Le danger de la division guette l’Etat-nation
Que sont devenus nos symboles d’unité nationale ? Sous le gouvernement dit de la Troïka, en réalité celui d’Ennahdha, on a pu assister à des drapeaux tunisiens quasiment en berne lors des fêtes nationales, et de l’Indépendance et de la République. Rached Ghannouchi, patron du mouvement islamiste hégémonique, et ses coreligionnaires Moncef Marzouki, placé président à Carthage, et Mustapha Ben Jâafar, élu au perchoir du Bardo, décidaient, seuls, de ne pas commémorer ce qu’il y a de plus représentatif d’une nation unie. Tout se passait comme si célébrer la fin du protectorat français et l’abolition d’une monarchie beylicale languissante était devenu superfétatoire, c’est-à-dire hors agenda national. D’ailleurs, pour ces gens-là, même l’octroi de l’autonomie interne, le 31 juillet 1954, par Pierre Mendès France, n’est pas un événement d’ampleur, mais seulement un fait banal produit par, dans le vocabulaire nahdhaoui, un petit juif, qui plus est franc-maçon, donc à honnir, et même à mépriser. En somme, tout se passe comme si le mouvement nationaliste du Destour et du Néo-Destour n’avait été qu’une parenthèse à refermer pour laisser, finalement, la place à l’avènement d’un califat tout droit sorti d’une imagination inactuelle. Nul n’ignore que cette entreprise de falsification de l’Histoire a échoué. Est-ce à dire pour autant que les dates symboliques de l’histoire de la Tunisie ont été remises au jour ? Il suffit, pour s’en convaincre, du contraire, d’avoir à l’esprit que, depuis Ben Ali déjà, l’Etat ne commémore plus les arrestations massives des principales figures patriotiques, sous le protectorat, un certain 18 janvier 1952 - hormis Farhat Hached qui sera, lui, assassiné le 5 décembre 1952 par des barbouzes français. Le culte de la personnalité de l’artisan du Changement du 7 novembre 1987 n’est pas étranger à ces opérations de gommage des commémorations officielles du 1er juin 1955, date du retour unanimement triomphal de Habib Bourguiba au port de La Goulette.
Avec Kaïs Saïed aussi, on assiste à une instrumentalisation des événements de dimension nationale. Côté effacement, c’est le 14 janvier, jour des adieux du tombeur de Bourguiba à son pays, qui en fait les frais : le président de la République estime que c’est là plutôt le moment où l’ancien système de pouvoir a repris la main tout en se débarrassant de son chef, ce qui n’est pas totalement faux au regard de la masse impressionnante de retournements de veste, mais occulte la sincérité de ceux qui ont fait ployer l’ancien président. Le chef de l’Etat, dans un discours catastrophique à Sidi Bouzid, préfère une lecture qui fait du 17 décembre l’unique jour charnière de la Révolution, date de l’immolation controversée de Bouazizi. Mais Saïed ne se contente pas de cette relecture, il imprime aussi sa marque aux symboles de l’indépendance et de la naissance de la République. Le 20 mars deviendrait ainsi celui de la mascarade de la consultation électronique nationale qui n’a pas fait bouger plus d’un demi-million de citoyens. Le 25 juillet, déjà chargé du poids du coup de force de 2021, devrait aussi assumer celui d’un référendum pour lequel moins du tiers des Tunisiens se sont déplacés pour plébisciter une nouvelle Constitution. En définitive, l’imaginaire du chef de l’Etat tente d’accaparer les multitudes d’imaginaires de ses compatriotes. C’est hautement périlleux : entreprendre de phagocyter les mémoires vives est d’avance voué à l’oubli. Cela ne dure que le temps de l’accaparement du pouvoir. Après quoi, comme pour la fête de l’Evacuation des militaires français de Bizerte le 15 octobre 1963 - naguère supprimée puis ressuscitée mais qui risque elle aussi de subir une probable inflexion populiste par le locataire du palais de Carthage dans la veine du « Oummek Sannafa » présidentiel vilipendant les agences, assurément étrangères, de notation internationale - tout rentrera dans l’ordre une fois la réalité rétablie. Est-on cependant proches de ce rétablissement ? La proximité des élections législatives anticipées, à la date ré-instrumentalisée du 17 décembre, laisse plutôt penser que le passage aux pleins pouvoirs et l’émergence d’un pouvoir législatif semi-autonome vont ouvrir la voie à une division officielle du récit national. Vont officiellement cohabiter plusieurs vérités, l’une au sommet d’un régime présidentialiste, l’autre ou les autres dans l’hémicycle du Bardo, voire dans les Assemblées d’élus locaux. Ce n’est pas de bon augure pour la cohésion, déjà endommagée, de l’Etat-nation n