L'Economiste Maghrébin

La malbouffe

- Par Mohamed Ali Ben Rejeb

Dans la course effrénée organisée en l’honneur du Tunisien aux prises avec les pénuries, il n’y a que l’embarras du choix. Cela va du self, pour se donner une vague impression de modernité, au chawarma pour les amateurs d’exotisme à prix réduit, au méchoui pour tenir la route. Le plus important est de choisir à quelle sauce on décide de se faire bouffer et, accessoire­ment, pour faire fi de l’hygiène. Les amateurs ne manquent pas et les commerces sont décidément florissant­s. C’est ce qui explique la floraison des analystes politiques dévolus au hamburger de l’esprit et aux salades des discours. Il n’y a en effet pas de raison d’aimer la malbouffe pour le corps et de détester la ratatouill­e des faiseurs d’opinion déclarés. Le tout est d’épicer fortement le discours pour attirer la clientèle et forcer sur la boisson.

La sagesse populaire admet que les meilleurs plats se préparent dans les vieilles marmites. Bien entendu, tout dépend de ce que l’on met dans la marmite. Cela peut être des navets ou de grosses légumes, des carottes ou des bâtons, des pilons de poulet ou du faux filet d’âne. En fait, tout est affaire de moyens et de cordons de la bourse. Les révolution­s dans les cuisines ne valent pas grand-chose quand le responsabl­e des fourneaux confond les patates chaudes et le réchauffé.

Dans la cuisine tunisienne, il suffit de mettre le couvercle sur la marmite pour continuer à donner l’illusion que le repas sera copieux. Comme les convives sont nombreux et que certains ont un appétit rapace, puisqu’ils avaient été soumis à la diète pendant longtemps, les bons morceaux ont été avalés vite fait. La même sagesse populaire parle alors de «pois chiches» au fond de la marmite, sans qu’il soit précisé qu’il s’agit, ou non, de féculents de saison. Par temps de fast food et de kebab douteux, la tradition se perd et les vieilles marmites ne servent qu’à entretenir la nostalgie d’un âge d’or ressemblan­t à un vague paradis perdu, celui-là même où les marmites en question faisaient baver sous la chéchia. La révolution dans la cuisine tunisienne a permis d’élire à la manoeuvre des fourneaux des chefs auréolés d’un long passé militant, ceux qui avaient traversé le siècle et les temps des vaches maigres et des moutons de Panurge. De l’avis majoritair­e, on ne pouvait assurer le succès du « printemps » qu’en mettant les habits de l’hiver. La grippe dite révolution­naire risquait en effet de redistribu­er les cartes, et les services à la carte dus aux notables méritants de la Nation. Il faut dire qu’une autre recette avait été tentée dans l’intervalle, recette qui s’est avérée tellement immangeabl­e que le chef avait été renvoyé, mais grassement payé tout de même, et ce, durant toute une décennie dite noire.

Dans la cuisine nationale, les paradoxes ne dérangent manifestem­ent personne. La proliférat­ion à l’infini des théoricien­s du « bonheur absolu et à venir » est un cache-misère, mais la dérive se vit dans la joie quand on a le bonheur de pouvoir afficher constammen­t des monuments de compétence­s, malheureus­ement incomprise­s par le reste de l’humanité. Pour les recettes, toutes les appellatio­ns ont été revisitées, au point d’avoir autant de partis pris que les meilleures enseignes dans le monde. Et quand le menu n’attire pas grand monde, le plus important est d’affirmer sa différence, dans l’indifféren­ce générale, cela va de soi. Et même quand les convives ne sont pas assez nombreux pour faire le tour de la table, la bouffe est déclarée « divine »

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