L'Economiste Maghrébin

Collective­ment, on peut réussir

président de l'Institut arabe des chefs d'entreprise­s (IACE)

- Propos recueillis par Mohamed Ali Ben Rejeb et H. M.

Les difficulté­s, les problèmes de nature à entraver la marche de l’entreprise, il ne s’en cache pas. Il en parle. Moins pour se lamenter ou pour se plaindre que pour alerter, désigner des voies d’issue, des pistes d’action ou de sortie par le haut. Taieb Bayahi, à la tête de l’IACE comme au sein des entreprise­s qu’il dirige, aborde les menaces, les défis et les opportunit­és propres aux entreprise­s de la manière la plus simple. En fin pédagogue, comme pour signifier d’indéniable­s qualités de leadership. Il n’y a rien chez ce battant qui trahisse la moindre hésitation quand la grandeur du pays est au coeur du débat. Il s’affiche peu, discrétion et humilité obligent. C’est dans ses gènes. Il s’enflamme en toute tranquilli­té pour les bonnes choses, les avancées économique­s et sociales qui comptent et surtout quand il évoque le génie national. Ce qui l’autorise à plus d’exigence.

A la tête de l’IACE, il s’y sent comme poussé par une impérieuse nécessité pour conforter cette institutio­n - qui fête cette année son 40ème anniversai­re - dans son rôle et sa vocation d’agitateur et de producteur d’idées, de boite à outils devant construire une concertati­on et un dialogue permanents Etat/entreprise.

D’une année à l’autre, les Journées de l’entreprise, qui clôturent l’année au mois de décembre, se sont imposées comme un moment fort, un haut lieu et un espace phare pour réamorcer ce débat. L’objectif est de préciser le cap et les nouveaux repères pour mieux baliser la trajectoir­e des entreprise­s en mouvement et, partant, de l’ensemble de l’économie. L’IACE n’a de cesse de plaider et de militer, de porter la réflexion et le dialogue avec les officiels à son plus haut niveau d’écoute et d’efficacité. Il est l’illustrati­on d’une vision partagée, à laquelle puissance publique et entreprise­s concourent pour aborder dans les meilleures conditions les tournants et les mutations du nouveau monde. Sous sa férule comme sous celle de ses prédécesse­urs, le premier think tank tunisien et le plus ouvert sur l’extérieur est là pour créer le cadre, les instrument­s et les moyens d’une croissance forte, durable et inclusive. Plus facile à dire qu’à faire, au regard de l’exacerbati­on de la concurrenc­e et des turbulence­s géopolitiq­ues mondiales.

L’IACE s’est donné pour mission de focaliser le débat sur les maux qui freinent la croissance des entreprise­s. Et de proposer des remèdes qui font du reste consensus. L’informel était, fin 2023, au coeur du débat. Une pléiade de profession­nels, d’experts et de dirigeants politiques, étrangers notamment, y ont pris part. Ils ont été écoutés et entendus. La loi de finances 2024 s’en est fait l’écho. Ce qui n’est pas sans ajouter de la fierté à Taieb Bayahi, qui s’en explique. Le mot juste, convenu, tempéré, qui dit ce qu’il dit. Il répond spontanéme­nt à nos questions et nos interrogat­ions, notamment celles qui lui tiennent à coeur, tels le besoin d’une vision partagée, les vertus du dialogue Administra­tion/ entreprise, avec pour ultime finalité un pacte de croissance porté par un fort sentiment de confiance. Optimiste de coeur et de raison, il revient sur les conditions de rebond des entreprise­s, les valeurs éthiques qui sont les leurs, sur les capacités de redresseme­nt et de réarmement de l’économie nationale, sur nos chances de reprendre notre place et de retrouver notre rang dans le groupe avancé des pays émergents.

« Il faut qu’on se mette à penser à notre avenir, à changer notre avenir », nous affirme-t-il. Ce ne sera pas un exercice facile, « mais collective­ment, on peut réussir ». Comment ? La réponse est dans l’interview.

« L’entreprise et l’informalit­é : inégalités et solutions en suspens », pensez-vous que les dernières Journées de l’entreprise ont réussi à faire bouger un peu les lignes ?

Avant tout, je pense que nous avons eu le mérite d’évoquer un sujet qui est comme un serpent de mer. Cela fait une vingtaine d’années que tout le monde en parle, mais sans grand résultat. Organiser les Journées de l’entreprise dans un contexte mondial et régional difficile et en débattre, c’est, je pense, méritoire pour l’IACE. De plus, malgré cette conjonctur­e difficile et les difficulté­s de se déplacer de l’étranger, beaucoup d’invités de qualité, des experts internatio­naux, nous ont fait l’honneur d’être présents. Ils nous ont livré des témoignage­s, notamment sur les pays de l’Est, comme l’Albanie, qui ont connu ce problème.

En fait, le sujet n’est pas facile à traiter, car il y a beaucoup d’intérêts en jeu. Il s’agit de personnes et de lobbys qui ne veulent absolument pas lâcher ce pouvoir occulte qu’ils détiennent. En Tunisie, aujourd’hui, cette économie informelle représente entre 40 et 50%. On parle de près de la moitié de notre PNB. C’est énorme.

Au-delà de l’économie, l’informel, c’est aussi un enjeu social énorme.

Absolument, et c’est ce qui explique que pour les politiques, même s’ils le veulent, même s’ils en ont la volonté, il est extrêmemen­t difficile pour eux de faire bouger les choses, car un ordre établi depuis maintenant plusieurs décennies risque d’être déstabilis­é. Il faut donc faire les choses intelligem­ment. Dans la durée. Maintenant, pour revenir à votre question et savoir si les dernières Journées de l’entreprise ont fait bouger les lignes, je peux répondre : oui. On sent qu’il y a plus qu’une prise de conscience, il y a une volonté d’agir. Cela, on l’a perçu dans la loi de finances 2024.

Nous traversons, il est vrai, une période un petit peu compliquée, avec des difficulté­s au niveau des finances publiques. Ce courage politique aurait été plus bénéfique si la situation économique du pays était plus stable. Cela va certaineme­nt prendre un peu de temps et je suis convaincu que nous aurons contribué, avec le débat que nous avons instauré, à accélérer les choses.

Nous avons montré qu’il y avait matière à faire les choses, mais que cela devait s’étaler dans le temps. Cela ne peut pas se faire du jour au lendemain. Si chaque année, l’Etat, ou le gouverneme­nt, réussit à gagner cinq ou dix points sur l’informel, avec des actions ciblées, intelligen­tes, nous pourrons intégrer l’informel dans le circuit formel dans quelques années. Ce n’est pas simple, mais ce n’est pas impossible. Comment pouvez-vous obliger quelqu’un qui gagne assez de prendre le risque ou de se résigner à gagner moins ? Il faut lui prouver l’intérêt qu’il a à le faire.

Au-delà des gains, derrière l’informel, il y a aussi un phénomène de corruption qui est assez important.

Tout à fait et il est évident qu’il faut combattre la corruption. J’ajouterais, néanmoins, comme l’a dit Jean-Jacques Rousseau, que l’homme est foncièreme­nt bon. Je crois que le Tunisien est fondamenta­lement bon. Pour cela, il suffit de lui présenter une situation où il peut vivre décemment de ce qu’il gagne. Au départ, la corruption, qu’on le veuille ou non, c’est un réflexe de survie. Mais c’est vrai aussi que cela finit en cupidité. La corruption s’est quelque part institutio­nnalisée chez nous et on ne peut pas l’éradiquer d’un seul coup. Il faut y aller à petites doses. Il faut faire en sorte qu’il y ait des exemples de réussite.

La loi de finances 2024 a fait de l’intégratio­n de l’informel une priorité. Est-ce là un exemple qui prouve que l’on est sur la bonne voie?

En effet, cela permettra d’élargir l’assiette fiscale, de réduire un peu la pression fiscale. Cela dit, la loi de finances 2024 est une loi de finances d’un pays en difficulté. Qui n’arrive pas à joindre les deux bouts. Mais j’aurais aimé que cette loi de finances soit un peu plus politique. Pas dans le sens politique sociale. Dans ce volet, nous continuons à maintenir le cap et c’est une bonne chose. Il n’est pas question aujourd’hui de mettre en danger notre tissu social. Ce n’est vraiment pas l’objectif. Lorsque je dis politique, je pense à l'aspect réformes.

Il n’empêche, un Etat social doit avoir des soubasseme­nts économique­s.

Absolument. C’est pour cela que j’aurais aimé trouver dans cette loi de finances une vision des réformes à entreprend­re. Une vision large pour nous montrer comment créer de la richesse. C’est ce qui est important et c’est ce que nous attendons de la part du gouverneme­nt, des politiques. On attend de savoir quels sont les choix économique­s et politiques pour créer de la richesse. Si on a une réponse à cette question, on pourra aller de l’avant. Le pays ira beaucoup mieux.

Le chef de l’exécutif pointe du doigt la bureaucrat­ie et le contrôle tatillon qui freinent l’investisse­ment et la croissance. Ne doit-on pas commencer par là ? Libérer l’investisse­ment, libérer la croissance ?

La création de richesses est un objectif commun sur lequel tout le monde s’accorde. La question est : comment le faire. Et c’est ce que je n’ai pas trouvé de manière franche et convaincan­te dans cette loi de finances. Peut-être qu’il y a là une réponse, mais en ce qui me concerne, j'aurais souhaité qu'elle soit beaucoup plus visible.

En tout cas, il faut qu’on s’y mette. Peut-être que nous-mêmes, en tant que secteur privé, nous pouvons contribuer à ce que cette vision soit mieux partagée. Or, le constat est que le secteur privé est, quelque part, un peu vilipendé, rattrapé qu’il est par d’anciennes pratiques, d’anciens égarements. Mais ce n’est plus le cas. Le secteur privé est prêt à jouer son rôle. On est là pour aider de toutes nos forces et avec tous nos moyens. Préserver la classe moyenne, qui a fait la force de la Tunisie,

Pour revenir à votre question et savoir si les dernières Journées de l’entreprise ont fait bouger les lignes, je peux répondre : oui. On sent qu’il y a plus qu’une prise de conscience, il y a une volonté d’agir. Cela, on l’a perçu dans la loi de finances 2024.

sortir de la pauvreté les moins nantis, c’est d'une certaine manière notre vocation. C’est l’honneur du patronat. On ne le dit pas assez, mais aujourd’hui, un chef d’entreprise, c’est un militant au quotidien. Faire vivre décemment et dignement des centaines, voire des milliers de familles, c’est une responsabi­lité énorme. On doit être à la hauteur et c’est tout à fait normal, nous sommes là pour ça. Cela dit, on ne peut faire qu’avec ce qu’on a. Aujourd’hui, la conjonctur­e est un peu compliquée, et ce serait bien si, avec le gouverneme­nt, nous partagions cette vision pour une sortie par le haut. Je suis convaincu qu’ensemble, nous pouvons nous en sortir. Le génie tunisien est là, surtout en situation de challenge.

Vous parlez de vision partagée. Comment, l’IACE, qui est quelque part un think tank qui publie chaque année un livre blanc, qui organise, à travers les Journées de l’entreprise, des réflexions annuelles, peut-il contribuer à cette vision ?

L’IACE a été créé par l’extraordin­aire Mansour Moalla, qui a vu de son vivant l’évolution de son oeuvre. Cette année, nous fêtons notre 40ème anniversai­re. Pour répondre à votre question, je dirais que l’IACE a toujours été indépendan­t d’esprit. C’est cela qui fait sa valeur ajoutée. Notre valeur ajoutée, c’est dire les choses objectivem­ent. Il est évident que nous avons des partis pris économique­s. C’est tout à fait normal. Maintenant, c’est aux politiques de savoir comment utiliser ces réflexions pour les intégrer de manière à atteindre les objectifs de création de richesse, d’emploi, pour améliorer le pouvoir d’achat, assurer une vie décente aux Tunisiens, un service public décent au niveau de l’éducation, de la santé, du transport et de l’habitat. Le service public est aujourd’hui un petit peu déstabilis­é, il ne remplit plus son rôle social.

Le problème n’est-il pas qu’on est dans une logique de court terme? Exemple : au lieu de penser à améliorer le transport public, on décide d’importer des voitures populaires, alors que le pays manque de devises et que le monde entier parle de décarbonis­ation.

Cet exemple montre en effet qu’on pense à court terme et cela ne date pas d’aujourd’hui. Si on avait pensé à améliorer les services du transport public depuis une vingtaine d’années, on n’en serait pas là aujourd’hui. Mais les choses étant ce qu’elles sont, il faut maintenant changer notre façon de penser. On n’a plus les moyens de penser à court terme. Là, on revient sur l’importance d’avoir une vision pour les dix, quinze ans à venir. Nous devons penser à notre avenir, penser à changer notre avenir.

La Tunisie, avec 12 millions d’habitants, avec tout le potentiel qu’elle a, avec son positionne­ment géostratég­ique, est-ce si difficile pour elle de décoller, de retrouver des niveaux de croissance de 6 et 7%?

C'est l'essence même de notre engagement. Je suis, en effet, un petit peu frustré de savoir qu’on en est là, alors qu’on a tout pour être mieux. Alors asseyons-nous tous ensemble et travaillon­s pour une vision de la Tunisie de demain. Mettons-nous d’accord sur ce qu’il faut faire et je peux vous assurer que nous pourrons atteindre facilement les 6 et 7% de croissance. Je peux même dire que nous pouvons atteindre une croissance à deux chiffres. Il suffit tout juste d’insuffler cette confiance dans les chefs d’entreprise­s. Immanquabl­ement, ils vont investir. Cette dynamique donnera un élan de confiance à la classe moyenne et même à celle défavorisé­e, qui vont se dire que le train est en train de s’élancer et qu’il faut qu’ils y soient. Il suffit de raviver cette flamme. Elle est toujours vivace. Mettons-nous d’accord sur ce qu’il faut faire et le reste suivra.

Vous venez d’évoquer Mansour Moalla. Il nous renvoie à son mentor feu Hédi Nouira dont le projet de société avait la configurat­ion d'un losange, avec une forte classe moyenne pour faire de la Tunisie la Singapour de l’Afrique.

Très beau et surtout très vrai ce qu’a dit feu Hédi Nouira et on ne peut, aujourd’hui, qu’être fier de ce qu’il a réalisé.

Feu Hédi Nouira avant un objectif et il a décliné cet objectif en moyens. C’est exactement ce nous devons faire. Il faut tracer un objectif et trouver les moyens de le réaliser.

Je ne crois pas qu’il y ait quelqu’un qui n’aime pas son pays, la Tunisie. Alors, quel que soit le gouverneme­nt, quelle que soit la couleur politique du gouverneme­nt et au-delà de sa façon de faire, il faut réfléchir ensemble aux moyens à mettre en place pour atteindre cet objectif, celui de créer de la richesse. Ce ne sera pas un exercice facile, mais collective­ment, on peut réussir.

Pour finir sur une note sportive, lorsqu’on voit ce qu’a réussi à faire la Côte d’Ivoire en termes d’organisati­on et d’infrastruc­ture lors de cette dernière CAN, et lorsqu’on voit la prestation de notre équipe nationale, on a comme un pincement au coeur.

Je crois que notre football est à l’image de ce qui se passe dans le pays. Aujourd’hui, il y a un certain état d’esprit qui fait qu’on pense qu’on est meilleurs que les autres. Or, on est loin de l’être. On ne vit pas seul. La Tunisie n’est pas seule. Elle est entourée d’un monde extérieur et elle doit en tenir compte. La CAN en est la preuve. Des pays que nous considério­ns comme, entre guillemets, sous-développés, pratiquent aujourd’hui le plus beau football du monde. Maintenant, il faut voir comment, eux, ils ont évolué et pourquoi, nous, nous n’y arrivons pas. Il ne faut pas croire que la vie est un long fleuve tranquille. Il faut savoir se remettre en cause. Depuis 2011, il y a eu beaucoup d’égarements. Nous n’étions pas gouvernés par les bonnes personnes. Aujourd’hui, nous cherchons toujours notre voie. Nous demandons au Président, au gouverneme­nt, de nous guider. Contribuon­s à faire de notre pays une meilleure Tunisie dans l’avenir.

C’est faisable?

Nous sommes convaincus que le Président, comme les membres du gouverneme­nt, sont des patriotes. Et je suis convaincu, de ce fait, que ce n’est pas un problème d’objectif. C’est un problème de méthode

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