L’armée à la rescousse ?
Pouvoir d’achat
«Le président de la République, Kaïs Saïed, a rencontré vendredi au Palais de Carthage la cheffe du gouvernement, Najla Bouden. Lors de l'entretien, les deux parties ont discuté de la bonne marche des appareils de l’État ». Ce message, on l’a lu ou entendu une centaine de fois. Si chaque entretien organisé entre le chef de l’État et sa cheffe de gouvernement faisait baisser de 0,5% le prix des denrées alimentaires, du carburant et d’autres biens et services, la Tunisie serait déjà l’endroit où la vie serait la moins chère au monde et où l’indice de bien-être serait le plus élevé. Or au vu d’une réalité qu’ils trouvent si vaine à maitriser, ces rendez-vous ne sont en vérité que de simples usages protocolaires qui ne contiennent guère que des amabilités où ils se laissent prendre au mirage de l’illusion. Ils affectent de se réjouir des performances du gouvernement, mais en réalité, ne font que se plaindre des propos de leurs calomniateurs et détracteurs qui les affligent et les irritent.
Décréter sans attendre l’état d’urgence économique et social
Pendant ce temps, le pays s’enfonce dans une crise qui est appelée à durer. Cela n’inquiète pas grand monde dans un État non démocratique soumis à une épreuve de légitimité. Les institutions s’inscrivent dans des pratiques conflictuelles qui ne débouchent sur rien. La classe politique est laminée et les partis, censés être des promoteurs d’idées, sont en décomposition avancée. Quant à la participation des citoyens, elle ne bénéficie plus d’aucune instance légitime dotée de la capacité de gouverner. Que reste-t-il ? La personne du bâtisseur d’une future « République exemplaire » qui concentre toute la puissance décisionnelle mais peine à convaincre autour d’un projet de société crédible. L’indifférence affichée par les bons petits soldats du gouvernement en fait des portiers qui ne sont là que pour tenir les clés et sonner les cloches. Au vu du processus de déclin économique, de dégradation sociale, d’exacerbation des inégalités, de la transformation de la pauvreté en indigence et en marginalité et de la marginalité-indigence en exclusion, de la persistance de l’inefficacité et de la survivance de la corruption du système, des privilèges, passe-droits et appropriations de biens publics, du chômage et de l’endettement, le tout sous un régime d’exactions et de spoliations politicoétatiques, les revendications finissent par ne s’exprimer qu’à l’extérieur du système institutionnel. Il est par conséquent grand temps de décréter sans attendre l’état d’urgence économique et social. Or, qui dit état d’urgence, dit péril imminent et transfert aux autorités militaires des pouvoirs de police. Mais, entendons-nous, il ne s’agit ni d’une guerre étrangère ni d’une insurrection armée, mais simplement de confier la gestion de certains secteurs en crise à un officier supérieur qui exercera des fonctions d'encadrement comme il le ferait au sein d'un corps de troupe ou d'un état-major. Ce fut d’ailleurs le cas pour le ministère de la Santé publique passé en pleine pandémie de Covid sous l’autorité d’un médecin militaire, le professeur Ali M'rabet. Alors que Kaïs Saïed avait de la peine à retrouver le sommeil, une idée fulgurante lui traversa l’esprit. Comment sortir du cercle vicieux de la flambée généralisée et durable des prix des biens et des services, de l’augmentation des coûts de production et des pénuries à répétitions de produits alimentaires de première nécessité ? Cela va bientôt peser sur les négociations salariales alors même que le pays traverse la pire crise financière de son histoire et, ne dispose par-dessustout que de compétences restreintes en matière de négociations salariales. Depuis le 25 juillet 2021, l’armée tunisienne s’est imposée comme garante du coup de force de Kaïs Saïed. Elle l’a soutenu dans son aventure constitutionnelle et demeure le pilier du régime, assumant pleinement son rôle de protectrice des institutions, même si celles-ci sont momentanément suspendues. Parmi un certain nombre de pratiques non écrites, qui tiennent
presque lieu de coutume, il y a l’absence de toute intervention de l’armée dans le champ politique ou économique et encore moins dans le pouvoir d’orienter, de quelque mode que ce soit, les choix du gouvernement. Aujourd’hui, face à l’inflation, cet ennemi sournois pire que la pandémie, la communauté des économistes n’a pas trouvé d’antidote spécifique et radical pour ce mal d'entre les maux, ce poison des poisons. Seul remède pour une affaire qui relève à ses yeux de la sécurité nationale est que l’armée nationale intervienne afin de maîtriser la hausse des prix. Il est plus qu’urgent de discuter cette option, d’en étudier la faisabilité et d’en explorer les tenants et les aboutissants. Comme à son habitude, Kaïs Saïed n’a pas attendu la levée du jour pour convoquer un Conseil de défense en présence du ministre et de son Étatmajor. Le ministre de l’Intérieur et les hauts gradés de la police, qui n’ont pas encore libéré leur esprit du ressentiment provoqué par la dissolution de leurs syndicats, n’étaient pas présents.
Définir une stratégie de sécurité nationale en matière de prix
Or confrontés à l’ordre du jour, certains généraux restaient dubitatifs. Ainsi, pensaient-ils, même si l’armée est consultée sur toutes les questions relatives à la sécurité nationale, elle n’est ni omniprésente ni omnipotente. Peu concernée par le processus de décision politique, elle est a fortiori peu outillée pour s’engager dans le fonctionnement du marché. Mais, pour un gouvernement qui fonctionne dans l’improvisation permanente, qui se retrouve le dos au mur en raison de la persistance de la cherté de la vie, et qui a épuisé tous les efforts visant à juguler la hausse des prix, l’idée du chef de l’État, qui ne manque pas de fantasme, s’inscrit cette fois dans une séquence économique et opérationnelle qui exige d’eux de définir une stratégie de sécurité nationale en matière de prix. Bien que nullement compétents pour entreprendre une telle mission, les officiers supérieurs convinrent que leur rôle est d’obéir sans discuter les ordres. À la guerre comme à la guerre. On diminuera provisoirement, dirent-ils, la protection du territoire, au profit d’une mission de service public en suppléant, au quotidien et dans l’urgence, les fonctions du ministère du Commerce. Maintenant que les enjeux sont définis, il reste à savoir quel type de stratégie entreprendre de manière durable afin d’atteindre l’objectif. Ouvrant la réunion, le chef d’Etat-major a rappelé pertinemment que pour toute armée, il faut d’abord identifier l’ennemi avant la mise en place de tout dispositif militaire et le type d’armement qui va avec. L’un des officiers, qui ne manque jamais, en de telles occasions, de jouer au plaisantin, suggéra de faire usage de l’artillerie lourde. Une réflexion qui lui a valu le regard assassin de ses supérieurs. Plus sérieux, un autre prit la parole, pour expliquer fort à propos cette fois, que dans cette bataille, l’adversaire, bien que fortement nuisible, est désincarné et n’est pas représenté en chair et en os dans une personne ou une collectivité. En somme, il ne représente pas une puissance belligérante. Le bienfondé de son raisonnement mit dans l’embarras tout l’état-major qui donna l’air de découvrir subitement, non pas seulement les inconvénients d’une telle mission, mais le manque de pertinence d’une décision erronée émanant d’un État qui cherche à attribuer à l'armée nationale une fonction qui ne relève pas de ses prérogatives, même si l’un des leurs fut promu ministre d’un département essentiel et qui s’en tire pas mal. Mais l’heure n’est plus aux ratiocinations. Il faut passer aux actes. C’est alors qu’un autre officier, connu pour être féru d’économie politique, prit la parole pour expliquer à ses collègues, profanes en la matière, que dans une économie libérale, la régulation se fait par le biais du marché, lequel doit répondre à certaines conditions de concurrence pure et parfaite : l’atomicité, ou l’existence sur un même marché d’un grand nombre de commerces si petits qu’ils ne peuvent influer sur les prix, l’homogénéité des produits vendus qui doivent
être de même qualité, la libre entrée pour chacun sur le marché qu’il désire, au moment où il le désire, sans aucune contrainte, la transparence de l’information et la mobilité des facteurs de production. Correctement remplies, ces conditions permettront de dégager les meilleurs prix possibles en instaurant une réelle concurrence sur le marché.
Le grand problème aujourd’hui est moins dans la hausse des prix que dans la diminution du pouvoir d’achat
Pour la Tunisie, bien des facteurs se conjuguent pour expliquer l’envolée des prix. En premier lieu, la production de certaines denrées demeurée relativement inférieure face à une forte croissance de la demande, et des consommateurs qui doivent consacrer à leur alimentation une part encore plus importante de leurs revenus de plus en plus restreints. En effet, si un marchand ne vend jamais à perte, tout consommateur, s’il a le pouvoir de choisir, devra cependant disposer de ressources nécessaires pour acheter ce qui lui est nécessaire et disponible sur le marché. Or, le grand problème aujourd’hui est moins dans la hausse des prix que dans la diminution du pouvoir d’achat. De plus, le marché est aujourd’hui complètement éclaté. Les vendeurs à la sauvette des fruits et légumes se sont multipliés dans les villes, ils s'installent avec leurs camionnettes sur des emplacements non autorisés pour vendre à des prix plus bas des denrées de moindre qualité, ce qui représente une concurrence déloyale pour les autres commerçants et une perte sèche pour le Trésor public. Or le gouvernement dispose, en théorie, des structures nécessaires pour une telle mission : police, agents de la garde nationale et autres fonctionnaires de l’État chargés de veiller à une meilleure régulation du marché par le contrôle et la répression. L’officier continua, dubitatif, qu’on peut toujours faire un effort sur les prix des aliments de consommation courante par le biais du désormais célèbre « panier de la ménagère ». Mais c’est une solution qui limite les augmentations brutales à court terme, mais ne permet pas, à moyen terme, de faire réellement baisser les prix. Encore une fois, dit-il, intervenir militairement et sans violence, revient à faire pression vers le bas sur les prix sans réguler pour autant le fonctionnement du marché. Pour aller à la rencontre des aspirations profondes d'un peuple qui lutte péniblement pour joindre les deux bouts, on n’établira pas des lignes de front, ni des zones de grandes batailles, de même qu’on ne choisira pas quel type d’armement utiliser. L’armée n’est pas le sauveur suprême de l'ordre social. Elle n’est pas non plus une force inactive, ni une main-d'oeuvre à bon marché et disciplinée. C’est au gouvernement de réaliser l’intégration satisfaisante de l'individu au corps social ; et celle-ci est définie par l'égalité des chances, le mérite, un bien-être suffisant et la satisfaction des désirs légitimes.
Mettre fin à une gouvernance imparfaite, impuissante ou de basse intensité
Enfin, et c’est là tout le problème, en matière de culture de guerre, les soldats combattent généralement par obligation, par devoir, par soumission, pour la gloire et l’honneur, mais toujours au nom du patriotisme qui les motive. Or, les dépêcher sur les marchés, est une réalité inhabituelle qui ne manquera pas de poser la question du rapport des combattants à l’ennemi, comme le risque de fraternisation, la difficulté d’éviter que ne s’établisse une certaine amitié ou communauté d’intérêt entre eux et les marchands coupables d’infraction afin de compléter ou varier leur ration alimentaire. « Une armée marche à son estomac », disait Napoléon. A ce stade, le chef d’Etat-major, excédé, reprit la parole pour conclure, car la polémique a pris une tournure symptomatique de la détresse intellectuelle de la classe dirigeante. Lutter contre la hausse des prix revient essentiellement à concevoir une politique économique et sociale capable de mettre le pays à l’abri des violents soubresauts qui le secouent. Or cela implique nécessairement une nouvelle approche économique et sociale, mais surtout, le retour à la légitimité démocratique génératrice d’un espace d’échanges, de confrontations, de luttes intellectuelles, d’élaboration de projets et de définition de problèmes. C’est aussi mettre fin à une gouvernance imparfaite, impuissante ou de basse intensité qui a cédé la place à un univers sursaturé d’images, vidé d’informations substantielles et de réflexions enrichissantes, surchargé de bavardages qui entremêlent, confondent et escamotent tout ce qui est essentiel et indispensable pour définir des problèmes, identifier des besoins, situer des interlocuteurs, faire appel à des institutions, construire des organisations, susciter des comportements et projeter des actions. Bref, tout ce qui fait exister la confiance des citoyens dans la politique. C’est là la meilleure façon de confiner l’armée dans ses casernes et la laisser accomplir sa vocation essentielle : protéger le territoire et instaurer l’ordre et la sécurité