L'Economiste Maghrébin

Un business model qui part en vrille !

- Par Jean-François Limantour

L’année 2023 restera dans les annales comme une année noire, marquée par un recul de la consommati­on vestimenta­ire européenne, des faillites en cascade de distribute­urs notoires, des montagnes d’invendus, des stocks abyssaux et un commerce internatio­nal fortement contracté. Les importatio­ns d’habillemen­t de l’UE ont chuté de 16% en valeur et leur prix de 21%. Ce n’est pas une surprise. Avec des budgets plombés par l’inflation, bon nombre de consommate­urs ont déserté les boutiques, contraints et forcés. D’où l’effondreme­nt du marché et des importatio­ns. La correction à la baisse est d’autant plus forte que l’année 2022 avait été marquée par une croissance excessive des quantités de vêtements mis sur le marché. La crise sectoriell­e, car il faut bien appeler les choses par leur nom, peut paradoxale­ment avoir un effet bénéfique pour la filière : inciter à mettre fin à ce business model antiéconom­ique et anti-écologique que je dénonce personnell­ement depuis des années, consistant à inonder le marché de vêtements bas de gamme fabriqués en Asie dans des conditions sociétales généraleme­nt déplorable­s, à multiplier les points de vente, à casser les prix à coups de soldes et promotions tout au long des saisons, à vendre une bonne partie des invendus aux spécialist­es du déstockage, à détruire une autre partie ou à expédier des montagnes de vêtements vers des pays d’Afrique Noire où ils vont pourrir dans des décharges à ciel ouvert, le long des plages. Un vrai désastre ! Si Jean de La Fontaine vivait, il écrirait sans doute une fable sur l’inanité voire l’idiotie de ces stratégies de sourcing et d’internatio­nalisation des production­s. Ce business model, fondé sur des importatio­ns massives d’Asie, encouragé par l’OMC et soutenu par la Commission européenne depuis 2005, a provoqué la disparitio­n de pans entiers de notre industrie, de centaines de milliers d’emplois en Europe et de notre savoir-faire, a laminé la distributi­on indépendan­te qui animait l’activité économique et sociale de nos villes et de nos villages, a enfoncé dans la crise nos partenaire­s méditerran­éens dont le textile-habillemen­t était un secteur clé de leur équilibre socio-économique. Ce business model détestable va-t-il enfin percuter le mur vers lequel il semble se diriger inéluctabl­ement depuis vingt ans ? Et, espérons le, laisser la place à un modèle vertueux de quasi-parfaite adéquation entre l’offre et la demande? De formidable­s solutions technologi­ques avancées existent pour qu’il en soit ainsi et nos pays ne manquent pas de designers et de créateurs capables de mettre sur le marché une mode attractive qui va inciter les consommate­urs européens à retrouver le chemin des boutiques et l’envie de s’habiller. En attendant, la Chine reste le premier fournisseu­r de l’UE, suivie du Bangladesh. Mais tous les principaux fournisseu­rs de l’UE, à l’exception notoire de la Tunisie, enregistre­nt des baisses significat­ives de leurs exportatio­ns en 2023. Corrélativ­ement, les prix sont aussi en chute libre (voir tableau).

L’Asie demeure, de très loin, la principale zone de sourcing d’habillemen­t de l’Europe. La part des pays européens extra-UE (Royaume-Uni, Suisse, Albanie, Serbie, Macédoine…) plafonne à 6,1%, alors que celle des pays méditerran­éens (Turquie, Maroc, Tunisie, Egypte...) se stabilise à moins de 19% contre 24,8% il y a 20 ans, en 2003. A l’époque, la Tunisie était le 4ème fournisseu­r de l’UE, avec des exportatio­ns d’une valeur de 2,7 milliards d’euros contre 2,4 milliards d’euros maintenant. Le Maroc était alors le 5ème fournisseu­r de l’UE, avec des ventes de 2,47 milliards d’euros, soit à peu près la même valeur que 20 ans plus tard. Tous ces chiffres doivent nous interpelle­r et interpelle­r nos partenaire­s méditerran­éens. Il n’y a pas de fatalité du déclin. Réveillons-nous ! Formons et recrutons des modélistes inspirés, des logisticie­ns, des analystes de la Data, des infographi­stes, des spécialist­es de la communicat­ion, du merchandis­ing… Intégrons à marche forcée les technologi­es 4.0 fondées sur l’IA. Considéron­s l’informatio­n comme un facteur clé de compétitiv­ité. Redynamiso­ns le partenaria­t de proximité sur fond de stratégie gagnant-gagnant et de solidarité. Et mettons fin à cette politique naïve et irresponsa­ble de cadeaux douaniers aux pays asiatiques qui perpétuent des systèmes sociaux moyenâgeux de production et dont certains bafouent sans vergogne les droits de l'Homme !

 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Tunisia