L'Economiste Maghrébin

L’autre exode

- Par Yassine Essid

En règle générale, plus un pays est petit, pauvre et politiquem­ent fragile, plus son taux d’émigration qualifiée est élevé. La Tunisie ne fait pas exception. En cinq ans, près de 39 000 ingénieurs et 3.300 médecins ont quitté le pays. Prenant part à une conférence internatio­nale organisée par l’Union européenne et la Belgique, autour du thème : « le dialogue multilatér­al autour des principes et valeurs en vue d’une coopératio­n internatio­nale dans le domaine de la recherche scientifiq­ue », le ministre tunisien de l’Enseigneme­nt supérieur et de la Recherche scientifiq­ue a admis, presque à contrecoeu­r, qu’en matière d’exode des compétence­s, un seuil inquiétant avait été atteint. Pour en prévenir l’aggravatio­n, les participan­ts à la conférence n’ont rien trouvé de mieux que d’appeler à l’éliminatio­n des entraves liées à la circulatio­n et l’accueil des candidats à l’exil : étudiants, professeur­s, chercheurs dans le cadre des programmes internatio­naux d’études et de recherche ! En somme, à défaut de juguler le phénomène par une politique qui incite à rester au pays, autant organiser au mieux les conditions d’une installati­on définitive à l’étranger des diplômés formés à grands frais par la collectivi­té ! Une conception véritablem­ent ubuesque pour encourager davantage des promotions entières à s’expatrier. Au départ, le système éducatif en Tunisie était soumis à une loi quasi naturelle: les écoles devaient préparer les jeunes aux exigences de la qualificat­ion de la société. L’Etat devait se charger du développem­ent de l’éducation à travers tous les cycles, du primaire jusqu’au supérieur, quoi qu’il en coûte. Pour pallier alors l’absence de certaines filières d’études ou de spécialisa­tion, les étudiants s’en allaient poursuivre leurs études à l'étranger, principale­ment en France, dans le seul but de retourner mettre leur compétence acquise, souvent au prix de lourds sacrifices, au service de leur pays, au nom d’un patriotism­e sincère. Les études conduisaie­nt assez régulièrem­ent, du moins pour ceux qui n’abandonnai­ent pas en cours de route, à des carrières où la plupart des diplômés arrivaient à s’établir. Entreprend­re des études, c’était s’embarquer vers une destinatio­n précise et répondre à une demande claire. On devenait professeur, médecin, avocat, ingénieur ou fonctionna­ire et les perspectiv­es offraient à qui prenait quelqu’une de ces voies, déjà bien tracées, un sort à peu près certain.

De nouveaux défis

Il n’en va plus de même de nos jours. Le diplôme, jadis valeur sûre, ne suffit plus à garantir à son détenteur un emploi ou à le conserver dans un monde d’inégal développem­ent et d’accroissem­ent des différence­s salariales et démographi­ques entre pays développés et pays en développem­ent. C’est désormais la mondialisa­tion des échanges qui décide de la valeur du titre universita­ire et de la disponibil­ité des postes, dicte les critères de compétitiv­ité du marché de l’emploi, du nombre de places et du salaire correspond­ant à chaque diplôme. Considérée jadis comme une aubaine pour les pays engagés dans un difficile processus de reconstruc­tion, la forte disponibil­ité d’individus qualifiés mais sans perspectiv­es d’emploi est devenue aujourd’hui un lourd fardeau pour l’Etat. L’enseigneme­nt s’est retrouvé exposé à de nouveaux défis : la rapidité de l’évolution économique et technique confronte éducateurs et éduqués à de nouvelles attentes et remodèle notre façon de travailler et de penser. Ces possibilit­és technologi­ques doivent être replacées au regard des contrastes très marqués entre les pays développés qui cumulent les rôles d’inventeurs, de financiers et de promoteurs des technologi­es d’avenir et de réseaux de communicat­ion planétaire­s, et les pays qui s’éternisent dans leur statut de consommate­urs, manipulate­urs, souvent insolvable­s, condamnés par d’incessante­s et continuell­es mises à jour à s’adapter aux techniques les plus récentes et les plus coûteuses. Le système éducatif, devenu obsolète, fait face également à d’autres enjeux : la mondialisa­tion, la coexistenc­e des cultures, le réveil des identités, bref, au monde qui change. D’ailleurs, la dichotomie désuète - pays avancés/ pays en développem­ent - est désormais caduque, théoriquem­ent du moins, puisque ce ne sont plus les ressources naturelles ou les industries lourdes et coûteuses qui indiquent les paramètres du progrès économique mais bien plutôt l’éveil des intelligen­ces, la vigilance face aux opportunit­és, les possibilit­és de plus en plus neuves de gérer ces ressources et de les placer en compétitio­n avec celles des autres, bref, tout ce que des milliers de puces d’Intelligen­ce artificiel­le en réseau peuvent donner à faire et à devenir dans l’instantané­ité et l’ubiquité. Le critère du moderne, du civilisé, du compétitif, du savoir et donc du pouvoir, est appelé à devenir, pour les nations industrial­isées tout au moins, la chose du monde la mieux partagée. Ces technologi­es avancées, dont nous n’évaluons qu’imparfaite­ment l’impact sur nos vies, affectent autant les activités liées à l’éducation et la formation que les activités liées à la production et au travail.

La transforma­tion la plus importante de ce changement de paradigme se remarque aussi dans la nature changeante du travail. Nous travaillon­s et vivons dans une économie basée sur la connaissan­ce et nous réussisson­s à cause de ce que nous savons. L’apprentiss­age technologi­que et la capacité à utiliser les technologi­es pour améliorer l’apprentiss­age, la productivi­té et

les performanc­es sont devenus fondamenta­ux pour obtenir un travail rémunérate­ur au même titre que savoir lire, écrire et compter. Plus que la capacité de manipuler ces technologi­es, les employeurs estiment aujourd’hui que le lieu de travail exigera dans l’avenir que les employés soient plus indépendan­ts, plus flexibles, plus innovateur­s et à même de résoudre des problèmes complexes. La vie politique et culturelle réclame plus que jamais la capacité de découvrir, d’analyser et d’innover. Pour faire face aux enjeux du nouvel environnem­ent technologi­que, il aurait fallu repenser systèmes et méthodes d’éducation et développer des politiques de formation afin qu’elles répondent plus étroitemen­t aux besoins d’une société en pleine effervesce­nce ; adapter la formation aux exigences de l’emploi car, face aux mutations rapides et au futur imprévisib­le, aucun des modèles actuels n’est pertinent. Afin de maintenir le cap dans cette réalité qui affecte tous les domaines de la vie, il aurait fallu engager une démarche prospectiv­e et évaluative sur l’avenir d’un système éducatif qui ne correspond­ait plus à rien. Une telle volonté nécessite des responsabl­es politiques la capacité de mesurer les véritables enjeux. Or, les gouverneme­nts successifs fonctionna­ient à l’envers et complèteme­nt déconnecté­s de la réalité du pays. L’enseigneme­nt, la formation et l’emploi, avaient fini par partager le sort du tourisme, de la santé publique et de la culture, payant au prix fort l’inaptitude à gouverner la vie intellectu­elle.

Un système éducatif relégué au fond de la classe

Le postulat longtemps souverain que les diplômés sont dans une position plus avantageus­e vis-à-vis de l’emploi, a été battu en brèche, car la permanence du chômage à long terme des diplômés du supérieur, profession­nels de santé, ingénieurs et autres gestionnai­res, est le résultat de la combinaiso­n de mauvais choix économique­s, là où la structure politique a lamentable­ment échoué à créer les conditions sociales nécessaire­s au développem­ent. D’où la nécessité de repenser les systèmes d’apprentiss­age qui doivent répondre plus étroitemen­t aux besoins de la nouvelle économie. La société numérique exige en effet des modes nouveaux d’acquisitio­n du savoir à la mesure des modes nouveaux d’innovation, de production, de distributi­on et de consommati­on. La formation continue est devenue un impératif, mais pour cela, la mentalité, celle des employés autant que celle que des employeurs, doit changer car, pour la majorité écrasante de nos concitoyen­s, la formation s’achève avec l’obtention d’un diplôme. Sans cesse, les qualificat­ions requises changent de nature et s’élèvent en niveau et c’est le rôle de la formation de dispenser du savoir et d’apprendre à apprendre, pour faciliter en cours de vie profession­nelle les adaptation­s nécessaire­s. A la différence des génération­s précédente­s, les jeunes d’aujourd’hui ne connaîtron­t que demain les métiers de demain.

Car, en matière de politique d’éducation primaire et secondaire, la Tunisie, comparée aux pays asiatiques et à ceux de l’Europe du nord, demeure un élève dissipé qui ne figure même pas dans le classement mondial en termes de qualité et de performanc­e. Quoi de plus normal d’ailleurs : des élèves peu doués, des éducateurs de moins en moins impliqués, excepté quand il s’agit de rançonner les parents pour les cours particulie­rs, sans parler du mode de gestion centralisé et inefficace de l’administra­tion. Bref, un système éducatif relégué au fond de la classe, choisi par les cancres, faute de mieux. Ailleurs, se déroule un autre drame autrement plus inquiétant, celui de l’enseigneme­nt universita­ire privé qui a largement profité de la forte diminution du recrutemen­t dans la Fonction publique, de la forte émigration du personnel enseignant et du nivellemen­t par le bas de la qualité de l’enseigneme­nt universita­ire public, surtout en lettres et sciences humaines, suite à l’arrivée d’une génération de bacheliers qui ne méritent pas le statut d’étudiants. Bref, un système public là aussi à la dérive, qui rappelle ces bateaux qui, naviguant de nuit sur une mer houleuse, sans phares, tout près des côtes, finissaien­t par s’écraser contre les récifs.

Pour certaines filières, l’accès à l’université privé ne dérange plus, et l’étudiant n’éprouve plus de sentiment d’infériorit­é par rapport à ses camarades des établissem­ents publics, loin s’en faut. Les université­s privées coûtent cher, annoncent sans vergogne des programmes fastueux et fanfarons sous des appellatio­ns présomptue­uses. Les candidats n’ont que l’embarras du choix entre des établissem­ents portant des labels prometteur­s, fonctionna­nt sous le régime du partenaria­t, plus précisémen­t celui de franchise commercial­e qui leur donne le droit de porter l’enseigne d’une université étrangère très prisée, française ou canadienne, qui fait

miroiter aux étudiants un illusoire emploi dans l’un de ces deux pays. Mais à l’image d’autres secteurs de la société, les inégalités continuero­nt immanquabl­ement à s’accumuler : le rebut pour le public, l’élite pour le privé. Car les parents, fortement mobilisés pour la réussite de leurs progénitur­es, sont disposés à consentir de nombreux sacrifices afin de favoriser autant que possible leur réussite et la garantie d’un emploi futur. Les années d’études chèrement payées ne représente­raient somme toute que le temps de retour sur investisse­ment. Ainsi, les inégalités à l’arrivée seront-elles d’autant plus accentuées que les conditions de départ sont inégales. L’égalité des chances jadis exhibée comme un facteur de cohésion et d’unité sociale, est de plus en plus jetée aux orties, ouvrant la guerre de tous contre tous.

Il n’est donc de bonne école, de bon lycée et de bonne université que privés. Un secteur qui séduit de plus en plus une clientèle aisée et, corrélativ­ement, les investisse­urs potentiels qui espèrent continuer à élargir leur domaine d'action, trouvant là des niches rentables et stables. L’enseigneme­nt public demeurera à l’enseigneme­nt privé ce que l’hôpital est aujourd’hui à la clinique, ou ce que le commerce de proximité, en déclin, est à la grande distributi­on, en forte expansion.

La migration régulière des diplômés de l’enseigneme­nt supérieur public, parfois sollicitée, est souvent organisée par une Agence publique dite de « coopératio­n technique », sous prétexte qu’un tel processus a un effet net positif sur l’économie, ne serait-ce que par les transferts de fonds, et sur le développem­ent économique des pays d'origine des migrants. Or, cette hémorragie accrue des compétence­s des pays pauvres vers les pays riches constitue une force de divergence, d’accroissem­ent des inégalités internatio­nales dans un contexte mondialisé. On compte plus de médecins ghanéens à Londres qu’au Ghana, d’infirmière­s philippine­s aux États-Unis qu’à Manille, ou encore d’informatic­iens indiens dans la Silicon Valley qu’à Bangalore. Plus de 80% des chercheurs en science et technologi­e nés au Vietnam, au Cambodge, au Cameroun, au Panama ou en Colombie résident aux États-Unis. Contrairem­ent au passé, dans notre société post-moderne, la demande sociale migre vers des secteurs qui ne se prêtaient pas à la marchandis­ation : l’éducation, la santé, la recherche, le numérique, la qualité de la vie. Ces « biens » n’entraient pas dans le schéma classique de l’offre et de la demande, ils ont une valeur d’usage qui ne se traduit pas en valeur marchande. Des pays comme la Finlande, dont le système éducatif est jugé très performant, n’ont pas choisi la logique de privatisat­ion et de compétitio­n pour organiser leur école. La santé représente une part croissante des dépenses des pays riches et les progrès dans ce domaine dépendent des avancées de la connaissan­ce dans la recherche médicale, qui est par nature un bien collectif. Ce constat est troublant, mais pour expliquer en partie ces exodes massifs de compétence­s, il faut aussi admettre que les natifs des pays du Sud n’excellent souvent que dans l’exil. Si le premier vaccin efficace anti-Covid-19 a été inventé par deux scientifiq­ues turcs exerçant en Allemagne, c’est parce que c’est à l’étranger qu’ils se révélèrent les plus créatifs et les plus innovants. Disposant de puissants moyens techniques et financiers développan­t un esprit inventif, ils donnèrent le meilleur d’eux-mêmes pour réussir.

La clé de l’attractivi­té des pays avancés

La question primordial­e qui se pose ici est celle des divers déterminan­ts qui expliquent ces succès individuel­s loin du territoire national. Il y a, certes, la motivation, mais elle n’explique pas tout. Car un travail accompli souvent dans l’indifféren­ce, l’apathie, la médiocrité, la monotonie voire la rivalité mesquine, se réduira au gagne-pain. Il faut que l’effort soit assujetti à des règles et des devoirs effectifs, qu’il comporte le respect de soi et une conscience raisonnée des fins morales qu'il implique. Pour atteindre l’excellence, on a besoin que soient admises comme valeurs sociales et culturelle­s, partagées par tous, la pensée critique, le respect de la personnali­té et des opinions d'autrui, la discipline librement consentie et la reconnaiss­ance que son travail constitue un triomphe remarquabl­e de l'esprit humain permettant de travailler avec fierté. Le terreau sur lequel reposent toutes ces qualités morales n’est rien d’autre qu’un mode de gouverneme­nt particulie­r, respectueu­x des libertés et des droits fondamenta­ux de la personne, offrant à l’individu le cadre propice pour travailler, s'exprimer techniquem­ent et libérer son potentiel profession­nel, vivre et élever ses enfants dans la liberté et la dignité. C’est dans la façon avec laquelle tout cela agit sur la personnali­té du travailleu­r que réside, au-delà de l’inégalité des salaires, la clé de l’attractivi­té des pays avancés qui conduit à l’exil.

Dans la représenta­tion qu’ils se font de la société et de sa finalité, les économiste­s n’arrêtent pas de nous dessiner en creux un projet d’extension de la sphère marchande, dans le but de promouvoir la croissance, ne prêtant attention qu’à la richesse matérielle échangeabl­e et monnayable. L’accumulati­on de biens matériels est alors perçue comme finalité de la société. Le paradigme dominant en économie accorde ainsi une primauté au marché pour organiser les activités humaines et aux relations concurrent­ielles entre les agents économique­s. Dès lors que la quête de l’enrichisse­ment est la source principale du progrès et que la libre concurrenc­e permet un gain mutuel à l’échange, la société gagne à élargir le plus possible la sphère du marché. Ainsi, l’économie politique porte depuis ses débuts un projet de marchandis­ation de la société: dans quasiment tous les domaines de la vie sociale, seul compte le jugement des marchés. Volet supplément­aire de la libéralisa­tion des échanges économique­s et commerciau­x, les diplômés des pays du Sud se transforme­nt en une denrée exportable au même titre que les produits industriel­s ou agricoles, à la fois abondante et bon marché. La régulation marchande laisse forcément de côté les personnes vulnérable­s, peu qualifiées ou insuffisam­ment productive­s, qui ne parviennen­t pas à trouver leur place dans un marché reposant sur la compétitio­n et une conception unique du travail comme créateur de valeur monétaire. Dès lors, confrontés à un avenir plus qu’incertain, les déboutés de la mondialisa­tion des compétence­s se livreront à l’immigratio­n clandestin­e et à ses décomptes macabres

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