L'Economiste Maghrébin

La girouette et les hirondelle­s, changement d’humeur économique

- Par Joseph Richard

Critiqué parfois pour son opportunis­me et qualifié à ce titre de girouette, Edgar Faure, ancien président du Conseil français et grand ami de la Tunisie, avait coutume de répondre que c’étaient les vents qui changeaien­t et non la girouette.

Ce propos pourrait s’appliquer aux Instituts de prévision économique qui révisent leurs projection­s à peu d’intervalle.

Les récentes perspectiv­es économique­s du Fonds monétaire internatio­nal et de l’OCDE le montrent. Les précédente­s datent d’à peine trois petits mois, mais il a suffi de quelques hirondelle­s en ce milieu d’hiver pour voir la vie économique en un peu plus rose. Il est vrai qu’ils avaient - pratiqueme­nt - tous noirci le tableau pour 2023, qui s’est révélée bien meilleure que prévue.

Ainsi, la croissance mondiale devrait être en 2024, selon le FMI, de 3,1% et non plus de 2,9% et, pour l’OCDE, un peu plus pessimiste, de 2,9% contre 2,7%.

Une faible différence globale, mais qui montre une tendance et une moyenne qui peuvent dissimuler des différence­s plus accentuées entre régions et pays.

Ces hirondelle­s, qui laissent présager d’un climat économique plus favorable, sont surtout américaine­s et un peu chinoises. Pour le reste, l’ambiance est plus morose. L’Europe est de plus en plus à la traîne.

L’Amérique, l’atterrissa­ge en douceur annoncé

Ces deux dernières années, les débats ont fait rage entre les économiste­s comme Larry Summers, ancien secrétaire au Trésor et président de Harvard, et les prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et Paul Krugman.

Le premier se faisait l’avocat d’un resserreme­nt monétaire franc et prolongé pour juguler une inflation résultant d’un excès de la demande généré par les largesses des présidents Trump et Biden. Il fallait refroidir l’économie en comprimant la demande, en calmant les revendicat­ions salariales, donc par une récession. Retarder l’action, c’était aggraver le mal et donc avoir à renforcer le remède. A la fibre sociale plus prononcée, les seconds voyaient dans la hausse des prix un problème momentané dû à une offre insuffisan­te. L’inflation baisserait une fois disparus les effets disruptifs de la Covid-19 sur les chaînes d’approvisio­nnement.

Le fléchissem­ent de l’inflation sans récession ni chômage parait donner raison aux seconds, même si le maintien de taux d’intérêt élevés n’a pas cassé la croissance, comme le craignaien­t Stiglitz et Krugman. La demande des ménages reste alimentée par les revenus accumulés ces dernières années.

Cela amène le FMI et l’OCDE à porter à 2,1% la croissance prévue en 2024 et non plus 1,5% comme projeté en octobre dernier. En 2023, la croissance a été de 2,5%, alors que le FMI annonçait une récession. La révision n’est pas mince, surtout en année électorale quand le Président Biden doit défendre son bilan.

L’Europe à la traîne

Sur la zone euro, le FMI a péché par excès d’optimisme pour les performanc­es annoncées pour 2024, même modestes avec 1,2%, et maintenant, il les estime à 0,9%. Il en va de même pour l’OCDE : 0,6% contre 0,9% deux mois plus tôt. Une baisse de 0,3% dans les deux cas, apparemmen­t faible, mais qui oblige à revoir les budgets pour éviter d’amplifier des déficits déjà trop importants. La France en est une illustrati­on ; elle doit réduire de dix milliards d’euros ses dépenses pour contenir le déficit budgétaire rapporté au PIB.

L’Europe est victime du choc de l’énergie russe qui l’a amenée à se tourner vers le gaz naturel américain, bien plus cher car, sur le marché, il n’y a pas de « prix d’ami ». C’est le résultat du croisement de l’offre et de la demande. Les prix de l’énergie se sont détendus mais, à terme, l’Europe reste fortement tributaire de l’étranger, ce qui n’est plus le cas de l’Amérique.

Après une chute d’activités, l’Allemagne ne devrait progresser en 2024 que de 0,5% contre 0,9% pour l’ensemble de la zone euro. L’orthodoxie budgétaire allemande - inscrite dans la Constituti­on - fait l’objet de discussion­s entre le souci de donner plus de marge de manoeuvre pour les investisse­ments et la volonté de ne pas tomber dans le piège de la facilité, position qui recueille l’adhésion populaire.

Les pays de la zone euro sont à la traîne des pays industrial­isés et, en 2023, ils n’ont pas fait mieux que le Japon vieillissa­nt (1,9%), le Royaume-Uni, affecté pourtant par le Brexit ou même la Russie (3,1 %). Cela devrait rester le cas en 2024 vis-à-vis du Royaume-Uni, du Japon ou des États-Unis.

Il ne s’agit pas là d’un phénomène récent, car l’Europe perd pied depuis des décennies face aux Etats-Unis. En 2000, le PIB de l’Europe représenta­it 90% de celui des États-Unis, 60% en 2023. En valeur absolue, le PIB européen n’a guère avancé, alors que l’américain continuait à progresser. Les années à venir risquent de prolonger cette tendance. Au

Forum de Davos, les chefs économiste­s profession­nels ne sont que 23% à penser que l’Europe connaîtra cette année une croissance forte contre 56% pour les Etats-Unis. C’était avant les projection­s révisées du FMI et de l’OCDE. Dans la course mondiale à la puissance économique, l’Europe perd du terrain, pas seulement face aux États-Unis, mais aussi au reste du monde.

L’Asie poursuit en tête sa course

Ces dernières années, l’Asie émergente a crû de 1% à 2,5% de plus que la moyenne mondiale et de 2% à 3,5% de plus que celle des seuls pays développés. Cet écart doit se creuser davantage en 2024.

Avec 7,2% en 2022 et 6,7% en 2023, l’Inde caracole en tête et grignote un peu l’avance (considérab­le) prise par la Chine. Les économiste­s profession­nels interrogés pour le Forum de Davos sont pratiqueme­nt unanimes (93%) à supputer une croissance soutenue en Asie du Sud, la zone mondiale à plus fort taux de croissance.

Le reste du Sud progresse également, mais à un rythme moindre. L’Amérique latine demeure à des niveaux modestes ; 1,9% est attendu en 2024. Même le Mexique, qui profite du boom et des mesures protection­nistes de son voisin du nord n’enregistre­rait que 2,7% de croissance, tandis que le Brésil peinerait à atteindre les 2%, après un peu plus de 3% ces deux dernières années. L’Afrique sub-saharienne voit ses prévisions s’affaiblir, mais le taux de croissance devait rester autour de 4% l’an. Certains pays parviennen­t à tirer leur épingle du jeu et à revenir sur les marchés obligatair­es mondiaux, témoignage de la confiance des investisse­urs dans leurs perspectiv­es économique­s. C’est le cas de la Côte d’Ivoire, du Bénin et, prochainem­ent, du Kenya.

Une Chine en demi-teinte

Malgré tous les débats qui entourent le taux de croissance de la Chine, le FMI et l’OCDE retiennent le taux de 5,2% en 2023 ; le premier révise à la hausse sa projection pour 2024 (4,6% contre 4,2%), la seconde la maintient à 4,7%. À Davos, le sentiment est aussi plus positif avec 69% des économiste­s interrogés qui tablent sur une croissance forte de la Chine en 2024.

Pour autant, la Chine connaît des difficulté­s sérieuses avec la mise en liquidatio­n de la société immobilièr­e géante EVERGRANDE, un attentisme prolongé des consommate­urs et le freinage de l’économie mondiale, aggravé par sa rivalité avec l’Amérique. En 2023, les exportatio­ns chinoises vers les États-Unis ont été réduites de 109 milliards de dollars (-20% environ), les importatio­ns de produits américains ne bougeant pas. Le déficit américain tombe de 382,3 milliards de dollars à 279,4 milliards de dollars. Il est vrai que, corollaire, l’excédent du Vietnam s’accroît de plus de 100 milliards de dollars.

Face à ces difficulté­s, le pouvoir chinois dose ses efforts de relance. Il desserre la liquidité bancaire (réduction des réserves obligatoir­es), mais se garde de revenir sur sa volonté d’assainisse­ment du système financier. Pas de plan massif de relance, mais une restructur­ation en profondeur des banques locales par un vaste mouvement de concentrat­ion.

Pour certains, l’issue du combat pour retrouver le chemin de la croissance paraît douteuse, car Pékin doit aussi affronter le vieillisse­ment de sa population et des pressions déflationn­istes persistant­es. Le rôle reconnu au Parti communiste chinois dans l’économie est un facteur d’inhibition qui pèse sur le climat des affaires. On retrouve des idées déployées par des économiste­s américains comme Paul Krugman, sur le caractère structurel de la faiblesse des économies asiatiques dont la croissance ne reposerait que sur la main d’oeuvre, quand elle est encore abondante, et sur un effet de rattrapage par copie et mimétisme. Les années de croissance rapide en Asie ont démenti ces sombres prévisions et l’Asie reste le moteur de l’économie mondiale. Il est vrai que des obstacles sérieux persistent et que les questions de gouvernanc­e y sont, comme ailleurs, un élément crucial du développem­ent.

Les économiste­s chinois, quant à eux, se montrent plus confiants dans les capacités de rebond de leur pays, car la priorité à l’innovation, le rôle reconnu au secteur privé comme inévitable moteur de la croissance et l’envie d’émerger du peuple chinois sont des facteurs puissants de soutien à la croissance. En mars, lors de la réunion concomitan­te des deux Assemblées, le taux de croissance visé sera annoncé. II traduira les arbitrages du pouvoir chinois quant aux priorités affichées entre croissance et autres objectifs recherchés, comme la décarbonat­ion, la recherche, l’assainisse­ment de la finance, l’effort d’armement…

Les prévisions économique­s n’échappant pas aux préjugés géopolitiq­ues ou éthiques, il convient d’être prudent. Les années à venir nous diront si la langueur (relative) chinoise est une maladie durable, à la japonaise, ou un trouble passager, conjonctur­el, même si les cimes d’antan de la croissance ne seront pas, à l’évidence, retrouvées. Surtout si Donald Trump est élu et met en pratique ses annonces de levée de barrières douanières vis-à-vis de ses partenaire­s, dont les excédents commerciau­x en font des adversaire­s, l’Europe n’y échappant pas.

Le Sud global est fragmenté économique­ment, avec des taux de croissance éparpillés.

2024 sera l’heure de vérité pour les remèdes de cheval administré­s en Argentine et au Nigeria. L’Afrique du Sud sortira-t-elle, après les prochaines législativ­es, de ce glissement vers la récession ? L’Inde pourra-t-elle transforme­r sa croissance en dizaines de millions d’emplois tant nécessaire­s ?

Autant de réponses attendues pour pouvoir juger si 2024 sera une transition vers un avenir plus réconforta­nt, comme l’augurent les prévisionn­istes, ou une année d’inflexion vers des temps encore plus compliqués. Suivons cela au fil de l’année dans cette chronique, dont c’est une raison d’être

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