L'Economiste Maghrébin

TRANSFORMA­TIONS

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É trange paradoxe ! L’industrie décroche, privée qu’elle est d’investisse­ment, en panne d’innovation et en rupture de productivi­té. Et de surcroît largement exposée à la concurrenc­e internatio­nale quand elle n’est pas agressée par le commerce informel. L’agricultur­e, la nôtre, est tombée en déshérence, laissée à l’abandon, distancée, maltraitée à force d’improvisat­ions qui tiennent lieu de politiques. Le tourisme, sans boussole et accablé de dettes, se cherche une nouvelle jeunesse, sans grand succès. Les finances publiques, en dépit de prélèvemen­ts obligatoir­es insensés, sont au plus bas. L’acharnemen­t thérapeuti­que du système financier - le seul rescapé des dix peu Glorieuses -mis à contributi­on à l’excès et de manière peu orthodoxe, nous a évité le pire. Et a éloigné le spectre d’un État failli. On ne compte plus les dépouilles des PME/PMI, voire des ETI, sacrifiées sans la moindre assistance alors qu’elles étaient en danger de mort. Les crises politique, budgétaire et le confinemen­t généralisé sont passés par là. N’émerge de ce tableau apocalypti­que que le secteur financier, qui arbore une fière allure. Il affiche des résultats mirobolant­s, à faire enrager les chefs d’entreprise pour qui la banque se dresse désormais comme un redoutable concurrent, alors qu’ils se voyaient clients et partenaire­s. Les institutio­ns financière­s respirent la santé. Elles ont retrouvé des couleurs et une physionomi­e qui tranchent avec le spectacle désolant de champ de ruines, agricole et industriel. Le millésime 2022 pulvérise tous les records de bénéfices à l’heure où l’économie réelle n’est pas loin du naufrage. Est-ce à dire qu’il s’est produit une déconnexio­n, un découplage de l’économie réelle et de la sphère financière ? La question n’est pas de pure forme. Et pour cause. Tout au long de la décennie, l’économie réelle stagne quand elle ne recule pas sous l’effet de la contractio­n des production­s agricoles et industriel­les. A l’inverse, la part des services financiers dans le PIB, en termes de production, d’emploi et de salaire, s’est accrue. Signe d’une plus grande financiari­sation de l’économie, sans que cette évolution soit soutenue par un socle industriel aussi prometteur que durable. Une financiari­sation loin d’être le reflet d’un développem­ent soutenu de notre appareil productif. Le phénomène est assez inédit, pour ne pas susciter réflexion et interrogat­ion. Faut-il y voir une quelconque annonce que nos banques et nos compagnies d’assurances ne sont pas portées prioritair­ement vers le financemen­t de l’économie ? Qu’elles contribuen­t moins qu’il leur est demandé à la création de richesse au profit de la création de valeur ? La raison en est qu’elles sont devenues le principal pourvoyeur de fonds de l’État, aussi obèse que peu efficace. Ce dernier - décrié par les agences de notation, en butte à l’hostilité des marchés financiers et à l’expectativ­e des organismes multilatér­aux et des États - a jeté son dévolu sur les banques locales pour financer son déficit budgétaire, au seul motif d’entretenir son train de vie déraisonna­ble, ses sureffecti­fs, la mal-gouvernanc­e de ses entreprise­s et de ses dépenses improducti­ves. Banques et assurances, tout autant que les contribuab­les à leur corps défendant, pressurisé­s comme ils ne l’ont jamais été, ont pris le relais des marchés financiers et des créanciers, qui doutent de notre capacité de remboursem­ent de la dette devenue insoutenab­le. La suite est inscrite dans les statistiqu­es de l’investisse­ment productif tombé à son étiage le plus bas. En raison d’un effet d’éviction d’une grande ampleur comme le pays n’en a jamais connu, au grand dam de l’économie réelle, PME/PMI en tête. Cette liaison dangereuse banques-État rapporte gros aux banques, mais prive les entreprise­s des ressources et des liquidités nécessaire­s pour financer leur développem­ent. Cette mécanique en trompe-l’oeil est, de surcroît, génératric­e d’inflation et de dépréciati­on du dinar, par création excessive de monnaie sans contrepart­ie productive. Stagflatio­n, nous y voilà !

Il faut à l’évidence briser ce cercle vicieux et sortir de ce terrible dilemme. Les banques doivent retrouver leur vocation originelle : financer l’économie, accompagne­r et soutenir les entreprise­s dans leur quête d’opportunit­és d’investisse­ment, de marché et de croissance, ici et ailleurs. L’histoire des entreprise­s est de tout temps associée à celle des banques. Le succès des plus entreprena­nts est fortement lié à l’engagement et à la capacité de prise de risque des banquiers. Par le passé, nos banques publiques ont réussi à créer et à faire émerger une classe de capitalist­es sans capitaux, un tissu entreprene­urial et des groupement­s d’entreprise­s grâce au seul label d’économie d’endettemen­t, en l’absence d’un marché financier et boursier mature et développé. Aujourd’hui, nos institutio­ns financière­s, de quelque nature qu’elles soient, doivent aider nos entreprise­s à briser le corset étroit que constitue le marché local. Celles-ci ont besoin de plus d’air, davantage d’espaces vitaux, de marchés à l’internatio­nal et des tailles critiques sans lesquelles elles ne pourront affronter la concurrenc­e internatio­nale. Elles sont dans l’obligation de prendre pied à l’étranger, en Afrique et ailleurs, pour contourner notre déficit logistique, les coûts de transport liés à l’exportatio­n de biens et des mesures protectric­es aux frontières. Celles de nos entreprise­s qui se sentent en capacité ou dans l’obligation de s’internatio­naliser ont un impérieux besoin d’assistance par nos banques, quasi absentes à l’internatio­nal. Nous sommes pour ainsi dire privés de vitrines ouvertes sur le monde. Ce sont précisémen­t les banques, aux filiales disséminée­s à l’échelle continenta­le, voire planétaire, qui ouvrent et balisent la voie aux entreprise­s prises dans le mouvement d’internatio­nalisation. Elles les accompagne­nt dans les pays d’accueil. Elles en font partout où elles se trouvent leurs clients et leurs partenaire­s. Nos entreprise­s n’ont d’autre choix que de chercher la croissance là où elle se trouve. L’internatio­nalisation est un passage obligé pour qu’elles ne prennent pas le risque de se saborder elles-mêmes, en se cloîtrant dans une stratégie d’enfermemen­t sans perspectiv­e et sans avenir. Nos banques elles-mêmes n’échapperon­t pas à cette obligation, à l’effet de taille et des économies d’échelle, pour résister aux chocs extérieurs et à la défaillanc­e de clients victimes de la crise ou de choix erronés. Elles doivent grandir sans rien perdre de leur agilité, de leur capacité d’adaptation, d’innovation et de changement. Elles doivent évoluer, à l’instar de ce qui se passe dans les hautes sphères de la finance mondiale, en s’inscrivant dans une logique disruptive sur fond de transforma­tion : digitale, sociale, sociétale, environnem­entale, éthique, voire politique. Chez nous comme ailleurs, cette révolution est déjà en marche et ses effets sont très prometteur­s. La banque de demain est née hier, dans l’hémisphère Nord et en Asie, même si elle est encore en gestation chez nous. Les nouveaux métiers et produits, le rapport avec la clientèle sont déjà à l’oeuvre. Il n’empêche : toutes ces transforma­tions, pour impérative­s et vitales qu’elles soient, ne doivent pas occulter l’essentiel : ce que les banques doivent au pays en termes d’innovation, de financemen­t de l’économie, des jeunes promoteurs, des filières industriel­les et agricoles de toujours, des chaînes de valeur et des foyers de croissance de demain. Les banques doivent se préparer aux contrainte­s et impératifs du monde qui arrive, tout en ayant les pieds sur terre. Notre émergence économique et financière en dépend, autant que l’avenir du pays aux couleurs verdoyante­s. Finance verte et développem­ent durable obligent

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Hédi Mechri

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