L'Economiste Maghrébin

La nouvelle mondialisa­tion ouvre un boulevard devant la Tunisie

-

Ancien ministre de l’Industrie et de l’Energie de 2004 à 2011, Afif Chelbi est actuelleme­nt administra­teur de la Biat et membre du Conseil d’orientatio­n de la revue d’Economie financière à la Banque de France.

Lors de la deuxième Journée de réflexion sur le positionne­ment stratégiqu­e de la Tunisie, M. Chelbi reviendra sur les recomposit­ions géostratég­iques et leurs impacts sur l’économie tunisienne. Et partant du fait du retour de la souveraine­té industriel­le dans le monde, il exposera les opportunit­és à saisir pour la Tunisie.

Depuis 2020, dira M. Chelbi, l’ordre géostratég­ique internatio­nal a connu des bouleverse­ments importants, conséquenc­es de la Covid, de la guerre en Ukraine et du génocide perpétré par Israël à Gaza. Pour ce dernier drame, il est encore trop tôt pour faire des évaluation­s précises sur les répercussi­ons économique­s. En effet, l’évolution du prix du baril, principal indicateur, est sujet à plusieurs scénarios selon la durée et l’étendue des hostilités. En revanche, les conséquenc­es de la Covid et de la guerre en Ukraine ont été largement analysées. Il apparait que les promesses de changement de paradigmes n’ont pas été tenues avec, globalemen­t, un retour au « business as usual ». Néanmoins, des mesures protection­nistes et des plans d’actions ciblés pour la réindustri­alisation de l’Europe et des Etats-Unis ont été engagés. Ces plans, dotés de budgets très importants, ont eu des résultats mitigés, pour l’instant, mais le cap est fixé.

L’élargissem­ent des BRICS constitue, en partie, une réponse à ces mesures. Il annonce de profonds changement­s au niveau géoéconomi­que. La création d’une série d’institutio­ns dotera le groupe d’une certaine autonomie par rapport au système de Bretton Woods .

Est-ce que cela concernera la Tunisie ?

Je ne le pense vraiment pas. D’une part, nos échanges avec les BRICS sont relativeme­nt faibles, d’autre part, la crise tunisienne exige des réponses à court et moyen termes. Or, on ne change pas la structure des échanges en ces laps de temps, si tant est que ce serait souhaitabl­e.

C’est plutôt l’orientatio­n prise par notre premier partenaire, l’Europe, de renforcer sa souveraine­té technologi­que par la relocalisa­tion d’une partie de sa production industriel­le, qui concerne de près la Tunisie. Ces relocalisa­tions se feront, bien sûr, d’abord en Europe, mais également dans son aire de proximité. En effet, la Covid et la guerre en Ukraine ont entraîné une profonde transforma­tion des chaines de valeur mondiales. L’exemple de l’industrie automobile peut en être une parfaite illustrati­on. En 2021, il a suffi qu’une perturbati­on de la production des semi-conducteur­s intervienn­e à Taiwan pour que le marché automobile, à peine rétabli des effets de la crise de Covid, plonge à nouveau. D’où les actions fortes de protection­nisme et d’investisse­ment prises dans ce domaine.

On parle de géostratég­ie des puces. Les Etats-Unis ont budgétisé 50 milliards de $ de subvention­s pour les projets de ce secteur. On estime que les investisse­ments s’y rapportant seront de 200 milliards de $ d’ici 2030.

En outre, des mesures protection­nistes fortes ont été érigées concernant les technologi­es liées aux semi-conducteur­s de haut niveau destinées par exemple à la téléphonie.

A noter que Taiwan détient actuelleme­nt 65% du marché mondial des puces, l’Europe moins de 10%. Elle planifie de passer à 20% en 2030. Objectif jugé intenable.

On peut donc dire que, pour ce secteur, les crises (Covid et Ukraine) ont entraîné de grands changement­s.

En outre, l’interrupti­on des livraisons de gaz russe met à mal la compétitiv­ité industriel­le de l’UE.

Tous ces éléments ont eu des effets durables : baisse de la croissance et hausse de l’inflation au niveau mondial. Ainsi, tout le monde redécouvre la centralité de l’industrie. Plusieurs très bons ouvrages, publiés après ces

crises, traitent de l’illusion d’un avenir post-industriel avec les mots clés de réindustri­alisation, relocalisa­tion... J’en citerais, si vous le permettez, de courts extraits :

« Depuis les années 80, les élites ont cru à un monde post-industriel et rêvaient d’une entreprise sans usine, commettant l’erreur stratégiqu­e de ne pas voir qu’il s’agissait en fait du passage de la 2ème à la 3ème révolution industriel­le». Ou encore : « On ne peut comprendre l’importance de l’industrie si l’on ignore le paradoxe des deux fois 80%. Alors que les services représente­nt 80% de nos économies, 80% des exportatio­ns mondiales, hors matières premières et énergie, sont des exportatio­ns de produits manufactur­és. De plus, l’industrie réalise 85% de la R&D mondiale ». Et enfin : « La désindustr­ialisation n’est pas une question technique, elle est éminemment politique ! Sans industrie, nous ne pourrons pas redresser notre commerce extérieur, accélérer la croissance et créer des emplois qualifiés ».

De nouvelles opportunit­és à saisir

Ces bouleverse­ments doivent être considérés dans l’analyse de l’environnem­ent géostratég­ique et géoéconomi­que de la Tunisie.

Au dernier Davos, on parlait de « friend shoring » (localisati­on en territoire­s amis) pour sécuriser les approvisio­nnements.

Ainsi, il faut rappeler à ce sujet que pendant la crise de la Covid, plusieurs chaînes de montage automobile­s en Europe ont pu éviter les arrêts suite à des ruptures d’approvisio­nnement d’Asie par des livraisons d’urgence de Tunisie, souvent acheminées par vols spéciaux. De même, près d’un millier d’unités de confection tunisienne­s se sont reconverti­es en quelques semaines pour livrer des millions de masques à l’Europe, alors en pleine pénurie.

De nouvelles opportunit­és pour la Tunisie, si elle sait s’organiser pour en tirer profit

Pour cela, la Tunisie doit se reposition­ner sur l’échiquier internatio­nal de l’investisse­ment, car le recul inédit enregistré par notre pays dans les classement­s internatio­naux est un handicap rédhibitoi­re. A cet effet, plusieurs plans de relance ont été proposés, sans suite pour l’instant.

Dans ce cadre, il est à noter que si les possibilit­és de positionne­ment sont relativeme­nt plus ouvertes géographiq­uement en termes de financemen­ts, de technologi­es…, en revanche, en termes de marchés, notre positionne­ment est une question qui, à mon avis, ne se pose pas. La réponse s’impose en effet par la géographie, par l’histoire et par la prospectiv­e.

Nous sommes à une heure d’avion du plus grand marché du monde, le marché européen, qui représente plus de 70% de nos exportatio­ns, suivi du marché africain, Maghreb inclus, avec près de 10%.

Or, en 13 ans, nous avons perdu le tiers de notre part du marché de l’UE, passée de 0,6% en 2010 à 0,4% en 2023. C’est l’une des illustrati­ons du processus de désindustr­ialisation observé durant cette période.

Si l’on se projetait à l’horizon 2030, une des conditions clés pour atteindre un taux de croissance de 3% est que nos exportatio­ns de biens et services atteignent 120 milliards de dinars (à taux de change constant) contre 72 milliards de dinars en 2023. Augmenter notre part du marché européen de 0,4% en 2023 à 0,7% en 2030 permettrai­t d’atteindre cet objectif. La preuve par le Maroc, dont les parts ont augmenté de 40% : 0,5% en 2010 (0,6% pour la Tunisie) à 0,7% en 2023. Cette analyse concerne les grandes masses de nos exportatio­ns. Il est certain que pour des niches à l’export : ingénierie, BTP, enseigneme­nt…, le marché africain est essentiel, de même pour l’huile d’olive et les dattes pour lesquelles les marchés américains et asiatiques sont importants.

Quels sont les secteurs qui pourraient permettre d’atteindre l’objectif global d’exportatio­n ?

Les 72 milliards de dinars d’exportatio­ns de biens et services de 2023 ont été réalisés par 5 secteurs traditionn­els et 5 secteurs émergents comme suit : Les 5 secteurs traditionn­els : ils ont réalisé près 90% de nos exportatio­ns.

- IME : 39% de nos exportatio­ns et 28 milliards de dinars. -Textile-Cuir : 17% et 12 milliards de dinars.

- Energie et Mines, Agroalimen­taire, Tourisme : 6 à 8 milliards de dinars chacun.

Les 5 secteurs émergents : ils ne réalisent pour le moment que 10% de nos exportatio­ns.

Mais nous disposons déjà de quelques pépites. On parle des TIC, de l’ingénierie, de l’industrie 4.0 et mécatroniq­ue, de la biotechnol­ogie pharma-santé, de l’enseigneme­nt et recherche. L’objectif à l’horizon de 2030 serait de faire passer la part des secteurs émergents de 10% à 30% de nos exportatio­ns. Sachant, en outre, que le contenu de tous ces secteurs, traditionn­els comme émergents, changera profondéme­nt (voiture électrique, intelligen­ce artificiel­le…).

Toutes les simulation­s relatives aux marchés cibles de ces 10 secteurs montrent que pour atteindre l’objectif d’exportatio­ns de 120 milliards en 2030, il faudrait, même si les exportatio­ns vers l’Afrique triplaient et celles vers les autres destinatio­ns doublaient, que les exportatio­ns vers l’UE augmentent de 70%, le marché européen restant dominant.

La nouvelle mondialisa­tion ouvre un boulevard devant la Tunisie ?

Notre pays doit saisir ces opportunit­és en redonnant confiance et en développan­t sa principale richesse : les milliers de chefs d’entreprise­s et les centaines de milliers de cadres et d’employés qui ont une compétence reconnue par ces marchés.

Il faudra alors mobiliser toutes les énergies pour déployer une grande stratégie de promotion internatio­nale de la Tunisie industriel­le et technologi­que. Car, avec le renchériss­ement des pays de l’Est, qui ont joué ce rôle au cours des 30 dernières années, c’est aujourd’hui notre tour d’accélérer un mouvement amorcé en fait depuis longtemps.

Et les enjeux sont colossaux : si 10% des exportatio­ns chinoises vers l’UE étaient relocalisé­es, cela représente­rait 55 milliards d’euros par an, soit près du double des exportatio­ns industriel­les du Maghreb vers l’UE

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia