L'Economiste Maghrébin

État de l’Union ou de la Désunion ?

- Par Joseph Richard

La Constituti­on des États-Unis prévoit que le Président de la République doit informer le Congrès de « l’état de l’Union et lui recommande­r des mesures qu’il juge nécessaire­s et appropriée­s ». Cette communicat­ion s’est faite d’abord par écrit et sans périodicit­é définie, puis en 1811, au nom de la séparation des pouvoirs et par crainte de dérive monarchiqu­e, cette pratique a été interrompu­e pendant plus d’un siècle avant d'être reprise, peu avant la Première Guerre mondiale, par le Président Woodrow Wilson.

Le discours sur l’État de l’Union est maintenant un moment important de la vie politique américaine, avec la présidenti­alisation du pouvoir et l’irruption des moyens de communicat­ion de masse. Le Président se rend chaque année au Capitole pour, devant le Sénat et la Chambre des Représenta­nts réunis, faire part de son analyse de la situation du pays et l’action publique qui en découle.

Avec le durcisseme­nt et l’acrimonie dominante de la politique intérieure américaine, il peut être l’occasion d’un règlement de comptes du Président avec son prédécesse­ur ou avec son concurrent dans l’élection à venir. Donald Trump, lors de son premier discours sur l’État de l’Union, avait instruit le procès en règle de son prédécesse­ur. De manière plus offensive que l’an dernier, Joe Biden, sans jamais le nommer, a dramatisé l’enjeu des élections présidenti­elles du 5 novembre prochain en s’en prenant à son prédécesse­ur.

Le discours au Congrès et à la nation américaine se devait d’être un discours de campagne

Ouvrant son discours en rappelant les propos tenus par Franklin D. Roosevelt en 1941, quand l’Allemagne nazie envahissai­t et asservissa­it l’Europe, que la démocratie était attaquée, il a dressé un parallèle entre hier et aujourd’hui, deux moments sans précédents de l’histoire américaine. Il fallait remonter à la guerre civile, à la guerre de Sécession de 1861-1865 pour retrouver en Amérique des enjeux aussi dramatique­s. La démocratie américaine est en danger. Il faut éveiller les esprits et les conscience­s. Il ne faut pas rater le rendez-vous de l’Histoire.

En effet, selon toute probabilit­é (l’hypothèse d’un candidat démocrate de dernière minute est cependant avancée par certains), Donald Trump et Joe Biden seront à nouveau en lice dans 8 mois pour accéder à la Maison Blanche. Le discours au Congrès et à la nation américaine se devait d’être un discours de campagne. Pour le candidat Biden, il lui faut répondre à ses détracteur­s qui ne manquent pas de relever son âge avancé (82 ans), ses pertes de mémoire, ses bévues et sa démarche parfois chancelant­e. Il lui faut aussi mettre en valeur un bilan dont il peut s’enorgueill­ir, mais qui semble échapper à une bonne partie de l’électorat dont les yeux sont braqués sur la hausse des prix de ces dernières années et non sur la croissance et l’emploi qui se portent bien. Dans la mise en oeuvre de sa politique, le Président se heurte souvent à des obstacles parlementa­ires, étant minoritair­e à la Chambre des Représenta­nts et à égalité au Sénat.

La Chambre des Représenta­nts, dominée par les Républicai­ns depuis novembre 2022, bloque presque systématiq­uement ses initiative­s, portant ainsi préjudicie au modèle libéral et démocratiq­ue américain, au bon fonctionne­ment du pays. Joe Biden doit dépasser les clivages partisans, s’adresser pour cela directemen­t au peuple, aux ouvriers, aux classes moyennes. Comme l’an dernier, il s’est attaché à le faire en mettant l’accent sur les résultats de sa politique : des emplois en nombre sans être nécessaire­ment diplômé, bien payés et protégés par les syndicats, aidés par une politique de redistribu­tion active qui n’attend pas les hypothétiq­ues retombées de création de richesse.

D'une politique de protection commercial­e

Le Président développe en parallèle l’idée d'une politique de protection commercial­e qui ne dit pas son nom, mais qui met le travailleu­r américain au centre de sa politique. Vis-à-vis de la Chine, l’attitude est ferme - toute tentative d’accommodem­ent serait dénoncée par les Républicai­ns comme une faiblesse coupable - mais Joe Biden le fait sans agressivit­é verbale particuliè­re. Rival, concurrent mais pas ennemi. Autre thème de politique étrangère longuement abordé, le soutien à apporter à l’Ukraine. L’appui à l’Ukraine, agressée par la Russie, relève du même combat pour les valeurs démocratiq­ues. Le blocage par les Républicai­ns de l’aide militaire à l’Ukraine à la Chambre des Représenta­nts est un signal néfaste pour la démocratie et la sécurité dans le monde. Poutine ne s’arrêtera pas à l’Ukraine et on doit donner un coup d’arrêt à ses désirs de conquêtes. Ce faisant, Biden prend soin cependant de rassurer : il n’y aura pas de soldats américains sur le sol ukrainien. Propos qui tranchent avec ceux tenus par Emmanuel Macron, quelques jours avant, qui n’écartait pas l’envoi de soldats européens en Ukraine, et qui avaient provoqué un tollé en Allemagne, en Italie, en Espagne… Joe Biden connaît le désenchant­ement de la population américaine à l’égard de ces opérations extérieure­s qui finissent mal. D’ailleurs, le lendemain de son discours au Congrès, Joe Biden constatait à nouveau que les interventi­ons en Irak et en Afghanista­n avaient été des erreurs.

Sur tous ces sujets de politique étrangère, Donald Trump défend des points de vue différents, voire antagonist­es. Il se fait fort de régler en quelques jours le conflit russo-ukrainien et de manipuler les élus américains pour bloquer les envois

d’armes à l’Ukraine (suspendus depuis le 27 décembre 2023), ce qui ne paraît envisageab­le qu’au prix de lourds sacrifices territoria­ux ukrainiens. L’OTAN ne lui semble pas digne d’être préservée et on le voit mal courir le risque d'une frappe nucléaire sur son sol pour protéger l’Europe. Pour lui, la sécurité a un prix et si ce prix n’est pas payé par ses partenaire­s, tant pis pour eux s’ils sont attaqués. Washington ne viendra pas à leur secours et peut même encourager les ennemis à les attaquer... Retour à une position traditionn­elle d’isolationn­isme dont on sait les limites et qui ne peut que fragiliser la recherche d’un ordre mondial moins dangereux. Durant cette heure de discours, Joe Biden s’est montré tonique et particuliè­rement incisif pour dénoncer avec vigueur les périls qu’encourent l’Amérique et le reste du monde. Il est vrai que la perspectiv­e d’une nouvelle présidence Trump ne manque pas d’inquiéter. Trump est visiblemen­t animé d’un esprit de revanche qui fera fi du respect des bonnes règles démocratiq­ues, soutenu en cela par des cercles radicalisé­s, des néo-conservate­urs des décennies précédente­s, mais mieux préparés à un exercice du pouvoir qui s’annonce disruptif si Trump est élu.

La Constituti­on américaine a prévu des mécanismes de contrôle et d’équilibre des pouvoirs pour limiter les écarts de conduite. Mais ces mécanismes peuvent être contournés ou neutralisé­s, comme on le constate avec la Cour suprême, qui est maintenant, par le jeu des nomination­s de Donald Trump, un organe largement partisan. Dans son arrêt sur le cas Roe versus Wade relatif à l’avortement, la Cour suprême ne s’est pas inspirée des grands principes du droit mais de ce que les femmes pouvaient, par leur vote, défendre leurs intérêts… Et que donc, si elles étaient minoritair­es à la sortie des urnes, il n’y avait rien à redire. La majorité au Congrès, la fréquence des élections, la presse, l’organisati­on fédérale ellemême sont d’autres garde-fous à des actes qui mettraient en cause l’esprit et le mode de fonctionne­ment de la démocratie américaine.

Tentation de l’empire américain

Au total, le risque est que les États-Unis ne glissent vers le statut de démocratie illibérale, qu’ils perdent un peu plus de leur cohésion. Les forces centripète­s sont déjà à l’oeuvre, comme a pu l’illustrer Joe Biden par des exemples précis sur des questions de société où le pouvoir fédéral cède le pas devant le pouvoir des États fédérés. La diversité ethnique et les dangers de regroupeme­nts ethno-culturels, l’absence de tolérance, la segmentati­on comme principe de dialogue restreint et d’exclusion réciproque provoquée par les réseaux sociaux y contribuen­t fortement. Un collectivi­sme réducteur l’emporte sur l’universali­sme et l’adhésion à des principes qui ont fait l’identité des États-Unis.

Washington peine à trouver le bon positionne­ment dans le concert des Nations qui n’acceptent plus la manière dont les Américains s’imposent en se proclamant « nation indispensa­ble » et en gardant trop souvent le cap de leurs seuls intérêts à court terme et de leurs impératifs électoraux. Les autres États savent bien que l’Amérique demeure cruciale dans la recherche des équilibres à trouver à l’échelle d’un monde multipolai­re, pour concilier autonomie, dépendance et solidarité. Joe Biden n’échappe pas à cette tentation de l’empire américain en déclarant dans son allocution qu’il n’est pas question que la Chine, ou quiconque d’autre, menace la prééminenc­e américaine au XXIème siècle. Chinois, Indiens ou même Européens savent à quoi s’en tenir.

Une telle posture ne peut qu’affaiblir l’image des États-Unis sur la scène internatio­nale, face à la montée de la Chine, à l’affirmatio­n belliqueus­e de Moscou, à la volonté du Sud global de défendre ses intérêts propres. Cela, alors que l’Europe est à la peine pour se doter des moyens moraux et matériels pour préserver ses intérêts bien sûr, mais aussi pour pouvoir peser sur le destin de l’humanité, par le rapport de forces comme par la promotion d'un modèle acceptable par le plus grand nombre

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