La girouette et les hirondelles, changement d’humeur économique
Critiqué parfois pour son opportunisme et qualifié à ce titre de girouette, Edgar Faure, ancien président du Conseil français et grand ami de la Tunisie, avait coutume de répondre que c’étaient les vents qui changeaient et non la girouette.
Ce propos pourrait s’appliquer aux Instituts de prévision économique qui révisent leurs projections à peu d’intervalle.
Les récentes perspectives économiques du Fonds monétaire international et de l’OCDE le montrent. Les précédentes datent d’à peine trois petits mois, mais il a suffi de quelques hirondelles en ce milieu d’hiver pour voir la vie économique en un peu plus rose. Il est vrai qu’ils avaient - pratiquement - tous noirci le tableau pour 2023, qui s’est révélée bien meilleure que prévue.
Ainsi, la croissance mondiale devrait être en 2024, selon le FMI, de 3,1% et non plus de 2,9% et, pour l’OCDE, un peu plus pessimiste, de 2,9% contre 2,7%.
Une faible différence globale, mais qui montre une tendance et une moyenne qui peuvent dissimuler des différences plus accentuées entre régions et pays.
Ces hirondelles, qui laissent présager d’un climat économique plus favorable, sont surtout américaines et un peu chinoises. Pour le reste, l’ambiance est plus morose. L’Europe est de plus en plus à la traîne.
L’Amérique, l’atterrissage en douceur annoncé
Ces deux dernières années, les débats ont fait rage entre les économistes comme Larry Summers, ancien secrétaire au Trésor et président de Harvard, et les prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et Paul Krugman.
Le premier se faisait l’avocat d’un resserrement monétaire franc et prolongé pour juguler une inflation résultant d’un excès de la demande généré par les largesses des présidents Trump et Biden. Il fallait refroidir l’économie en comprimant la demande, en calmant les revendications salariales, donc par une récession. Retarder l’action, c’était aggraver le mal et donc avoir à renforcer le remède. A la fibre sociale plus prononcée, les seconds voyaient dans la hausse des prix un problème momentané dû à une offre insuffisante. L’inflation baisserait une fois disparus les effets disruptifs de la Covid-19 sur les chaînes d’approvisionnement.
Le fléchissement de l’inflation sans récession ni chômage parait donner raison aux seconds, même si le maintien de taux d’intérêt élevés n’a pas cassé la croissance, comme le craignaient Stiglitz et Krugman. La demande des ménages reste alimentée par les revenus accumulés ces dernières années.
Cela amène le FMI et l’OCDE à porter à 2,1% la croissance prévue en 2024 et non plus 1,5% comme projeté en octobre dernier. En 2023, la croissance a été de 2,5%, alors que le FMI annonçait une récession. La révision n’est pas mince, surtout en année électorale quand le Président Biden doit défendre son bilan.
L’Europe à la traîne
Sur la zone euro, le FMI a péché par excès d’optimisme pour les performances annoncées pour 2024, même modestes avec 1,2%, et maintenant, il les estime à 0,9%. Il en va de même pour l’OCDE : 0,6% contre 0,9% deux mois plus tôt. Une baisse de 0,3% dans les deux cas, apparemment faible, mais qui oblige à revoir les budgets pour éviter d’amplifier des déficits déjà trop importants. La France en est une illustration ; elle doit réduire de dix milliards d’euros ses dépenses pour contenir le déficit budgétaire rapporté au PIB.
L’Europe est victime du choc de l’énergie russe qui l’a amenée à se tourner vers le gaz naturel américain, bien plus cher car, sur le marché, il n’y a pas de « prix d’ami ». C’est le résultat du croisement de l’offre et de la demande. Les prix de l’énergie se sont détendus mais, à terme, l’Europe reste fortement tributaire de l’étranger, ce qui n’est plus le cas de l’Amérique.
Après une chute d’activités, l’Allemagne ne devrait progresser en 2024 que de 0,5% contre 0,9% pour l’ensemble de la zone euro. L’orthodoxie budgétaire allemande - inscrite dans la Constitution - fait l’objet de discussions entre le souci de donner plus de marge de manoeuvre pour les investissements et la volonté de ne pas tomber dans le piège de la facilité, position qui recueille l’adhésion populaire.
Les pays de la zone euro sont à la traîne des pays industrialisés et, en 2023, ils n’ont pas fait mieux que le Japon vieillissant (1,9%), le Royaume-Uni, affecté pourtant par le Brexit ou même la Russie (3,1 %). Cela devrait rester le cas en 2024 vis-à-vis du Royaume-Uni, du Japon ou des États-Unis.
Il ne s’agit pas là d’un phénomène récent, car l’Europe perd pied depuis des décennies face aux Etats-Unis. En 2000, le PIB de l’Europe représentait 90% de celui des États-Unis, 60% en 2023. En valeur absolue, le PIB européen n’a guère avancé, alors que l’américain continuait à progresser. Les années à venir risquent de prolonger cette tendance. Au
Forum de Davos, les chefs économistes professionnels ne sont que 23% à penser que l’Europe connaîtra cette année une croissance forte contre 56% pour les Etats-Unis. C’était avant les projections révisées du FMI et de l’OCDE. Dans la course mondiale à la puissance économique, l’Europe perd du terrain, pas seulement face aux États-Unis, mais aussi au reste du monde.
L’Asie poursuit en tête sa course
Ces dernières années, l’Asie émergente a crû de 1% à 2,5% de plus que la moyenne mondiale et de 2% à 3,5% de plus que celle des seuls pays développés. Cet écart doit se creuser davantage en 2024.
Avec 7,2% en 2022 et 6,7% en 2023, l’Inde caracole en tête et grignote un peu l’avance (considérable) prise par la Chine. Les économistes professionnels interrogés pour le Forum de Davos sont pratiquement unanimes (93%) à supputer une croissance soutenue en Asie du Sud, la zone mondiale à plus fort taux de croissance.
Le reste du Sud progresse également, mais à un rythme moindre. L’Amérique latine demeure à des niveaux modestes ; 1,9% est attendu en 2024. Même le Mexique, qui profite du boom et des mesures protectionnistes de son voisin du nord n’enregistrerait que 2,7% de croissance, tandis que le Brésil peinerait à atteindre les 2%, après un peu plus de 3% ces deux dernières années. L’Afrique sub-saharienne voit ses prévisions s’affaiblir, mais le taux de croissance devait rester autour de 4% l’an. Certains pays parviennent à tirer leur épingle du jeu et à revenir sur les marchés obligataires mondiaux, témoignage de la confiance des investisseurs dans leurs perspectives économiques. C’est le cas de la Côte d’Ivoire, du Bénin et, prochainement, du Kenya.
Une Chine en demi-teinte
Malgré tous les débats qui entourent le taux de croissance de la Chine, le FMI et l’OCDE retiennent le taux de 5,2% en 2023 ; le premier révise à la hausse sa projection pour 2024 (4,6% contre 4,2%), la seconde la maintient à 4,7%. À Davos, le sentiment est aussi plus positif avec 69% des économistes interrogés qui tablent sur une croissance forte de la Chine en 2024.
Pour autant, la Chine connaît des difficultés sérieuses avec la mise en liquidation de la société immobilière géante EVERGRANDE, un attentisme prolongé des consommateurs et le freinage de l’économie mondiale, aggravé par sa rivalité avec l’Amérique. En 2023, les exportations chinoises vers les États-Unis ont été réduites de 109 milliards de dollars (-20% environ), les importations de produits américains ne bougeant pas. Le déficit américain tombe de 382,3 milliards de dollars à 279,4 milliards de dollars. Il est vrai que, corollaire, l’excédent du Vietnam s’accroît de plus de 100 milliards de dollars.
Face à ces difficultés, le pouvoir chinois dose ses efforts de relance. Il desserre la liquidité bancaire (réduction des réserves obligatoires), mais se garde de revenir sur sa volonté d’assainissement du système financier. Pas de plan massif de relance, mais une restructuration en profondeur des banques locales par un vaste mouvement de concentration.
Pour certains, l’issue du combat pour retrouver le chemin de la croissance paraît douteuse, car Pékin doit aussi affronter le vieillissement de sa population et des pressions déflationnistes persistantes. Le rôle reconnu au Parti communiste chinois dans l’économie est un facteur d’inhibition qui pèse sur le climat des affaires. On retrouve des idées déployées par des économistes américains comme Paul Krugman, sur le caractère structurel de la faiblesse des économies asiatiques dont la croissance ne reposerait que sur la main d’oeuvre, quand elle est encore abondante, et sur un effet de rattrapage par copie et mimétisme. Les années de croissance rapide en Asie ont démenti ces sombres prévisions et l’Asie reste le moteur de l’économie mondiale. Il est vrai que des obstacles sérieux persistent et que les questions de gouvernance y sont, comme ailleurs, un élément crucial du développement.
Les économistes chinois, quant à eux, se montrent plus confiants dans les capacités de rebond de leur pays, car la priorité à l’innovation, le rôle reconnu au secteur privé comme inévitable moteur de la croissance et l’envie d’émerger du peuple chinois sont des facteurs puissants de soutien à la croissance. En mars, lors de la réunion concomitante des deux Assemblées, le taux de croissance visé sera annoncé. II traduira les arbitrages du pouvoir chinois quant aux priorités affichées entre croissance et autres objectifs recherchés, comme la décarbonation, la recherche, l’assainissement de la finance, l’effort d’armement…
Les prévisions économiques n’échappant pas aux préjugés géopolitiques ou éthiques, il convient d’être prudent. Les années à venir nous diront si la langueur (relative) chinoise est une maladie durable, à la japonaise, ou un trouble passager, conjoncturel, même si les cimes d’antan de la croissance ne seront pas, à l’évidence, retrouvées. Surtout si Donald Trump est élu et met en pratique ses annonces de levée de barrières douanières vis-à-vis de ses partenaires, dont les excédents commerciaux en font des adversaires, l’Europe n’y échappant pas.
Le Sud global est fragmenté économiquement, avec des taux de croissance éparpillés.
2024 sera l’heure de vérité pour les remèdes de cheval administrés en Argentine et au Nigeria. L’Afrique du Sud sortira-t-elle, après les prochaines législatives, de ce glissement vers la récession ? L’Inde pourra-t-elle transformer sa croissance en dizaines de millions d’emplois tant nécessaires ?
Autant de réponses attendues pour pouvoir juger si 2024 sera une transition vers un avenir plus réconfortant, comme l’augurent les prévisionnistes, ou une année d’inflexion vers des temps encore plus compliqués. Suivons cela au fil de l’année dans cette chronique, dont c’est une raison d’être