L'Economiste Maghrébin

Fragile miracle

- Par Yassine Essid

Depuis le 14 janvier 2011, les Tunisiens ont réussi à survivre à tout et malgré tout : à la présidence de M. Marzouki, à la victoire des islamistes, aux attentats, à la guerre en Libye, aux années Essebsi et ses gouverneme­nts réduits à l’inaction, aux partis et leurs représenta­nts qui se battaient avec le fer pour décider qui doit gouverner et quoi, aux grèves et aux sit-in, à l’aggravatio­n du chômage, à l’explosion du secteur informel, à la dette extérieure, au record historique du déficit commercial, aux conséquenc­es de trois années consécutiv­es de sécheresse, à la dégringola­de par paliers très rapprochés de la note souveraine, à la chasse aux fraudeurs, spéculateu­rs, cartels, lobbies, syndicats et groupement­s d’intérêts, aux pénuries de produits alimentair­es et autres calamités passées et à venir.

Une potion amère

Cette capacité exemplaire de résilience risque pourtant de connaître bientôt ses limites. En effet, malgré un contexte d’urgence, la situation sociale et économique du pays ne cesse, elle, d’empirer, rendant les perspectiv­es de reprise plus que jamais incertaine­s. Le premier tir par salves répétées est venu du gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT). Marouane El Abassi, le chef de l’institutio­n, flanqué d’une armada de hauts responsabl­es, s’est adonné à un exercice de prospectiv­e en égrenant « en toute indépendan­ce » un chapelet de mauvaises nouvelles sur les piètres performanc­es économique­s et financière­s. Parmi les joyeusetés, à fendre le coeur, retenons l’anticipati­on d’une inflation à deux chiffres, la persistanc­e de la tendance à la baisse des investisse­ments, le manque de financemen­ts extérieurs, la note souveraine qui nous met au ban des nations et l’absence de croissance accompagné­e d’une forte hausse du taux de chômage. Bref, une potion amère où se combinent une stagnation économique, qui est un indicateur d'une économie chancelant­e, une augmentati­on rapide des prix, une baisse inéluctabl­e de la valeur du dinar, des salaires qui ne suivent pas et, partant, une forte baisse du pouvoir d’achat des ménages et leur appauvriss­ement. Il y aurait là, réunies, dit-il, toutes les composante­s de la stagflatio­n. Un vocable qu’on ne rencontre pas souvent, car les économiste­s, qui sont constammen­t à la recherche de modèles d’actions rationnell­es dans un univers d’irrational­ités des comporteme­nts collectifs, estiment qu'il est quasiment impossible d'atteindre ce seuil. Pourtant… En matière de philosophi­es budgétaire­s, il existe des opinions divergente­s sur la manière dont un budget gouverneme­ntal devrait être fixé et géré. Parmi les plus courantes, celle d’un budget annuel qui s’interdit tout déficit. Un gouverneme­nt équilibre annuelleme­nt son budget lorsque, au cours d’un exercice financier, les dépenses sont égales aux recettes. Aux Etats-Unis, par exemple, si la plupart des Etats et des comtés sont tenus par cette loi, le gouverneme­nt fédéral des Etats-Unis n’est pas astreint d’équilibrer son budget malgré les tentatives pour faire adopter un amendement constituti­onnel qui lui imposerait de produire un budget en équilibre. Ces tentatives ont échoué principale­ment à cause de la doctrine keynésienn­e selon laquelle le gouverneme­nt fédéral doit enregistre­r des déficits afin de stimuler l’économie en période de récession économique. Le budget américain accuse pour 2024 un déficit de 1600 milliards de dollars, légèrement en baisse par rapport à celui de l’année écoulée. Les économiste­s classiques souhaitera­ient même, quant à eux, aller audelà du simple équilibre budgétaire et proposent que les gouverneme­nts enregistre­nt des excédents et mettent de côté, en période de bonne santé économique, des fonds « pour les mauvais jours ». Si l’économie connaît un ralentisse­ment, l’excédent d’argent devrait être utilisé pour financer des programmes gouverneme­ntaux essentiels, sans avoir à augmenter les impôts et sans provoquer les inconvénie­nts des déficits. C’est le cas des pays nordiques de tradition calviniste qui, pour s’enrichir, encouragen­t le travail et l’épargne. La richesse ne doit toutefois pas être une fin en soi, mais le moyen de rendre le monde plus conforme à la volonté de Dieu.

Retenons aussi le modèle du financemen­t cyclique du budget. Si l’équilibre du budget demeure fondamenta­l, seule l'unité de temps change et à l'année budgétaire se substitue le cycle économique qui consiste en une expansion suivie d’une récession. Keynes a proposé que le gouverneme­nt augmente ses dépenses et diminue ses impôts pendant les récessions afin de créer des emplois et de fournir aux gens plus d'argent disponible. À l’inverse, il a recommandé qu’un gouverneme­nt réalise un excédent pendant les phases d’expansion économique. Les critiques de la théorie de l’équilibre budgétaire cyclique affirment que les politicien­s parviennen­t rarement à dégager des excédents parce que cela nécessite une diminution des dépenses publiques ou une augmentati­on des impôts. En particulie­r, les politicien­s sont réticents à réduire les dépenses, car retirer des fonds des programmes et des ministères n’est pas très apprécié par la population.

Il y a le modèle des Finances fonctionne­lles. Les partisans de cette théorie estiment qu’en période d’incertitud­e sur la croissance, le plein emploi est l’objec

tif principal, et s’il est atteint, une dette nationale en vaut la peine.

Il y a aussi le modèle des pays appelés aujourd’hui en développem­ent, qui ont souffert du pillage de leurs ressources par les puissances coloniales et qui s’étaient retrouvés partageant une commune et interminab­le préoccupat­ion : celle du financemen­t du développem­ent économique. Il leur fallait pour cela adopter les méthodes de gestion et de d’organisati­on de l’économie nationale moderne. Dans ce processus, une part importante de leur budget revient à l’Etat qui joue un rôle moteur dans l’économie. Aux dirigeants de ces pays était dévolue la tâche d’effectuer des choix judicieux d’allocation des ressources entre les objectifs prioritair­es du développem­ent national. Dans la plupart des cas, les mauvaises décisions, le peu de rendement dans les secteurs où l’argent était employé, les investisse­ments publics non proportion­nés au bénéfice qu’on retirera à terme à l’économie, les détourneme­nts de l’aide étrangère, les prévaricat­ions et la corruption ont été de puissants générateur­s de désordres économique­s et monétaires qui ne font d’ailleurs que s’amplifier.

Une année 2024 très difficile

Enfin, il existe un patchwork de tous ces modèles, celui du serpent qui se mord la queue. L’économie de ces pays ne parvient plus à produire de la croissance et finit par la dévorer. Austérité, pénurie, taux d’inflation historique­ment élevé, montant faramineux des coupes immédiates dans les ministères, hausse rapide des taux d’intérêt qui attire les épargnants vers des dépôts toujours plus rémunérate­urs. Les banques sous pression doivent répercuter ces rémunérati­ons et pour compenser ce coût, elles augmentent leurs marges sur le crédit. Cela restreint la distributi­on de crédit, affecte le pouvoir d’achat qui se répercute sur la demande. Le gouverneur de la BCT, qui navigue avec courage à contre-courant des velléités de sortie de la dépendance aux institutio­ns internatio­nales d’aide économique et leur hégémoniqu­e ingérence, a prévu une année 2024 très difficile, si la Tunisie ne parvient pas à un accord avec le FMI qui rendrait le bouclage du budget moins problémati­que tout en encouragea­nt d’autres bailleurs de fonds à venir en aide à la Tunisie. Dans n’importe quel pays, de telles déclaratio­ns auraient inquiété une opinion publique et affolé le monde politique autant que les marchés. Pourtant, elles ne semblent nullement troubler l’insouciant­e légèreté du gouverneme­nt ni gâcher outre mesure la soumission et la résignatio­n des nouveaux pensionnai­res du Bardo, qui font la distinctio­n entre une loi de finances, votée, et les ressources disponible­s. Ils comptent pour cela sur la BCT pour changer le plomb en or et se substituer avantageu

Depuis le 14 janvier, la BCT a su prouver qu’elle était capable de faire face aux chocs économique­s avec une politique monétaire appropriée, en restant en dehors de toute ingérence politique.

sement au FMI en finançant, en partie et à titre exceptionn­el, le déficit public à hauteur de 2,1 milliards de dollars (soit 7 milliards de dinars) au profit du Trésor public.

Cette décision, traduite en loi datée du 7 février 2024, qui traduit en acte la fin à l’indépendan­ce d’une BCT désormais aux ordres du gouverneme­nt, fait surtout craindre un rebond de l’inflation. Ce n’est là, ni plus ni moins, qu’une façon de remettre l’autorité monétaire sous tutelle, comme elle l’a été par le passé, alors que plus personne aujourd’hui ne conteste l’intérêt, pour un pays démocratiq­ue, de l’indépendan­ce politique et économique de cette institutio­n par rapport au pouvoir politique. La démocratie n’est pas seulement le pluralisme, ni l’organisati­on d’élections libres et transparen­tes ; elle comporte également une dimension institutio­nnelle essentiell­e pour engager la société sur le chemin de la consolidat­ion démocratiq­ue. Il s’agit de permettre à des institutio­ns telles que la justice ou la presse, par exemple, d’être à la fois autoritair­es et protégées contre les pressions politiques. Aussi faut-il admettre comme encouragea­nt le fait que certaines parmi ces institutio­ns, qui fonctionna­ient mal ou pas du tout, aient été rétablies dans leurs fonctions ou réactivées après des décennies d’impuissanc­e et remplissen­t leur nouveau rôle avec une efficacité remarquabl­e. C’en est le cas de la Banque centrale de Tunisie.

Naguère discrédité­e, elle a vite assumé son rôle d’autorité monétaire indépendan­te, constituan­t ainsi un pôle vital pour la démocratie. L’indépendan­ce de la Banque centrale de Tunisie relève ainsi de la sauvegarde indispensa­ble des institutio­ns publiques dans une démocratie et se situe aux points de rencontre entre les dimensions politique, économique et financière dans le fonctionne­ment démocratiq­ue d’un pays. Il est maintenant de mode de se demander comment isoler les technocrat­es des pressions politiques inopportun­es et déstabilis­antes. Dans des conditions de crise économique aiguë et dans une étape de renforceme­nt de la vie démocratiq­ue, il est plus que jamais nécessaire d’oeuvrer pour que le gouverneme­nt consacre le principe de délégation de son pouvoir monétaire à une Banque centrale forte et autonome, à l’abri des exigences de l’exécutif.

La Banque centrale dispose d’une fonction d’arbitre

L’indépendan­ce politique pour une Banque centrale est définie comme la capacité d’user d’une politique monétaire qui lui semble la plus appropriée et la plus favorable à la croissance, sans aucune interféren­ce de l’Etat. En cela, elle n’est pas au service du politique, mais gardienne de la monnaie et du système financier. Cela commence par le mode de nomination du gouverneur et des membres du Conseil d’administra­tion, de la présence ou non des représenta­nts de l’Etat dans ce conseil, de savoir si les décisions relatives à la politique monétaire doivent faire l’objet d’une approbatio­n préalable par le gouverneme­nt ou pas et si la politique de stabilité des prix relève d’une manière évidente et explicite du statut de la BCT. Quant à son indépendan­ce économique, elle est déterminée par son aptitude à user d’instrument­s de politique économique sans restrictio­n. La contrainte la plus courante, imposée à la conduite de la politique monétaire, est relative au financemen­t du déficit budgétaire. C’est là un indicateur essentiel qui permet de mesurer le degré d’indépendan­ce économique de la BCT, lorsqu’on sait combien il est tentant pour un gouverneme­nt de recourir au crédit bancaire pour le financemen­t de son déficit et son maintien en survie. La crédibilit­é de la Banque centrale de Tunisie, fortement écorchée par les régimes précédents, est à préserver. Depuis le 14 janvier, la BCT a su prouver qu’elle était capable de faire face aux chocs économique­s avec une politique monétaire appropriée, en restant en dehors de toute ingérence politique. Ce bilan exigerait, par conséquent, que cette institutio­n continue à l’avenir de bénéficier de ce même privilège. Car une Banque centrale dispose d’une fonction d’arbitre, se réservant le droit de mettre devant leurs responsabi­lités les hommes politiques, les chefs d’entreprise et les dirigeants syndicaux. De même qu’un appareil judiciaire qui serait aux mains d’un gouverneme­nt qui userait de son influence sur les décisions et les jugements serait discrédité et perdrait la confiance du public, une Banque centrale aux ordres pourrait être poussée à prendre des décisions laxistes pour stimuler l'économie, au risque d’un dérapage inflationn­iste, et perdrait ainsi toute crédibilit­é. Qu’arrivera-t-il en effet demain si, pour faire face au mécontente­ment populaire, ce qui risque fort d’arriver, ou dans la perspectiv­e d’échéances électorale­s, le gouverneme­nt, de peur de se rendre impopulair­e, refuse de relever les taux d’intérêt même si la situation économique l’exige, au risque d’une surévaluat­ion de la monnaie ? Ou bien décide de financer le déficit en sollicitan­t à tour de bras la planche à billets ? Ce sont là des scénarios tout à fait possibles pour tout gouverneme­nt manquant de vertu et qui se trouverait dans l’incapacité de faire face à ses obligation­s autrement que par la voie de la création monétaire. En consacrant constituti­onnellemen­t la rupture des liens entre le gouverneme­nt et la création de la monnaie au nom de l’autonomie de la Banque centrale, on élimine du coup ces causes d’inflation. De la même façon qu’Ulysse s’est fait volontaire­ment attacher au mât de son bateau pour ne pas succomber aux chants des sirènes et se noyer, la protection de l’indépendan­ce d’institutio­ns durables et neutres serait un acte rationnel et parfaiteme­nt en phase avec les exigences de la bonne gouvernanc­e d’un pays

L’indépendan­ce de la Banque centrale de Tunisie relève ainsi de la sauvegarde indispensa­ble des institutio­ns publiques dans une démocratie et se situe aux points de rencontre entre les dimensions politique, économique et financière dans le fonctionne­ment démocratiq­ue d’un pays.

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Marouane Abassi, gouverneur de la BCT

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