Les Français n’achètent pas assez de vêtements !
Taper sur la fast-fashion est devenu à la mode. Certains pensent que les Français achètent trop de vêtements à bas prix et qu’ils les jettent à peine mis. Pour eux, la fast-fashion serait la source de tous les maux du secteur de l’habillement : faillites en cascade de la distribution, surconsommation effrénée, gaspillage des ressources, nuisances environnementales, importations massives, désindustrialisation. Ils proposent donc des solutions malthusiennes de déconsommation : taxation des prix de vente, alourdissement des normes et restriction des publicités; des pseudo-solutions dont la mise en oeuvre ne pourra à l’évidence qu’aggraver les difficultés de toute la filière et conduire d’autres entreprises commerciales et industrielles dans le mur !
Car la réalité est tout autre : le problème de fond est la sous-consommation vestimentaire et même la déconsommation, ce qui a engendré un business model absurde, aux effets délétères sur toute la filière. Pour s’en convaincre, regardons ce qui s’est passé au cours des 20 dernières années. (voir tableau) La consommation de vêtements des ménages français est tombée de 37,3 milliards d’euros en 2003 à 32 milliards d’euros en 2023, soit une chute de 14,2%. Au cours de ces 20 dernières années, à l’exception des vêtements de sport (+15,4 %) et, dans une moindre mesure, des chaussettes, bas et collants (+6,8%), des sous-vêtements et vêtements de nuit (+3,8%), et des vêtements en cuir (+2%), toutes les autres catégories de vêtements ont accusé des baisses significatives : les vêtements de dessus pour hommes (-13,9%), le prêtà-porter féminin (-16,1%), la chemiserie (-7,8%), les soutiens-gorge et la corseterie (-6,8%), la layette (-3,7%), les pullovers et articles similaires (-6,4%). Pendant ce temps, la consommation totale de biens et de services des ménages français augmentaient de 58,7%. En conséquence, la part de budget d’habillement des Français, qui était encore de 3,3% en 2003, n’est plus aujourd’hui que de 2,4%.
Ce phénomène de baisse en valeur de la consommation vestimentaire a deux principales causes : en premier lieu, le poids croissant des dépenses contraintes et l’intérêt accru des consommateurs pour les loisirs, la santé, les communications et un désintérêt relatif pour l’habillement. Il s’agit là d’une évolution structurelle, parfois aggravée par une conjoncture économique défavorable avec une forte inflation des prix des dépenses contraintes (énergie, logement, alimentation, transport...), comme c’est le cas depuis l’été 2021. Mais fondamentalement, on s’habille moins : ainsi par exemple, il y a encore 20 ans, l’uniforme des employés de banque était le costume cravate. Aujourd’hui, ils sont en jeans et les guichets d’accueil ont même disparu. Et les consommateurs font des arbitrages budgétaires en faveur d’un nouveau smartphone plutôt que d’un nouveau manteau.
La seconde raison de la chute en valeur de la consommation vestimentaire est la baisse relative des prix unitaires des vêtements. Jusqu’en 2004, les frontières européennes et françaises étaient quasiment fermées aux importations asiatiques. Depuis 2005, avec le démantèlement de l’Accord Multifibres et de son système de quotas, nos marchés sont envahis de vêtements à bas prix venant de Chine, du Bangladesh, du Pakistan, du Cambodge, du Vietnam, du Myanmar, etc. On estime qu’aujourd’hui à peine 3% des vêtements vendus sur le marché français sont « made in France », chiffre inadmissible pour un pays, la France, qui est le phare mondial de la mode. En conséquence de la déconsommation vestimentaire et de l’ouverture du marché à l’Asie, les prix des vêtements vendus en France n’ont augmenté que de 10,9% entre 2003 et 2023, alors que l’inflation générale a été de 38,9%. Cela signifie que les ventes de vêtements en volume (déflatées) ont chuté de 25% et surtout que toute la filière textile-habil
lement a dû faire d’énormes efforts de compétitivité pour tenter d’absorber les augmentations de coûts de production, de matières et de commercialisation pour tenir le coup. Parfois en vain. Face à ce phénomène de déconsommation vestimentaire, les distributeurs ont développé un business model économiquement, socialement et écologiquement absurde :
- multiplication des points de vente pour tenter d’accroitre leur chiffre d’affaires dans un marché en décroissance; - importations massives d’Asie pour alimenter le marché en produits « mode à petits prix ». Les importations d’habillement en France ont augmenté de 86,1% de 2003 à 2023, alors que le marché était tendanciellement à la baisse. En 2003, le rapport Importations CAF de vêtements/Consommation vestimentaire était de 34%. On est actuellement à 74% !
- multiplication des opérations de soldes et de promotion. On estime que la moitié des ventes annuelles se fait à prix barrés, pratique qui obère très fortement la rentabilité des distributeurs et perturbe les consommateurs et le fonctionnement du marché. Ce business model, plaqué sur un marché final en décroissance, a : - fortement impacté l’industrie française de l’habillement (des pans entiers ont disparu au cours des 20 dernières années), avec des effets induits très négatifs pour l’industrie textile et les fournisseurs/clients partenaires méditerranéens ;
- laminé une partie de la distribution indépendante, économiquement et financièrement dans l’impossibilité de faire face au sourcing asiatique massif des grandes chaînes. En 2003, les indépendants multimarques représentaient encore 20% du marché. On est à moins de 8% maintenant ;
- mis à mal la rentabilité des grands distributeurs les plus fragiles, provoquant même la disparition de certains d’entre eux. On parle aujourd’hui avec raison de crise, avec effet domino sur toute la filière ;
- conduit aux aberrations environnementales avec la destruction d’une partie non négligeable des vêtements invendus, importés pour la plupart d’Asie par milliers de containers avec une lourde empreinte carbone. Conclusion : les chiffres sont terribles! Les Français achètent un quart de vêtements de moins qu’il y a 20 ans et seuls 3% de ces vêtements sont d’origine française ! Ce double constat dramatique suggère une politique mobilisatrice de redressement avec deux objectifs :
Relancer la consommation vestimentaire : Les difficultés de la filière textile-habillement viennent pour l’essentiel de la faiblesse du marché en décroissance. A cet égard, la loi anti fast-fashion est pour le moins inappropriée. Il faut tout au contraire accroitre la demande et donc redonner aux consommateurs français l’envie de s’habiller. C’est utopique ? Pas du tout. J’observe par exemple que les Italiens dépensent 30% de plus que les Français pour s’habiller. Alors, pourquoi pas nous ? Inverser la courbe décroissante de la consommation pour revenir en 3 ans au niveau de 2003 serait un premier objectif ambitieux, mais réaliste. Doubler en 3 ans la part du « made in France » dans la consommation nationale pour la faire passer de 3% à 6%, ce qui suppose, entre autres mesures, de réguler les importations sauvages venant des pays ne respectant ni les droits fondamentaux des salariés ni les normes écologiques, de redynamiser le commerce de proximité de centre-ville, d’accroître l’effort de création pour une mode plus attractive, de renforcer les liens solidaires de coopération dans la filière française - de la création jusqu’au textile -, de doper la compétitivité du secteur en réinventant sa supply chain grâce à l’IA et au machine learning, ce qui, entre parenthèses, permettra de réduire efficacement le gaspillage que nous dénonçons tous.
En la matière, j’ai affirmé à plusieurs reprises ma conviction qu’il faut mettre en oeuvre un plan de digitalisation de la filière textile-habillement française. C’est, me semble-t-il, de la responsabilité de l’Etat. A cet égard et si vous n’êtes pas convaincus, lisez le remarquable Livre blanc que vient de publier Lectra sur l’avènement de l’industrie 4.0. Vous le trouverez en libre accès sur le site de ce groupe français, leader mondial en solutions technologiques pour accompagner des entreprises dans leur transformation digitale.
Car, avec une démarche 4.0 dopée à l’IA, les portes vont s’ouvrir sur un futur porteur d’avenir, avec des leviers d’accroissement de la consommation vestimentaire, des entreprises agiles, des business model enfin vertueux, ajustant une offre créative à la demandedu marché, favorisant une filière française complète textile-habillement revitalisée et compétitive, des créateurs jusqu’aux distributeurs