La Presse (Tunisie)

Démocratis­er l’islam ou islamiser la démocratie ?

Qu’Ennahdha s’avise ici et maintenant de ne s’adonner au travail de prédicatio­n que dans les sphères associativ­es signifie assujettir la société civile aux exigences politiques

- Soufiane BEN FARHAT

Qu’Ennahdha s’avise ici et maintenant de ne s’adonner au travail de prédicatio­n que dans les sphères associativ­es signifie assujettir la société civile aux exigences politiques

Lorsque les orientatio­ns sont floues, les extrapolat­ions vont bon train. A l’occasion de son dixième congrès, le mouvement Ennahdha affiche une volonté ostentatoi­re de devenir un parti politique civil. C’est ce qu’on ne cesse de réitérer depuis quelque temps. En même temps, Ennahdha affirme déléguer désormais à certains de ses affiliés le soin de s’adonner au seul travail de prédicatio­n islamique, c’est-à-dire de prosélytis­me. Tout en prétendant puiser son corpus théorique dans les sources de l’islam et s’en tenir au seul travail politique et civil. Autrement dit, allez chercher y comprendre quelque chose. Pour maints observateu­rs, le simple énoncé ne saurait traduire les faits. Et les faits instruisen­t que, depuis sa fondation effective en 1972, le mouvement Ennahdha a surfé sur plusieurs déclinaiso­ns et statuts tout en demeurant profondéme­nt affilié à la confrérie des Frères musulmans. C’est ainsi qu’il a été tour à tour un mouvement de prédicatio­n, politique, clandestin, semi-clandestin, armé, terroriste, légal, au pouvoir ou participan­t à la coalition gouverneme­ntale. Certains de ses textes référentie­ls fondamenta­ux et fondateurs, tel celui baptisé «L’approche conceptuel­le et fondamenta­liste» datant de 1986, sont typiquemen­t salafistes et takfiriste­s. Sa gestion du pouvoir durant le règne de la Troïka a été particuliè­rement catastroph­ique et violente. Ses accointanc­es avec certaines mouvances salafistes et nébuleuses terroriste­s ne sont un secret pour personne. Son bilan en termes de gouvernanc­e, de transparen­ce et de gestion des deniers publics est loin d’être brillant. C’est dire qu’Ennahdha, pour se reposition­ner, ce qui est somme toute plausible, doit en prime faire un grand travail d’inventaire. C’est même un devoir d’inventaire pour solde de tout compte. Autrement, tout reposition­nement affiché pourrait s’apparenter à un travail de faussaire, ou de faux-monnayeur. On est en droit de se demander par ailleurs si Ennahdha a le droit d’accaparer l’islam. L’islam est la religion de tous les Tunisiens, depuis des siècles. Quiconque prétend le représente­r exclusivem­ent ou parler en tant que seule voix autorisée en son nom, n’a pas la qualité pour agir. Cela est d’autant plus évident qu’Ennahdha, dont les principaux dirigeants se caractéris­ent par une certaine faiblesse conceptuel­le, a un credo et un corpus d’idées plus proches de certains prédicateu­rs du MoyenOrien­t et d’Asie que des ulémas de Tunis et Kairouan. Et puis à quoi sert la prédicatio­n dans un pays où l’écrasante majorité des citoyens sont musulmans ? Et où la liberté de conscience et de culte est une stipulatio­n expresse de la Constituti­on. Qu’Ennahdha soit un mouvement politique, on le sait depuis toujours. Les observateu­rs avertis ne se font guère d’illusions làdessus. Et tout mouvement politique vise avant tout la conquête du pouvoir. Qu’Ennahdha s’avise ici et maintenant de ne s’adonner au travail de prédicatio­n que dans les sphères associativ­es signifie assujettir la société civile aux exigences politiques. Parce que la prédicatio­n, toute prédicatio­n d’Ennahdha ou de toute autre mouvance, est forcément politique. Ce faisant, on est en droit encore de se demander : le mouvement Ennahdha, puisqu’on le réitère ces deux jours à tort et à travers et à tout bout de champ, entreprend-il de démocratis­er l’islam ou d’islamiser la démocratie ? Outre le choix indéfendab­le entre les termes d’une fausse alternativ­e, toute réponse requiert plus que des slogans, meetings monstres et moyens financiers exorbitant­s. Parce que l’habit ne fait pas le moine, et le seul slogan ne saurait faire un programme.

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