Semaine ordinaire de la vie d’une PME tunisienne
L’émigration massive - légale ou non - des citoyens tunisiens de tous âges ne semble pas émouvoir les autorités qui devraient pourtant en faire leur préoccupation première et tenter par tous les moyens de résoudre les problèmes qui en sont à l'origine. Ou bien laisser la chance à d’autres de le faire.
Nous avons évoqué la fuite des cerveaux (ingénieurs et médecins principalement) maintes fois dans ces colonnes et le mal ne fait qu’empirer, sans lueur d’espoir ou semblant de décision au niveau des décideurs politiques de notre pays. Les entreprises qui doivent se battre pour remonter la pente après la pandémie dans un marché national et international difficile, sont confrontées à une administration destructrice de valeur et fossoyeuse de son pays, à des lieues des discours officiels formulés par des responsables visiblement vivant sur une autre planète et qui n’ont jamais été plongés dans les administrations qu'ils chapeautent et qui sont le cauchemar de nos concitoyens. Prenons un exemple vécu pour illustrer cette triste constatation en espérant que quelques dirigeants politiques prennent conscience de leurs responsabilités et s’impliquent pour sauver le pays qui les fait vivre actuellement. Les blocages se situent à tous les niveaux à cause d’une législation datant en grande partie d’un demi-siècle ou plus et qui semble avoir été mise en place et renforcée pour favoriser corruption, clientélisme et monnayage de services. Evoquons simplement deux départements auxquels une PME qui réalise de l’export, a été confrontée dans le cadre de ses activités. Les services de la douane tout d’abord. Véritable Etat dans l’Etat, composée de barons, utilisant des règles qui changent à la tête du client, son rôle est clairement de freiner - voire de bloquer - tous les échanges, à part ceux de certains (ceux-ci s’acquittent quand même de ce qui s’apparente à des « taxes » mais dans le cadre d’un système parallèle). La même semaine, premier cas : impossibilité d’exporter un serveur informatique nécessaire pour la fourniture d’une plateforme logicielle à destination d’un client sub-saharien. Cause évoquée : il aurait fallu une visite du local par les services de la douane. A l’ère du numérique et de la dématérialisation des lieux de travail et d’intervention, la logique nous échappe, surtout que ce matériel - non subventionné - a ses taxes douanières et TVA payées et qu’elles n’ont aucune chance d’être remboursées après export sauf à passer des heures et à produire quantité de documents aux services concernés. La logique de cette réglementation est en tout cas contraire au développement économique si nécessaire à notre pays. Signalons, au passage, le temps passé pour ce dossier où le responsable du bureau concerné arrive à 9h pour sortir immédiatement aller fêter la promotion de sa femme au ministère des Affaires étrangères et réapparaitre juste avant la pause déjeuner, alors que les citoyens tunisiens ou étrangers l’attendent (bien évidemment, il faut se garder de faire la moindre remarque de peur de le froisser et de voir sa demande automatiquement refusée). Deuxième cas : impossibilité de retirer un colis comportant une carte électronique pourtant exportée via un transitaire. Motif évoqué : les pièces usagées ne rentrent pas dans le pays. S’agissant d’un retour d’une pièce défectueuse à réparer, comment faire ? Pour les entreprises, la solution consiste à utiliser le système D avec le recours à des transporteurs qui peuvent visiblement tout transporter dans tous les sens.
Deuxième département tristement célèbre, celui des visas, géré par le service des frontières et étrangers. Une délégation venue pour négocier un contrat a vu la réglementation changer en cours de vol à destination de Tunis, où le visa est devenu nécessaire. Bloquée plus d’une dizaine de jours en transit à Dakar, elle a dû repartir sans avoir pu mettre les pieds à Tunis, alors même que la demande de visa était déposée et que l’ambassade de Tunisie à Dakar relançait régulièrement le service concerné. C’est le même service qui fait attendre à leur arrivée à l’aéroport pendant des heures les visiteurs dont les pays ne disposent pas de représentation consulaire tunisienne. De la même façon, ce service ne délivre jamais de carte de séjour définitive - que des reçus de dossier - aux
employés subsahariens de notre entreprise, ce qui les empêche d’ouvrir des comptes bancaires ou de demander des visas auprès des autres ambassades en Tunisie. N’insistons pas sur l’accueil qui est fait à nos ingénieurs lors de leur demande de renouvellement de carte de séjour. Jalousie (ingénieurs), racisme (pas la bonne couleur) et inconscience (ces ingénieurs créent de la valeur en Tunisie qui sert à payer les salaires de ces fonctionnaires qui les accueillent comme s’il s’agissait de mendiants). Passons sur un épisode de signature légalisée où les heures d’attente des citoyens se chiffrent en l’équivalent de centaines de jours de travail perdues à l’échelle nationale tous les jours. Un archaïsme de plus d’un système hors du temps.
Ces dizaines d’emplois de bureau créés pour absorber le chômage et qui ont même fait l’objet d’un livre [1] sont en train de couler l’économie du pays qui est pourtant celle qui génère les richesses sur lesquelles ces employés se nourrissent. Quand on sait que des professions entières ne payent pas ou très peu d’impôts, que les barons de la contrebande blanchissent leur argent sur les berges du Lac au vu et au su de tous, et notamment des services concernés, et que les PME en règle sont sans cesse harcelées par les divers services (CNSS, fisc…), comment s’étonner que l’ensemble de la population tunisienne veuille fuir le pays ?
Les problèmes actuels ne sont pas insurmontables. Les blocages évoqués - et qui ne constituent qu’un échantillon de ce que subissent quotidiennement nos entreprises et citoyens - sont le résultat d’un système de rente, comme le constatait le représentant de l’Union européenne dans un article du Monde resté célèbre [2] où il déplorait « les positions d’ententes et de monopoles » entravant la transition économique. Celui-ci donnait l’exemple des rentiers grossistes de l’huile empêchant les nouveaux entrants d’exporter l’huile d’olive. Car comment croire que nos dirigeants soient aussi peu conscients ou inaptes à résoudre des problèmes auxquels l’homme de la rue est capable de proposer des solutions ? Quand une situation est bloquée sans que la logique ne l’explique, c’est que des intérêts cachés et inavouables la maintiennent dans cet état. C’est une majorité de la population et des entreprises qui suivent les règles et payent leurs impôts et taxes, qui est ainsi prise en otage de clans, lobbys et autres rentiers qui vivent en refusant impôts et taxes mais qui bénéficiant des infrastructures, des salaires bas et de produits subventionnés. Ce système arrive en bout de course et la seconde révolution tunisienne risque fort de changer réellement la donne pour ces castes dont on voit que la première révolution n’a fait qu’accélérer l’enrichissement. Celles-ci ont arrêté le temps pour profiter de privilèges d’un autre âge et ne font que retarder des échéances - cours de l’histoire oblige - qui leur seront certainement fatales n
Nous sommes dans un monde marqué par les ruptures où l’enjeu est de rebondir face aux chocs endogènes et exogènes. La transformation digitale et l’entrée sur la scène de la finance durable sont les deux contraintes qui ont marqué les dernières années et dont l’avenir du système financier tunisien dépend », avertit Wissem Ajili Ben Youssef, membre Reconnectt et directrice des programmes de Finance MBA à l’ESLSCA Business School France, qui anime les débats.
Les entreprises ont compris, mais elles attendent les leviers
Pour établir un diagnostic de la résilience du système financier tunisien, ses atouts, ses limites ainsi que les menaces et les opportunités pour les acteurs de la finance, elle fait appel à 3 experts qui connaissent le système et ses dimensions de digitalisation et de durabilité. Une polyvalence nécessaire, car le système financier tunisien devra également montrer patte verte, si l’on ose dire, pour prouver son identité durable et rester « recommandable » au sein d’un système financier international plus que jamais exigeant de ce point de vue.
« Le système bancaire a l’opportunité d’avoir de l’impact grâce à son adhésion aux critères ESG (enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance). Il y a des opportunités mais aussi des risques de ne pas être prêts, de ne pas saisir ces enjeux alors que les standards européens se durcissent dans ce domaine. Si les entreprises n’y adhèrent pas, elles seront privées de ces relations et des opportunités qui vont avec. Et ici, le secteur bancaire peut jouer le rôle de locomotive, il peut accompagner les entreprises. Nous avons travaillé à un guide de reporting de la BVMT pour aider les entreprises, surtout les banques, dans leur stratégie. Nous avons une seule loi sur la RSE (et sans textes d’application); à partir de celle-ci, on a développé des stratégies qui sont restées dans les tiroirs et n’ont pas été partagées avec le grand public et les premières personnes concernées », souligne Hanen Ben Ayed
Koubaa, Senior Expert Reporting ESG à Key Values France.
De ce même point de vue, il s’agit d’un pari pascalien pour Karim Hajjaji, Global Chief Operating Officer, Banco Santander de Grande-Bretagne: « La finance durable est une opportunité, mais l’engagement de l’Etat dans la dimension durable est capital. Ce qu’on a fait pour le textile, pourquoi ne pas le faire pour les banques? Il y a une politique d’économie verte et circulaire en Tunisie, mais il y a un manque de visibilité (même dans l’action publique), pas assez d’ambition. Mais quand on finira par s’y mettre, il faudra choisir nos combats; il y a des Tunisiens qui ont commencé à s’engager dans l’écotourisme, la nouvelle agriculture et nous pouvons inciter à la création de startups et PME spécialisées dans l’économie verte ». Face à lui, une opinion mitigée de Hédi Larbi, ex-ministre de l’Équipement, de l’Aménagement du territoire et du Développement durable, professeur à Sciences politiques à Paris (France) et professeur associé à Harvard Kennedy School Gov (USA): « En matière de finance durable, je n’ai pas trouvé de projet autre que celui de la BCT! Je ne suis pas tombé sur la moindre évaluation, le moindre suivi. C’est la tare de toutes nos politiques publiques! Cela alors que la RSE, dans un pays comme la Tunisie, est fondamentale. Il faut trouver rapidement où cela bloque et faire en sorte que notre environnement soit prêt à accueillir la RSE ».
La bonne nouvelle, disent les panélistes, c’est qu’un nombre grandissant d’entreprises comprennent l’enjeu RSE, que cela coûterait cher de ne pas s’y engager et si on ne réduit pas l'empreinte carbone début 2023 quand l’UE mettra en application une taxe carbone à la frontière. Elles saisissent l’urgence d’agir, mais elles ont besoin de voir les leviers et les mécanismes de cette durabilité se concrétiser.
Cette dimension de durabilité fait partie d’une perspective plus large de conditions de résilience en cette période où les chocs de toutes sortes se suivent. Selon Hédi Larbi, la vérité est délicate à identifier: « Les chocs sont multiples du point de vue économique; mais l’enjeu est d’abord interne, politique, et ce n’est pas la digitalisation qui va le régler. Le système bancaire est pourtant relativement résilient malgré les difficultés, le produit net des banques s’est développé, les dépôts ont augmenté de 8 à 10%, il a réussi à financer l’économie, les entreprises et les ménages à hauteur de 80%... Mais l’épargne a baissé de 22 à 6% !!! Car l’épargne de l’Etat est tombée de 11% du PIB à un taux négatif ! ». Un diagnostic que ne renie pas Karim Hajjaji, qui estime que notre système bancaire a été résilient grâce à une bonne grosse marge et une « main-d’oeuvre » bancaire à un très bon rapport. Malgré cela, la digitalisation est vécue comme une contrainte, et c’est l’agilité du secteur bancaire qui doit la transformer en opportunité. Pour progres
ser, Hédi Larbi conseille d’avancer à petits pas, rappelant que la digitalisation du secteur bancaire implique un changement de business model et que ce n’est pas possible avec 23 banques (surtout si elles ne se consolident pas). Les interventions qui ont suivi ont décortiqué les nombreux aspects digitaux, à commencer par l’IA qui réinventerait le secteur financier, par Hana Belmabrouk, Partner, ELYADATA, Tunisia; puis la manière d’agir dans le digital banking et l’usine digitale pour rester en business, par Barbara Biro, Advisory Board Member, SureFire Capital, United Arab Emirates; ensuite la transformation digitale, le partenariat avec les fintechs et le leadership, par Amnah Ajmal, Executive Vice President, Market Development EEMEA, Mastercard, et enfin les fintechs et l’investissement responsable, par Aymen Karoui, Director, Methodology and Portfolio Research Morningstar de Sustainalytics Canada.
Travailler à la construction d’une roadmap
Autant dire que la matière singulièrement abondante invite immédiatement à la mise au point d’une démarche concrète. Et c’est exactement le but poursuivi par le second panel, lors du second jour, sur les enjeux ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) et la transformation digitale qui travailleraient la main dans la main pour mettre sur pied une roadmap. Les panélistes ont insisté sur l’inévitable synergie entre les deux évolutions de la finance digitale et de la finance durable.
C’est donc sur les jalons d’un système solide, stable et au service de l’économie réelle et du bien-être des acteurs que les managers et les experts ont mené des sessions en slides où ils ont partagé de nombreux retours d’expériences et de projets Green, Fintech, Business Cases, Tech Business… à travers un talk et des échanges. C’est ainsi que les risques IA dans la finance ont été traités par Selma Turki, Partner, Digital et Emerging technology, MENA, EY, United Arab Emirates, que le reporting
extra-financier n'est plus un mythe et les effets de la divulgation ESG obligatoire dans l’analyse de Imen Ben Slimene, Associate Professor, University of Haute Alsace, France; que le critère ESG et les agences de rating extra-financier sont passés au crible de Wissem Ajili Ben Youssef, Associate Professor of Economics and director of Finance MBA programs, ESLSCA Business School, France; que l’utilisation de la Data Science pour atteindre des buts climatiques a été expliquée par Imene Ben Rejeb-Mzah, Head of climate analytics et alignment (C2A), BNP Paribas, France; que les effets des risques climatiques sur la finance internationale ont été exposés par Galina Hale, Professor of economics, University of California, United States, et qu’un panorama archéologique de la Tunisie, sa splendeur et son authenticité ont été passés en revue par Hager Krimi, Historical & Archaeological Researcher, Director, Department of the inventory and the studies of ancient civilizations INP, Tunisia n