme). Ceci se fera en retraçant l’implication du PIB comme indicateur de croissance économique. Ensuite, nous démontrons que l’aspect purement productiviste qui domine l’espace public est déconnecté de la réalité et mènera à des politiques d’Etat non efficaces.
Finalement, nous fournissons des pistes à entreprendre pour une approche alternative.
LES MESURES DES PERFORMANCES ÉCONOMIQUES DANS LA SPHÈRE POLITIQUE : L’EXEMPLE DU PIB La réalité décide de l’approche quantitative
Avant de présenter les limites de l’approche productiviste manifestée amplement dans l’utilisation exagérée du PIB, il serait important de contextualiser son usage dans la sphère politique. D’une manière générale, il est difficile d’identifier une date bien précise à partir de laquelle les agents économiques ont élaboré des indicateurs quantitatifs. Pour au moins une raison : la mesure de la dynamique économique a pris des formes différentes selon le modèle d’organisation sociale. Toutefois, une comptabilité nationale « presque complète » a été mise en place au milieu du 20ème siècle. Pendant la grande dépression des années 1930, l’administration américaine, consciente du gap existant entre la réalité économique et les données disponibles, a délégué au prix Nobel de l’économie Simon Kuznets la mission d’élaborer un metric (indicateur) mesurant la situation économique d’une manière exhaustive. En utilisant sa nouvelle mesure, Kuznets concluait que le revenu d’un Américain a baissé de 50% après la crise. Cette conclusion a sensibilisé l’administration de Franklin Delano Roosevelt de l’importance d’agir sur les revenus des individus. Les nouvelles orientations du new deal incarnent cette nouvelle conscience appréhendée suite aux conclusions de Kuznets. En revanche, le
ciblage des revenus prend fin avec le commencement de la Deuxième Guerre mondiale. Cet évènement a réorganisé les priorités. Désormais, les revenus des individus ne font plus partie de l’objectif principal à atteindre. Décidément, c’est la production qui compte le plus. La nécessité de cibler l’augmentation de production a incité les décideurs à adopter des mesures qui tournent autour des agrégats dédiés à la mesure de la production. D’où l’émergence du produit national brut (Gross national product) et le produit intérieur brut (GDP ou PIB en français). Cette interaction entre les priorités d’une nation à un moment de l’histoire et le cadre conceptuel d’une politique d’Etat met en évidence l’influence des priorités imposées par la réalité sur l’approche de mesure des performances économique à choisir. Revenons à l’état actuel de notre pays. Depuis 2011, les revendications sociales et économiques n’ont pas cessé de pointer du doigt les nouveaux paramètres sur lesquels il faut agir impérativement. Ces revendications portent un aspect distributif par excellence. Cependant, cette réalité n’a pas été accompagnée par une remise en question approfondie des doctrines « productivistes ». De même, l’élaboration d’un nouveau champ de pensée qui devrait accorder plus d’importance au bien-être social tarde à gagner de l’importance dans les paradigmes dominants portée par les différents courants politiques.
En d’autres termes, les priorités à cibler, qu’elles soient avancées par le pouvoir ou l’opposition, sont limitées principalement à l’augmentation de richesse. Les points focaux de cette tendance demeurent :
-un niveau de croissance plus élevé sans pour autant souligner l’importance de la soutenabilité de cette croissance,
- « doper » les exportations et « peu importe la structure des exportations»,
- créer des emplois sans préciser quel genre d’emploi,
- augmenter la productivité sans mentionner à quel prix ceci se fera, etc.
Ces cibles, bien qu’elles soient importantes, sont économiquement et socialement incomplètes. De ce fait, la sensibilisation des limites du cadre conceptuel productiviste est primordiale pour pouvoir générer des politiques d’Etat progressistes.
LES LIMITES DU CADRE PRODUCTIVISTE
Le PIB n’a pas été conçu pour rapporter une information distributive. Il informe seulement sur le niveau de production, mais pas sur la répartition de cette production. Si le point focal des politiques d’Etat se limite à un niveau de richesse plus élevé, ceci mènera à des mesures désorientées de la réalité sociale. Pour illustrer cet aspect empiriquement, nous prenons en considération le graph ci-dessous, dont les données proviennent du laboratoire mondial des inégalités (World inequality labor). Le graph en question met en évidence la déconnexion du PIB de la répartition des richesses en Tunisie. Il rapporte les parts respectives en pourcentage de 50% des Tunisiens les plus pauvres et de 10% des Tunisiens les plus riches dans le revenu national. Nous observons que depuis 1965, les Tunisiens les plus pauvres ont une part dans la richesse nationale ne dépassant pas 5%. Cependant, les Tunisiens les plus riches détiennent environ 60% du revenu national. Indépendamment de l’évolution du PIB qui a significativement fluctué durant cette période (il atteint des taux de 5%, 6% et même 7%), la répartition de la richesse n’a pas changé. Les données montrent que cela est toujours le cas même après 2011, malgré le fait que la réduction des inégalités était une revendication primordiale du soulèvement
populaire. Ceci nous alerte sur le fait que prioriser seulement la croissance pourrait aboutir à un taux de croissance positif ou relativement élevé, mais déconnecté des priorités sociales. (Voir graphique).
PIB ET PRIX DU MARCHÉ : MESURE BIAISÉE ET OBSOLÈTE
La définition primitive du PIB est la somme des produits et services créées durant une année sur le territoire national. Il est important de rappeler que les produits et services incorporés dans la mesure du PIB sont indexés au prix du marché. Par conséquent, une production n’est incluse dans la mesure du PIB qu’indexée à un prix du marché. On rapporte quatre conséquences majeures qui découlent du soubassement du calcul du PIB sur les prix du marché : Premièrement, on assistera à une marginalisation de certaines activités économiques de la comptabilité nationale. Deuxièmement, cette approche génère un taux de création de richesse dopé. Troisièmement, la dynamique concurrentielle derrière la création des produits est ignorée. Quatrièmement, les externalités négatives des activités économiques ne sont pas prises en considération. Les sous-sections qui suivent seront dédiées à l’explication de ces quatre anomalies.
- Première anomalie : une exclusion importante de certaines productions sociales et économiques
Certaines activités économiques et sociales, bien qu’elles soient similaires à celle offertes sur le marché et dont l’apport social est imminent, ne sont pas indexées à un prix. Subséquemment, elles ne sont pas incorporées dans le calcul du PIB. L’exemple le plus connu est celui des activités ménagères. La production alimentaire, le suivi des enfants, etc. sont des activités générant une richesse et exercée par quasiment tous les ménages. Cependant, elles ne sont pas introduites dans le calcul du PIB, étant donné leur caractère non marchand. Cette production non rémunérée fait que la majorité des ménages sont de facto sous-payés.
La prise de conscience de l’écart qui réside entre la création réelle de richesse illustré par cet exemple et les informations rapportées par le PIB n’est pas seulement importante pour évoquer le côté inégalitaire. En outre, elle est fondamentale quand il s’agit de l’enjeu de la productivité. Cette prise de conscience nous incite à introduire deux facteurs principaux dans l’élaboration de politiques ciblant la productivité. Ces deux paramètres, souvent omis par les paradigmes dominants, sont l’effort physique et moral fourni par un ménage en dehors de son travail rémunéré et la réparation de son temps.
- Deuxième anomalie : des prix biaisés mènent à un calcul de PIB (ou de création de richesse) erroné
Le deuxième biais qui pourrait résulter du soubassement du PIB sur les prix du marché est le suivant : Le prix, qui est une expression monétaire de la valeur d’une marchandise, peut être dissocié de la « valeur sociale réelle » de la marchandise en question. En effet, le prix est aussi (et avant tout) une représentativité quantitative de l’imaginaire de la société qu’elle accorde à une marchandise donnée. Dans certain cas, « cet imaginaire » dévie de la valeur intrinsèque du bien. Concrètement, un
consommateur non averti peut accepter de payer un prix « plus élevé que la normale » pour s’approprier une marchandise dont la composition lui est complexe et pas totalement assimilée. Ceci est très répandu quand il s’agit des produits et services technologiques et bancaires à titre d’exemple. Par ailleurs, si les prix ne reflètent pas la réalité des marchandises, le calcul de la création de richesse basé sur ces prix ne serait pas à son tour réaliste. Le phénomène de la non-représentativité des prix de la valeur intrinsèque d’une marchandise ne doit pas être minimalisé ou négligé. A titre d’exemple, la commission de Boskin, qui est une commission désignée pour évaluer la mesure des prix aux USA en 1995, a mis en évidence que le manque d’information mis à la disposition des consommateurs par rapport à la qualité et la composition des biens a abouti à des mesures de prix erronées : une sur estimation du taux d’inflation de l’ordre de 0.6%.
- Troisième anomalie : les externalités négatives ne sont pas directement incluses
Une augmentation de production, même si elle génère une richesse et une augmentation du PIB, peut susciter des externalités nuisant à d’autres biens communs. Cependant, la détérioration de ces biens n’est pas forcément captée dans la mesure de la croissance. Les activités économiques qui impactent l’environnement sont un exemple concret de cette anomalie. Pour illustrer cette anomalie, nous mentionnons qu’actuellement, nous ne disposons pas d’une estimation quantitative de la détérioration de la qualité de l’air (un bien commun non marchand) à Gabes et Gafsa qui résulte des activités respectives du Groupe chimique et la Compagnie de phosphate, bien qu’il soit possible de quantifier la participation de ces deux entreprises à la création de richesse nationale.
- Quatrième anomalie : la dynamique concurrentielle n’est pas mise en évidence
La mesure du PIB ne capte pas la dynamique de création de richesse. La production des biens et services est captée, comme on l’a mentionné, par leurs prix de marché. Cependant, ces prix dépendent aussi des niveaux de compétitivité. Certaines structures de marché sont moins concurrentielles que d’autres.
Par conséquent, les prix observés rapportés résulteraient du pouvoir du marché qui serait exercé par des structures oligopolistiques/ monopolistiques. Ceci implique la décadence du surplus des consommateurs (leur bien-être).
QUELQUES PISTES À ENTREPRENDRE
- Redéfinir les biens
L’avantage du PIB est qu’il permet de simplifier la sommation de biens et services dont la nature est tout à fait différente. L’addition des valeurs marchandes de biens et services n’est pas toujours facile. Certains sont en mutation continue. Si on ignore le changement qualitatif de ces produits, on se trouvera avec des mesures irréelles. Par exemple, une production pas négligeable du secteur culturel se trouve sous la forme digitale. Cependant, elle n’est toujours pas incorporée dans la mesure de la production culturelle puisque la définition des activités liées à ce secteur n’est pas mise à jour. Pour rapprocher les mesures de la réalité, il serait pertinent de redéfinir les biens selon leur évolution qualitative.
- Mettre le curseur sur le revenu
Nous avons mentionné que les mesures de production n’informent pas sur la soutenabilité de la croissance et le bienêtre des individus. Une piste à entreprendre pour remédier à cette anomalie serait la mise en valeur des mesures orientées vers les revenus réels que perçoivent les ménages.
Les politiques d’Etat ne doivent pas se contenter de la croissance. L’adaptation des mesures de revenus doivent aussi nous informer sur la distribution de la richesse nationale. Ceci nous informe sur la part de chaque ménage dans la production nationale réalisée. Cette piste nous servira pour un meilleur ciblage du bien-être. Elle doit être complétée par une réflexion sur la contrepartie des activités économiques non rémunérées.
- Exploiter de nouvelles structures de données
L’utilisation des réseaux sociaux et la publication des données ont permis la création de nouvelles structures des données. De nos jours, il est possible d’utiliser des données catégorielles (ou non numériques) d’une manière efficiente. Ces données peuvent être utilisées comme une nouvelle information à inclure. De cette manière, on pourra compléter la mesure ancienne par de nouvelles structures plus exhaustives. Un exemple concret : l’estimation de l’évolution des prix de certains bien immobiliers peut se faire par extraction de données des plateformes dédiées à la publication des prix de ces biens et ne passe limiter à l’approche d’enquêtes.
CONCLUSION
Une nouvelle organisation économique et sociale, ou la naissance « d’un nouveau monde », requiert impérativement une rupture avec « l’hégémonie productiviste » qui a tant encadré les courants de pensée économique dominants. A cet égard, il serait de substituer à ces idéaux un cadre conceptuel mettant sur un pied d’égalité production de richesse et bien-être social. Conjointement, repenser les méthodes et techniques de mesure en misant sur les avancées technologiques et empiriques serait un passage obligatoire pour affranchir les influences doctrinales. Ceci n’est en aucun cas un appel à un rejet total des mesures conventionnelles, mais plutôt un élargissement de prisme de vue qui devrait compenser les déficiences des méthodes de mesure actuelles et permettre de garder un esprit critique par rapport aux descriptions qu’elles apportent n