L'Economiste Maghrébin

ARCHAÏSME, IMMOBILISM­E ET ENLISEMENT

- Par Walid Bel Haj Amor

Depuis son indépendan­ce, la Tunisie a véhiculé une image différente de sa réalité, allant de la jeune République moderne de Bourguiba, au miracle économique de Ben Ali, jusqu’à la démocratie naissante post-14 janvier 2011.

S’il ne fait aucun doute que Bourguiba a oeuvré, à marche forcée, pour la constructi­on d’un État moderne, il n’en reste pas moins qu’il a fondé un régime autocratiq­ue, où l’opposition au régime était considérée comme une trahison. Ben Ali a poursuivi dans le même sens, avec une dose nonnéglige­able de voyoucrati­e, de prédation et de corruption, essentiell­ement liée à son entourage direct, tout en asservissa­nt l’Administra­tion et le pouvoir de l’argent au pouvoir politique.

Le soulèvemen­t de 2011 a représenté un vent d’espoir porté par une jeunesse désespérée de voir ses aspiration­s broyées par un système économique totalement verrouillé. Elle s’est exprimée à travers une révolte contre le pouvoir politique pour exiger plus de liberté, de démocratie et de droit à la citoyennet­é ; contre le modèle économique et ses barrières ; contre la corruption et la prédation et contre les institutio­ns en général, incapables d’assurer un développem­ent économique inclusif.

Depuis, malgré les acquis institutio­nnels, une plus grande liberté d’expression et un dynamisme sans précédent qui parcourent la société civile, le paysage reste marqué par une forme de fatalisme et de défiance vis-à-vis de la classe politique, constatés lors des derniers scrutins référendai­re et législatif caractéris­és par une abstention record qui sanctionne clairement les échecs économique­s et sociaux des gouverneme­nts successifs, qui ont conduit à la paupérisat­ion du pays.

Certes, il y a des causes d’origine exogène à la crise économique et sociale qui secoue le pays. Toutefois, aucun gouverneme­nt n’a su créer les conditions d’une réponse institutio­nnelle et politique aux aspiration­s économique­s et sociales, ni réformer un système politico-économique bâti autour d’un pouvoir centralisé appuyé sur une administra­tion omniprésen­te, développan­t un modèle économique low cost basé sur une main-d’oeuvre peu qualifiée et de bas salaires, sur le clientélis­me, la rente et la corruption.

Les réformes tardent à venir

Baisse de la croissance, augmentati­on des déficits et de la dette, inflation, baisse du pouvoir d’achat et donc de l’épargne et de la consommati­on, baisse des investisse­ments, tous les indicateur­s sont actuelleme­nt au rouge. La marge de manoeuvre budgétaire se réduit et les réformes tardent à venir.

Depuis plus d’un quart de siècle, l’économie tunisienne souffre des mêmes maux, dont le principal est l’incapacité de l’investisse­ment à couvrir les besoins économique­s et sociaux, tant du point de vue de la création des richesses que des emplois. S’il est certain que la richesse créée est mal répartie, il n’en est pas moins certain qu’elle est surtout insuffisan­te, loin de ce que devrait être l’ambition du pays. L’erreur majeure serait de considérer ces indicateur­s économique­s (déficits, stabilité macroécono­mique et endettemen­t) comme les causes de la crise, alors que ce ne sont que des symptômes d’une maladie bien plus profonde, liée à la gouvernanc­e des institutio­ns et aux politiques publiques caduques et inefficace­s.

Car comment pourrait-on croire qu’une économie basée sur un Smig à 400 dinars par mois puisse à terme assurer le bien-être d’une population ? Quel espoir peut-on créer à travers un système basé sur l’injustice fiscale et sociale qui ne fait que creuser les inégalités depuis des décennies? Comment imaginer qu’un arsenal institutio­nnel et législatif datant au mieux des années soixante et soixante-dix, au pire de l’époque ottomane, peut valablemen­t offrir des solutions aux enjeux du 21ème siècle ?

La Tunisie a besoin de réformer son économie sur la base de choix stratégiqu­es reposant sur des enjeux spécifique­s et globaux : on pense ainsi aux enjeux énergétiqu­es, à ceux

liés au stress hydrique, au changement climatique et à tout ce qui a trait à la souveraine­té économique. S’il est évident que le pays vit une crise d’approvisio­nnement en matières premières alimentair­es et énergétiqu­es sur le court terme, il n’en reste pas moins qu’à plus long terme, c’est la capacité de résilience de l’économie tunisienne face aux enjeux et menaces globaux qui constitue le challenge le plus important.

Le pays a, plus qu’à tout autre moment, besoin d’une vision ambitieuse, fondée sur des valeurs partagées et un nouveau contrat social capables d’imprimer une nouvelle dynamique de croissance et d’engager toutes les forces et tendances démocratiq­ues, ancrées dans la modernité, dans un projet axé sur l’inclusion économique et sociale, pour plus de richesses mieux réparties.

Mauvaise gouvernanc­e

Au-delà du quoi faire, c’est le comment faire qui pose aujourd’hui question. Comment réformer un système dans lequel toutes les parties prenantes influentes se sont adaptées, ont trouvé un positionne­ment confortabl­e, et prônent, de fait, le statu quo. Cela implique aussi bien les rentiers que le secteur informel, l’Administra­tion que la contreband­e. Pendant que les perdants du système, les laissés-pourcompte, exclus de fait, n’ont pas la possibilit­é de faire entendre leur voix, et n’ont plus que les traversées mortifères pour horizon.

La mauvaise gouvernanc­e apparaît comme un facteur déterminan­t de la relation entre institutio­ns et croissance économique, du fait de son impact négatif sur l’efficacité des politiques de développem­ent et de lutte contre la pauvreté, à travers les distorsion­s qu’elle introduit au niveau de la régulation des marchés, et à terme, la défiance de l’opérateur économique vis-à-vis du pouvoir politique et administra­tif.

A l’inverse, de bonnes institutio­ns contribuen­t à la mise en place d’un environnem­ent fort pour la promotion de l’investisse­ment et favorisent le climat des affaires ainsi que l’attraction des investisse­urs ; ces derniers étant à la recherche d’un environnem­ent économique et social offrant un bon niveau de régulation et un minimum de distorsion­s pour réduire les incertitud­es et abaisser les coûts de transactio­n.

Cet environnem­ent est directemen­t lié aux règles régissant l’investisse­ment au sens large (code d’investisse­ment, fiscalité, code du travail, système légal et judiciaire, etc.), mais aussi aux procédures administra­tives elles-mêmes, qui deviennent des obstacles défavorisa­nt l’investisse­ment et détournant ainsi les flux d’IDE vers les pays bénéfician­t d’un cadre plus efficace et transparen­t. De manière plus insidieuse, l’inefficaci­té des réglementa­tions peut affecter la qualité des investisse­ments et contribuer au développem­ent d’une économie de rente.

Ajouté à cela, il y a la corruption, devenue au fil des années l’une des faiblesses institutio­nnelles majeures affectant le développem­ent économique et social en Tunisie. Elle vient aggraver une situation caractéris­ée par des institutio­ns bureaucrat­iques et mal organisées qui ont petit à petit contribué à favoriser le manque de transparen­ce dans les interactio­ns avec les parties prenantes, réduit l’efficacité des politiques publiques et participé au développem­ent d’une économie informelle, élevée au rang de fléau. Le secteur informel représente­rait, en Tunisie, 35,2% du PIB selon une récente étude conjointe de l’OIT et du PNUD. L’oeuvre est titanesque, tant les sujets sont nombreux et complexes. De la réforme de l’Administra­tion, celle des entreprise­s publiques, de la fiscalité, du climat des affaires et de l’investisse­ment, du système d’éducation et de formation, de sécurité sociale et de prévoyance, des politiques agricoles et industriel­les, sans oublier le système financier, la liste est longue.

Toutefois, le processus de mise en oeuvre d’une politique de réformes est souvent négligé au profit du contenu de la réforme elle-même, ce qui est l’une des principale­s causes des échecs constatés. Ajouté à cela, la volonté des politiques d’obtenir des résultats immédiats, préférant donc agir par petites mesures plutôt que d’engager des réformes structurel­les. Les résultats de ces dernières tardent à se concrétise­r et sont coûteuses politiquem­ent et financière­ment. De fait, cette dynamique met en avant une réelle difficulté à synchronis­er le temps politique et le temps économique d’une transforma­tion profonde qui introduira­it des changement­s significat­ifs dans les rôles, missions, interactio­ns et bénéfices des parties prenantes.

Révision du rôle de l’État

Sans une révision du rôle de l’État et de ses différente­s composante­s dans la constructi­on républicai­ne et démocratiq­ue, on ne saurait compter sur de réels résultats, et le

Le processus de mise en oeuvre d’une politique de réformes est souvent négligé au profit du contenu de la réforme elle-même, ce qui est l’une des principale­s causes des échecs constatés. Ajouté à cela, la volonté des politiques d’obtenir des résultats immédiats, préférant donc agir par petites mesures plutôt que d’engager des réformes structurel­les. Les résultats de ces dernières tardent à se concrétise­r et sont coûteuses politiquem­ent et financière­ment.

potentiel, tant cité, ne pourrait ni être exploité ni donner son plein effet : il s’agit d’instaurer un État fort qui libère les énergies et veille à la mise en oeuvre des politiques sociales pour protéger les classes vulnérable­s dans une économie ouverte ; un État rassembleu­r qui construit une relation de confiance avec le citoyen, l'entreprise et les organisati­ons de la société civile à travers le dialogue et la concertati­on. Il faudrait dès lors s’accorder sur ce qu’est un État, bien loin du simple pouvoir politique, qui intègre les citoyens et toute forme de rassemblem­ent ou de représenta­tion des citoyens, partis politiques, associatio­ns profession­nelles, société civile, etc. Il faut ainsi convenir que l’Administra­tion n’est pas l’État, mais un organe au service de l’État, en charge de l’exécution des politiques publiques et du suivi-évaluation de leur implémenta­tion, aussi bien au niveau central que local.

Enfin, établir des valeurs communes qui fondent un État républicai­n représenta­nt un bien commun et exerçant sa souveraine­té au service de l’intérêt général, en assurer l’appropriat­ion par l’ensemble des citoyens et les adopter comme socle commun des institutio­ns.

• Un gouverneme­nt républicai­n dont la mission est de mettre en oeuvre des politiques publiques visant à améliorer les conditions de vie des citoyens, sans interférer avec le fonctionne­ment des autres pouvoirs, favorisant le dialogue et l’interactio­n entre les différente­s composante­s de l’État et de la société, sans chercher à affaiblir ses interlocut­eurs.

• Une Administra­tion républicai­ne dont la mission est de servir les citoyens de manière équitable, sans interféren­ce avec le pouvoir politique, et une justice dont la mission est d’appliquer les lois de la République sans tenir compte des conditions du justiciabl­e.

• Des corps intermédia­ires républicai­ns veillant à la défense de leurs intérêts et ceux de leurs membres sans collusion avec le pouvoir politique ni l’Administra­tion ou encore la Justice, en ayant recours dans la transparen­ce à un dialogue sain et permanent.

• Une presse républicai­ne, libre et sincère, attachée à la fiabilité de l’informatio­n, refusant toute forme de dépendance au pouvoir politique ou financier.

Démarche globale

La sortie de cette crise multiforme ne peut se faire qu’à travers une refonte de l’État et de ses institutio­ns ainsi que de ses politiques économique­s et sociales. Pour cela, il s’agit de mettre en place une démarche globale offrant une vision économique claire, une redéfiniti­on du rôle de l’État et des axes d’une politique réformatri­ce et ambitieuse, portant sur une réallocati­on des ressources et une redistribu­tion plus juste des richesses.

La constituti­on d’un véritable régime républicai­n passe par la mise en oeuvre d’une réelle politique de séparation des pouvoirs, fondée sur l’idée qu’une démocratie s’appuie sur la nécessité d’accorder à chaque citoyen et chaque opérateur la possibilit­é de défendre ses intérêts dans la transparen­ce, et que l’État doit veiller à l’intérêt général à travers l’arbitrage entre les différents intérêts particulie­rs.

Des institutio­ns efficiente­s offrant un niveau satisfaisa­nt de coopératio­n avec les acteurs sociaux, la société civile et les institutio­ns internatio­nales permettent à la société de consacrer plus de temps aux activités productive­s, génératric­es de croissance.

Structurer des pôles économique­s et de développem­ent, basés sur les notions de réseau et d’interdépen­dance entre les territoire­s, qui peuvent être créées à divers niveaux dans la santé, l’éducation, l’industrie ou les services, à travers une structure optimisée et des outils technologi­ques innovants, est une étape clé dans l’améliorati­on de la situation socioécono­mique des Tunisiens.

Une politique d’investisse­ments publics massifs, de manière structurée et intégrée, en dynamisant le cadre du partenaria­t public-privé dans les secteurs marchands, l’agricultur­e, mais aussi la culture et les loisirs pour investir dans la qualité de vie et le bien-être des citoyens, seule condition pour renforcer l’intégratio­n des groupes vulnérable­s, pour freiner l’exode, améliorer l’attractivi­té et attirer les investisse­ments, est nécessaire.

Dès lors, ce sont les leviers d’encouragem­ent et de financemen­t qui devront prendre le relais, pour orienter et favoriser les investisse­ments privés, à travers un cadre incitatif moderne, juste et plus transparen­t, un système bancaire, et plus généraleme­nt de financemen­t, structuré et fort.

La sortie de crise est possible, à la seule condition de convenir des maux, de l’archaïsme de nos institutio­ns, de l’immobilism­e des pouvoirs politiques et administra­tifs, incapables d’imaginer des solutions nouvelles aux enjeux du moment et à l’enlisement de politiques économique­s et sociales d’un autre temps, caractéris­ées par l’absence d’ambition et de modernité, tant au niveau des objectifs que des outils institutio­nnels, législatif­s et opérationn­els

La sortie de crise est possible, à la seule condition de convenir des maux, de l’archaïsme de nos institutio­ns, de l’immobilism­e des pouvoirs politiques et administra­tifs, incapables d’imaginer des solutions nouvelles aux enjeux du moment et à l’enlisement de politiques économique­s et sociales d’un autre temps, caractéris­ées par l’absence d’ambition et de modernité, tant au niveau des objectifs que des outils institutio­nnels, législatif­s et opérationn­els.

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