Calme précaire sous l’empire des pleins pouvoirs
Faisant un jour de 1963 face à son ministre de l’Intérieur Taïeb Mhiri qui, une fois un certain nombre de contestations apaisées dans le bassin minier de Gafsa et dans le Cap Bon, le rassurait quand à l’ordre régnant désormais dans le pays, le Président Habib Bourguiba rétorqua qu’il fallait plutôt se méfier des eaux trop calmes. Pour le « Combattant suprême », ce climat en apparence paisible pouvait cacher le fait que la population sombre dans l’indifférence, qui est à ses yeux de nature à tuer le système en place. Indifférence ? A côté des petites batailles verbales entre partisans et opposants au chef de l’Etat, c’est bien ce qui prédomine de nos jours en Tunisie, et cela en dépit des menées de Kaïs Saïed. Cela ne semble pas pour autant en voie de tuer le système qu’il met progressivement en place dans le pays. Mais l’on s’interroge sur ce qui pourrait contrecarrer ses desseins. Qu’est-ce qui pourrait d’ailleurs contrarier la mise en oeuvre du projet de Kaïs Saïed ? On ne peut pas dire que ce soit ses intentions de réformer le paysage politique. En effet, et contrairement à l’idée répandue selon laquelle il serait un personnage énigmatique sur son programme politique, c’est avant même d’être plébiscité lors de l’élection présidentielle de 2019 que le candidat Saïed avait accordé au site Nouvelobs. com un entretien où son logiciel politique apparaît clair comme de l’eau de roche. « Nous vivons dans la continuité de la Révolution, y disait-il. On accepte les règles du jeu démocratique, mais, avec elles, on invente un autre système. Si les concepts démocratiques n’ont pas évolué, le peuple, en revanche, a une autre vision des choses. C’est pour cela que je souhaite une nouvelle organisation politico-administrative qui parte du bas vers le haut. Le citoyen défendra ainsi ce qui sera ses choix ». Saïed n’a donc jamais fait mystère de son option de remplacer le concours des partis politiques à la démocratie représentative par un système de démocratie que l’on qualifie généralement de directe. Il avait donné une indication claire des attentes, selon lui, du peuple. Il se donnait pour objectif de le satisfaire.
A cet égard, les pleins pouvoirs qu’il s’est arrogé le 25 juillet 2021 semblent n’être perçus que comme un moindre mal. Dans les sondages, le président de la République est continûment sur un nuage plébiscitaire, tandis que ses opposants y demeurent marginalisés par les sondés. Tant et si bien que ni les récentes manifestations nocturnes à Douar Hicher contre la cherté de la vie n’ont donné le signal d’une amplification de ce mouvement contestataire, ni la mort par suicide, à Mornag, en septembre, d’un marchand des quatre saisons en proie à des tracasseries administratives ne fut ressentie, l’immolation de Bouazizi en décembre 2010 étant pourtant dans tous les esprits, comme un tocsin annonçant un danger pour l’ordre établi.
Tout se passe actuellement comme si l’accaparement des pouvoirs par le chef de l’Etat s’était banalisé. Et si comparaison n’est certes pas raison, force est de rappeler que Bourguiba et Ben Ali n’avaient été déstabilisés que pour des raisons bien davantage économiques que politiques. Le premier le fut à deux reprises, d’abord suite à la grève générale de la centrale syndicale (UGTT) le 26 janvier 1978, puis lors de l’émeute du pain du 3 janvier 1984. Quant au second, il n’a commencé véritablement à avoir maille à partir avec ses concitoyens que lorsque, en janvier 2008, le bassin industriel du phosphate avait entamé son mouvement de révolte contre l’injustice sociale.
Rien de tel aujourd’hui. Hormis les effets imprévisibles sur la population des conditions économiques faites d’une inflation toujours galopante et d’un endettement colossal de l’Etat, privé de ses capacités d’investissement pour tirer vers le haut la croissance et, partant, vers le bas le taux de chômage, rien ne paraît de nature à perturber le calendrier politique dressé par Saïed. Après la consultation électronique, désastreuse, clôturée le 20 mars, et le référendum sur la nouvelle Constitution, adoptée le 25 juillet par un petit 30% des voix, son planning doit en principe se poursuivre par des élections législatives anticipées programmées pour le 17 décembre prochain, avec l’abandon du scrutin de listes élues à la proportionnelle au profit d’un scrutin uninominal majoritaire. Qu’il parvienne ou non à réformer ainsi le pouvoir législatif, ce n’est pas ce qui est susceptible de provoquer une déstabilisation de sa monocratie, ce régime où tout procède du chef de l’Etat. Comme du temps de Bourguiba puis de Ben Ali, le calme précaire qu’on observe dans le pays ne pourrait être rompu que par une contestation de l’ordre économique, s’il venait à se traduire par un ressenti de trop d’injustice. Dit autrement, Kaïs Saïed, comme un autre au sommet de l’Etat, peut tout gouverner, sauf le vent n
Kaïs Saïed, comme un autre au sommet de l’Etat, peut tout gouverner, sauf le vent.