Intelligence artificielle
La Tunisie serait sur une bonne trajectoire, mais...
De nombreux indices montrent que la Tunisie serait, du moins pour le moment, relativement préparée pour développer des expertises compétitives en matière d’intelligence artificielle (IA). Cette dernière technologie étant définie comme l’ensemble des théories et des techniques développant des programmes informatiques complexes capables de simuler certains traits de l'intelligence humaine (raisonnement, apprentissage…). Le chemin demeure toutefois long et plein d’embuches.
Le premier indice est d’ordre institutionnel. Il consiste en la décision stratégique prise, le 2 février 2024, par le gouvernement Hachani de créer un Institut national des ingénieurs en intelligence artificielle (IA).
Une volonté politique pour maîtriser l’IA
Le texte régissant la création de cet institut nous apprend que cet établissement va appliquer un programme de formation multidisciplinaire couvrant une gamme diversifiée de domaines tels que l’art, la culture, les sciences humaines et sociales, le transport, l’économie et la gestion. Objectif : préparer les futurs ingénieurs en intelligence artificielle à relever les défis complexes auxquels notre société serait confrontée.
Il faut reconnaître, toutefois, qu’avant la création de cet institut, l’écrasante majorité des écoles d’ingénieurs en Tunisie étaient sensibilisées aux enjeux de l’IA. Pour la plupart, elles comptent des disciplines dédiées à la formation et à la maîtrise de cette technologie.
Soumission à l’évaluation à l’international
Le deuxième indice est perceptible à travers l’acceptation par la Tunisie de la soumission à l’évaluation internationale des progrès accomplis en matière d’IA. Il s’agit de l’évaluation par de nouveaux outils de mesure créés pour réaliser un benchmark des pays basé sur leur niveau d’investissement, d’innovation et d’implémentation de l’intelligence artificielle.
Ainsi, l’indice mondial de l’IA de Tortoise (Global AI Index 2023), indice concocté par la société « Tortoise Me
dia », entreprise internationale dotée d’un conseil consultatif mondial et d’experts en intelligence artificielle du monde entier, a classé la Tunisie au 56ème rang sur un total de 62 pays ayant choisi d’investir dans l’intelligence artificielle.
Cet indice compte plus de 100 indicateurs, répartis en sept sous-catégories, à savoir : la stratégie gouvernementale, la recherche, le développement, les talents, l’infrastructure, l’environnement opérationnel et le commerce.
Le Global AI Index évalue les pays en fonction de leur niveau d’engagement, d’innovation et d’adoption de l’intelligence artificielle dans divers domaines. Sur le plan régional, la Tunisie s’est bien comportée. Elle a été classée cinquième dans le monde arabe et deuxième en Afrique.
Pour sa part, l’Indice d’Oxford Insights, «Government AI Readiness Index 2023», spécialisé dans l’évaluation du degré de préparation des pays à l’IA, a classé la Tunisie au 81ème rang à l’échelle mondiale sur un total de 180 pays étudiés.
Le « Government AI Readiness Index » se propose, par le biais du benchmarking qu’il établit, d’exploiter le potentiel de l’IA pour améliorer les services publics à l’échelle mondiale. Avec un score de 46,07.
Au niveau des 3 piliers, la Tunisie a eu 48,31 dans la partie gouvernement, 38,47 dans le secteur technologique et 51,44 dans les données et l’infrastructure. Ce classement constitue une performance, si on tient compte de la récente création de cet indice. A l’échelle arabe, la Tunisie est classée à la 10ème place. Les EAU occupent la 18ème place mondiale, devant l’Arabie saoudite (29ème) et le Qatar (34ème). En Afrique, la Tunisie est classée à la 4ème place derrière l’île Maurice (61ème), l’Egypte (62ème), l’Afrique du Sud (77ème).
Le 3ème indice est à percevoir à travers les actions entreprises sur le plan associatif en Tunisie aux fins de développer et d’encadrer l’IA.
Parmi ces initiatives, figure la création de l’Association tunisienne pour le développement de l’IA et de la Société tunisienne de l’intelligence artificielle «Tunisian Artificial Intelligence Society». A signaler, par ailleurs, que l’écosystème numérique tunisien compte actuellement 952 startups labellisées et reconnues comme innovantes.
Distinction à l’échelle mondiale des experts tunisiens
Le 4ème indice n’est autre que les performances enregistrées, à l’échelle mondiale et africaine, par des experts tunisiens en matière d’IA. Deux exemples méritent qu’on s’y attarde. Ainsi, la start-up tuniso-britannique de l’intelligence artificielle InstaDeep, fondée en 2014 par les Tunisiens Karim Beguir et Zohra Slim, a réussi en 2023 l’affaire de l’année. Elle a été rachetée par le spécialiste allemand de la biotechnologie, BioNTech, son actionnaire et partenaire depuis 2020.
A travers l’acquisition d’InstaDeep, BioNTech vise à intégrer les capacités d’intelligence artificielle dans ses processus de découverte, de fabrication et de déploiement des médicaments. « L'acquisition d'InstaDeep nous permet d'intégrer les capacités d’intelligence artificielle (IA) en évolution rapide du monde numérique dans nos technologies, nos recherches, nos processus de découverte de médicaments, de fabrication et de déploiement. Notre
objectif est de faire de BioNTech une entreprise technologique où l'IA est parfaitement intégrée dans tous les aspects de notre travail », a déclaré Ugur Sahin, directeur général et cofondateur de la biotech allemande devenue mondialement célèbre pour avoir développé en partenariat avec le groupe Pfizer l’un des principaux vaccins contre la Covid-19.
Pour mémoire, la transaction comprend un montant d'environ 362 millions de livres sterling (440 millions $) en espèces et une partie non divulguée des actions de BioNTech pour acquérir 100% des actions d'InstaDeep. Les actionnaires d'InstaDeep pourront également recevoir jusqu'à environ 200 millions de livres sterling en guise de paiements d'étape futurs supplémentaires basés sur la performance, a précisé BioNTech.
Une des conséquences directes de cette belle affaire est l’hypermédiatisation du cofondateur d’InstaDeep, Karim Beguir. Ce dernier est sollicité par tous les médias du monde. Invité ces derniers jours par la chaîne française France 24, il a défendu bec et ongles le droit des Africains à contribuer à la révolution qui sera générée par l’IA.
Le deuxième exemple n’est autre que la performance d’une équipe de quatre étudiants tunisiens à l’échelle africaine. Cette équipe a remporté le premier prix du concours d’IA du meilleur projet pour le développement de l’Afrique. Ce premier concours étudiant de hackathon sur l’intelligence artificielle en Afrique s’est tenu le 11 novembre 2023 dans la capitale éthiopienne, Addis- Abeba. Il s’agit d’une compétition d’innovation où les participants se réunissent pour générer des idées et concevoir des solutions sur une période très courte.
L’équipe tunisienne a décroché le premier prix parmi 3 000 candidats et 866 équipes, avec la participation de 47 pays.
L’équipe gagnante a présenté un projet éducatif qui prépare une plateforme pour aider les enfants autistes et ayant des difficultés avec le stress, à travers lequel l’intelligence artificielle est utilisée afin de faciliter… le processus de compréhension des enfants.
Ces distinctions viennent illustrer, certes, un certain degré d’expertise développée en Tunisie dans le domaine de l’intelligence artificielle. Mieux, cette performance mondiale des experts tunisiens constitue, a priori, une publicité positive pour la Tunisie sur la scène internationale de l’innovation technologique. Elle vient renforcer son ambition d’être, un jour, une plaque tournante émergente de l’IA en Afrique. L’IA étant au centre d’une révolution technologique mondiale, offrant des solutions innovantes dans des domaines variés tels que la santé, l’éducation et le développement économique.
Dans le monde, l’heure est à la recherche d’une responsabilité partagée
Est-il besoin de rappeler que les grandes puissances (Etats-Unis, Chine, Russie, Union européenne...), tout autant que les multinationales technologiques, sont actuellement en course pour développer, non seulement, leurs propres modèles d’IA, mais également pour s’entendre sur la meilleure façon de gérer les risques de cette nouvelle technologie.
C’est dans cette perspective qu’un premier sommet mondial de l’intelligence artificielle (IA) s’est tenu, les 1er et 2 novembre 2023, près de Londres, à Bletchley Park (Angleterre). Une centaine d’experts, de chefs d’entreprises et de dirigeants politiques triés sur le volet, comme la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, la vice-présidente américaine Kamala Harris ou encore la Première ministre italienne Giorgia Meloni, se sont penchés pendant deux jours sur les dangers suscités par les progrès exponentiels de l’IA.
Ce premier sommet sera suivi en 2024 par un autre sommet, sous l’égide de l’ONU. L’édition de cette année se tiendra, les 30 et 31 mai prochain, à Genève (Suisse).
L’ultime objectif recherché à travers ces sommets est de s’entendre « sur une responsabilité partagée », de réfléchir aux possibilités d’utilisation des nouvelles technologies pour favoriser le développement durable et de convenir d’une action commune pour dresser des barrières afin d’éviter toute dérive de l’IA.
Il faut dire que les enjeux sont énormes. Pour ne citer qu’un chiffre alarmant : selon une récente étude publiée par le célèbre cabinet de conseil américain Goldman Sachs, « pas moins de 300 millions d’emplois à temps plein pourraient être menacés par des IA génératives en Europe et aux Etats-Unis ». Par ailleurs, les risques d’utilisation abusive et malveillante sont pris au sérieux par tous les rapports sérieux et crédibles de think tanks et de services de renseignements internationaux. Parmi ces documents, figurent l’ouvrage de la CIA « le monde en 2040 » et le rapport 2024 Risk map (carte mondiale des risques) publié par le cabinet britannique de gestion des risques globaux « Control Risks ».
Sous le titre « déficit de confiance : l’intégrité numérique en péril », « Control Risks » considère qu’ « en 2024, les entreprises du monde entier seront confrontées à un changement de paradigme en matière d’intégrité et de résilience des données, des systèmes et des technologies sur lesquels reposent leurs activités. La course à l’intelligence artificielle (IA), ajoute le cabinet, a véritablement commencé en 2023 avec le déploiement à grande échelle de capacités d’IA générative. Les opportunités semblaient au départ illimitées, mais les risques ont rapidement émergé ». Et « Control Risks » de préciser ce type de risque : « En 2024, les cyberattaques rendues possibles par les systèmes d’IA et les ciblant, la réduction de l’intervention humaine dans l’écosystème numérique et la complexité des pressions réglementaires à l’échelle mondiale entreront en collision. Il sera plus difficile que jamais de protéger l’intégrité de la technologie et des données contre les menaces émergentes ». Cela pour dire au final que cette compétition mondiale, qui se déroule actuellement dans le domaine de l’IA, doit encourager les Tunisiens à valoriser et à renforcer les progrès accomplis, et surtout, à redoubler d’efforts pour rester dans la course et ne pas manquer le rendez-vous de l’IA à l’heure où plusieurs faiblesses et fragilités entravent encore, hélas, la transition digitale dans le pays