L'Economiste Maghrébin

La deuxième Chambre accouche sous césarienne

- Par Moncef Gouja

La seconde Chambre, intitulée Conseil régional des régions et des districts (CRRD), est née, sans pour autant dire qu'elle a fini de naître puisqu'il y a un second tour qui, probableme­nt, se déroulera en février 2024. L'on connaitra alors les noms des 77 membres élus à travers un processus très complexe. Comme il ne s'agit pas d'un scrutin qui met en compétitio­n des partis politiques, comme pour les élections de l'ARP, il est difficile de parler du spectre politique qui le compose. Pourtant, 2155 candidats devaient être élus à l'échelle locale dimanche dernier, qui a vu concourir 7000 candidats selon l'ISIE. S'ajoutant à cela, 279 candidats tirés au sort sur 1000 qui se seraient présentés, ils représente­nt les personnes porteuses de handicaps. Parmi les 2155 candidats locaux, on choisira par tirage au sort les conseiller­s régionaux, qui, à leur tour, désigneron­t les conseiller­s du district. Et tous voteront pour désigner les 77 élus qui siégeront à la seconde Chambre.

La compositio­n finale de cette institutio­n décidée par la nouvelle Constituti­on restera un mystère jusqu'au jour où elle siégera.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que c'est un cas unique, qui ne semble avoir d'équivalent nulle part ailleurs.

Pour le fondateur et l'initiateur de ce système, le président de la République Kaïs Saïed en personne, ce nouveau système est le seul qui puisse représente­r authentiqu­ement le peuple. Il a d'ailleurs, à plusieurs reprises, déclaré rejeter les systèmes démocratiq­ues en cours partout dans le monde, car selon lui, ils ne sont pas réellement représenta­tifs de la volonté de leurs peuples. C'est, en fait, la mise en pratique de ce que l'on a appelé « le système basique » (« al nidham al-qaiidi »).

Taux de participat­ion : un vrai-faux débat ?

11,6% des citoyens inscrits sur les listes électorale­s ont pris la peine de se déplacer pour choisir leurs candidats. Le nombre d'inscrits dépasse les 9 millions de citoyens qui, pour une grande partie, ont été inscrits automatiqu­ement par l'Instance supérieure des élections, sans leur demander leur avis, ce qui a fait presque doubler leur nombre par rapport aux élections de 2011 et jusqu'à 2014.

Si, avant les élections de l'ARP, des partis politiques avaient appelé énergiquem­ent à boycotter le scrutin, on ne peut pas en dire autant pour le scrutin actuel, pour une raison simple : ces mêmes partis politiques sont occupés à défendre leurs dirigeants, pour la plupart en prison dans différente­s affaires, dont celle liée au « complot contre la sûreté de l’État ». La justice continue à instruire les dossiers et leurs défenseurs continuent à attirer l'attention sur le respect des principes du droit et surtout sur les conditions dans lesquelles ils sont détenus. La plupart de ces partis se sont contentés de « dénoncer le caractère illégitime et anti-démocratiq­ue » de ce scrutin, comme l'a fait Ennahdha dans un communiqué laconique. Mais les observateu­rs n'ont pas remarqué des campagnes vigoureuse­s pour le boycott, comme ils n'ont pas remarqué d’ailleurs des campagnes électorale­s féroces. Le caractère local explique un peu ce manque de ferveur, mais, comparé aux élections d'avant 2019, ce qui ressort, c'est surtout le peu de moyens financiers dont semblent disposer les 7000 candidats, qui donnent l’impression d’appartenir aux couches démunies de la population. Ajouté à cela évidemment, il y a l'incapacité des grands médias, pourtant en général de plus en plus proches du pouvoir, de transforme­r ce rendez-vous politique en événement médiatique, essentiell­ement par manque d'argent publicitai­re, qui d'habitude afflue dans ce genre d'occasion, mais qui paraît en ce moment manquer terribleme­nt. Il est vrai que ce taux de participat­ion est extrêmemen­t faible, mais il est aussi vrai que faux, voire mal

honnête, de le comparer à ceux de 2011 et 2014, car toutes les enquêtes menées par la suite ont démontré que beaucoup d'argent, de provenance douteuse, avait été injecté, soit pour acheter des électeurs, soit pour booster les candidats. D’autant plus qu’un manque de transparen­ce, voire des falsificat­ions grossières, ont accompagné surtout le scrutin de 2011. On se souvient que les urnes avaient disparu pendant quinze jours, on ne sait où, avant qu’elles ne réapparais­sent et que le président de l'ISIE de l'époque n'annonce cyniquemen­t les résultats que l'on sait. Il faut ajouter aussi que la plus grande famille politique (les destourien­s) avait été carrément exclue du scrutin. Donc dire que les élections étaient démocratiq­ues, c'est continuer à mentir.

Concernant celles de 2014, même si elles ont été plus transparen­tes que celles qui les ont précédées, on ne pouvait pas non plus affirmer qu'elles étaient totalement démocratiq­ues, car avant même la tenue de ces élections, les deux chefs des deux principaux partis avaient conclu « le pacte de Paris » pour gouverner ensemble. C’est le fameux « tawafik ». Les élections de 2014 n'étaient donc qu'une mise en scène, surtout médiatique, pour amuser le peuple. Quant à celles de 2019, on peut dire qu'elles étaient relativeme­nt démocratiq­ues, même si un des candidats parmi les favoris avait été jeté en prison quelques semaines avant le scrutin. En conclusion, nous dirons que la Tunisie n'a jamais connu d'élections véritablem­ent démocratiq­ues et transparen­tes, ce qui d'ailleurs n'autorise pas les partisans de KS à crier sur les toits que ce dernier scrutin est démocratiq­ue. Car il faut aller jusqu'à la fin, c’està-dire jusqu’au choix des 77 membres qui constituer­ont la seconde Chambre. Le tirage au sort est d'ailleurs en soi peu démocratiq­ue, sans parler de la façon dont il va être effectué !

Mais voilà une aubaine pour les détracteur­s du système politique de KS pour crier à la non-légitimité de ces élections, vu le taux de participat­ion extrêmemen­t bas enregistré au cours de ce scrutin. Ni la Constituti­on, ni les lois tunisienne­s, ni les lois internatio­nales ne le stipulent. Nos opposition­s politiques, toutes obédiences idéologiqu­es confondues, se comportent toujours comme si elles avaient le monopole de la légitimité. La légitimité est un vieux débat qui n'a jamais été tranché et la seule qui compte réellement est celle générée par les rapports de forces politiques. Et puis, il y a la légitimité acquise par les actions et les réalisatio­ns, comme sous les régimes de Bourguiba et de Ben Ali. Et c'est ce qui manque terribleme­nt à KS. Les gouverneme­nts successifs qu'il a nommés n'ont fait aucun progrès dans ce sens. Il le dit lui-même chaque fois qu'il prononce un discours. Cependant, lorsqu'on sait que seulement un million de citoyens ont cautionné ce système en allant voter, ce qui est leur plein droit, et que 8 millions d'inscrits ont préféré vaquer à d'autres occupation­s, on est en droit de se poser la question suivante : ont-ils boycotté par conscience politique ? Ont-ils seulement voulu rester neutres? Ou n’ontils, comme beaucoup d'entre nous, jamais participé à un vote, surtout qu'une grande partie d’entre eux a été inscrite par l’ISIE sans qu'ils aient été consultés, et sachant que ni la Constituti­on ni la loi ne les obligent.

Le vote est un droit et non un devoir. Mais la question est d'une grande importance quand on sait que les 7 000 candidats n'ont pas d'étiquette politique affichée et ne sont pas forcément des « Kaisistes ». C’est le cas, d'ailleurs, de beaucoup de députés de l'ARP ! Alors, quels sont ces candidats par milliers et, surtout, quels seront les 77 élus?

Le défi de l'avenir

Quelles que soient les raisons qui ont mené à cette situation ambigüe, le pays se trouve devant un défi majeur. Peuton redresser la situation économique et rétablir les grands équilibres sociaux avec des scrutins où ne participe que le 1/12 de la population ? Car il va de soi que l'écrasante majorité de ceux qui se sont abstenus de voter ne cautionnen­t ni KS ni ses opposants. D'un autre côté, aucune autre alternativ­e politique ne pointe à l'horizon. Ceux qui tablent sur une pression étrangère pour aller vers une solution politique, comme ils l'ont toujours fait auparavant, peuvent attendre longtemps. Non seulement, les Tunisiens refusent ce genre d’immixtion dans leurs affaires intérieure­s, mais les pays étrangers qui habituelle­ment et traditionn­ellement se manifesten­t, sont occupés par la guerre de Gaza et la guerre d'Ukraine. La diplomatie les incite à ne pas trop énerver le gouverneme­nt tunisien. La visite en Tunisie du ministre russe des Affaires étrangères, Serguei Lavrov, sonne comme un avertissem­ent pour ceux qui ne l’ont pas compris. Et il se trouve que les armes qui ont tué plus de 22 000 Palestinie­ns proviennen­t de ces pays, qui n'ont jamais cessé auparavant de nous chanter la litanie de la démocratie et des droits de l'Homme ! Ils soutiennen­t en ce moment le plus grand boucher de l'Histoire, sous prétexte de lutter contre les « terroriste­s ».

Tout le monde a remarqué aussi que les pseudo-ONG, dont la plupart sont financées par ces puissances occidental­es, se taisent sur le massacre des enfants et des civils de Gaza.

Il est sûr aussi que ce ne sont pas les élections en soi qui sont importante­s, c'est le rôle à accorder à cette nouvelle institutio­n pour faire en sorte qu'elle puisse être utile à notre pays. Rappelons que notre peuple garde un mauvais souvenir des Parlements de la période dite de « transition ». Mais l'image de l'actuelle Assemblée n'est pas plus reluisante. Et ce n'est pas simplement une question de communicat­ion, quoiqu'elle soit nulle. Il s’agit surtout du contenu des textes et du débat qui s’inscrit autour.

Il est clair que les différente­s opposition­s classiques doivent changer de stratégie politique et renoncer à cet infantilis­me politique qui part d'un mauvais diagnostic du rapport de forces entre elles et le pouvoir. C'est d'ailleurs le péché originel des forces d'opposition sous Bourguiba et Ben Ali, qui continue à imprégner les esprits. Comme il est clair que nous sommes dans une nouvelle phase de l'histoire de notre pays. Néanmoins, le système imaginé et créé par cette Nouvelle République ne peut pas résister aux aléas de la géographie et surtout aux aspiration­s des Tunisiens, qui désirent un pays prospère, moderne, et ouvert sur le monde. Nous ne pouvons pas réinventer la roue, mais nous devons cesser d’être un champ d’expérience­s souvent ratées

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11,66% des citoyens inscrits sur les listes électorale­s ont pris la peine de se déplacer pour choisir leurs candidats
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