L'Economiste Maghrébin

Le citoyen déserteur face aux utopies à quat’ sous

- Par Wicem Souissi

Il n’y a pas que les émigrés clandestin­s – souvent arrivés en Europe en voguant sur de frêles esquifs au péril de leurs vies – qui sont mus par des désirs d’un ailleurs meilleur, réel ou fantasmé. Ceux qui demeurent sur le sol national aussi ont leurs propres fantasmes et réalités. Mais que leur promettent nos politiques pour satisfaire leurs aspiration­s, en quête d’un autre monde, pour le moins plus apaisé, fûtce après un effort surhumain ? Car le genre humain est généraleme­nt disposé à travailler, pourvu que la peine paye. Mais quelle est l’offre politique actuelle, qu’elle soit arrimée aux réalités tangibles ou un miroir aux alouettes ? En Tunisie, Bourguiba a bien vendu la modernité. Son successeur Ben Ali, lui, vendait très bien la sécurité, voire même la prospérité mais au prix, en réalité superflu, d’une répression bestiale. Et de nos jours ? Caïd Essebsi a excellé dans la vente du vent. Et le nouveau locataire du palais de Carthage ? Il faut dire qu’après son plébiscite de 2019, on ne savait pas trop bien à quoi s’en tenir. Mais, depuis son coup de force du 25 juillet 2021, on n’ignore plus que ses pleins pouvoirs sont agréés au nom de -c’est-assurément-un-coup-d’Etatmais-s’il-nous-débarrase-d’Ennahdhaeh-bien-banco-!Pour le reste, c’est-àdire l’économie et la finance du pays, le rêve qu’il propose ne peut évidemment rivaliser avec l’utopie égalitaire du communisme, ce qui a l’avantage de nous épargner les monstruosi­tés commises dans l’empire soviétique. Kaïs Saïed met en avant, lui, son projet de sociétés communauta­ires, un ersatz de l’idée collectivi­ste, qui est censé remplir de joie les chômeurs, priés de rester dans leurs régions et de s’accorder pour faire naître des entreprise­s qui mettent en commun leurs ressources humaines sans que l’on sache, hormis dans les envolées présidenti­elles stériles, avec quelles ressources matérielle­s cela peut fonctionne­r.

Le président avance cependant avec une haute cote de popularité, du moins pour l’heure, Et cela d’autant plus aisément que, face à lui, les autres utopies – ces lieux rêvés qui n’existent pas –, même les plus libérales comme chez Afek Tounès, ont du plomb dans l’aile. Côté islamistes, non seulement les Nahdhaouis sont phagocytés par le discours néoconserv­ateur du chef de l’Etat, mais, en plus, Ennahdha et son chef Rached Ghannouchi ne proposent rien qui leur permette, après leur chute due à une gouvernanc­e décennale catastroph­ique, de se refaire une santé, fut-elle populiste. Leur positionne­ment en faveur de la démocratie et de l’Etat de droit, outre que c’est une façade par trop commode, ne leur rapporte rien dans les sondages d’opinion. La dystopie «1984», de George Orwell, qui décrit l’univers sombre de la dictature d’un hiérarque surnommé Big Brother, ou encore les Identités meurtrière­s de l’écrivain Amin Maalouf suffisent d’ailleurs à disqualifi­er, en tout cas intellectu­ellement, les intégriste­s salafistes. A gauche de cette extrême-droite religieuse, mais toujours à la droite du spectre politique où la gauche est réduite à une présence négligeabl­e, le Parti destourien libre (PDL), principal mouvement d’opposition, n’offre pas davantage d’alternativ­e crédible. N’arrivant pas (encore) à se hisser au rang de force d’alternance, le parti de Abir Moussi souffre du folklore permanent de sa présidente, qui plus est par trop procéduriè­re, au sens péjoratif du terme. Concrèteme­nt, elle n’offre au demeurant rien de bien nouveau, si tant est qu’elle ait une vision séduisante d’un objectif auquel les masses pourraient adhérer.

Vers quoi alors se tourner ? A défaut d’adhésion à un projet politique attrayant, le citoyen, le plus souvent embourbé dans le cercle vicieux de l’endettemen­t réitéré conjugué avec une inflation galopante, peut prendre le temps de réfléchir à une uchronie : avec le «u» privatif comme pour utopie, c’est refaire l’histoire de sa vie en pensée, une histoire telle qu’elle aurait pu être mais telle qu’elle n’a pas été, et s’orienter vers un avenir propre et commun à la fois. Pour peu qu’on vive cela au présent, c’est se donner des perspectiv­es, et certes dans une atmosphère anxiogène, s’ouvrir des horizons fructueux. En comptant résolument, non sur le populisme de «le peuple veut», mais sur l’optimisme de sa volonté pour, clandestin dans son propre pays sans être associale, déserteur comme Boris Vian s’adressant à son Président, se forger sa propre destinée n

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