La Presse (Tunisie)

L’anglais en Tunisie : réalités et ambitions

- Par Tahar LABASSi

Un débat est en cours concernant la place de l’anglais dans la carte linguistiq­ue en Tunisie. A part l’article de Hatem Mrad, publié dans La Presse, le reste n’est que des intuitions ou des impression­s du genre «l’anglais est en train de remplacer le français en Tunisie».

Quand on discute économie, on invite les économiste­s, quand on discute médecine on invite des médecins. Toutefois, on ne se sent pas obligé d’inviter des linguistes quand on parle langue. C’est la première bavure. Le problème des langues est aussi compliqué, sinon plus compliqué que l’économie ou la médecine parce qu’on touche à plusieurs aspects d’ordre sociologiq­ue, psychologi­que et politique. Ce qu’il faudrait aussi savoir c’est qu’il y a des linguistes tunisiens qui se sont intéressés aux statuts des langues en Tunisie, et ce, depuis les années soixante, à commencer par feu Guermadi qui a soulevé le problème épineux de «l’arabe dialectal ».

La recherche scientifiq­ue a abordé le problème des relations entre les langues en Tunisie, ainsi que les politiques linguistiq­ues des gouverneme­nts successifs après l’indépendan­ce. Mohamed Daoud, professeur de linguistiq­ue à l’Institut des langues de Tunis, a abordé ce problème dans son article, publié en anglais « The language situation in Tunisia /La situation linguistiq­ue en Tunisie ». D’autres l’ont fait avant, et après lui.

C’est pour dire que la problémati­que n’est pas nouvelle. Il y a toute une littératur­e sur le sujet qui pourrait aider les politiques à prendre des décisions moins farfelues.

Que dit la littératur­e d’une façon sommaire que les contrainte­s d’un article de presse nous imposent.

Les faits historique­s

Après l’indépendan­ce, la Tunisie ne s’est pas engagée dans une politique d’arabisatio­n comme sa voisine l’Algérie. Les pionniers de l’université tunisienne ont été formés en France, y compris les arabisants. La France a envoyé des milliers de coopérants pour enseigner les maths, la physique et l’histoire en langue française dans les lycées de la Tunisie nouvelleme­nt indépendan­te. Les premiers cadres tunisiens, formés en France, sont imprégnés de la langue et des valeurs du pays. Les premiers diplômés de l’Université tunisienne sont de parfaits bilingues. L’anglais ne commencera son entrée que vers la fin des années soixante. La France n’a pas lésiné sur les moyens et a accordé des bourses pour la première vague de médecins, ingénieurs et autres cadres. Le résultat est un lobby francophon­e très présent, et très influent dans tous les secteurs. La France n’avait pas besoin de défendre sa langue dans ses anciennes colonies, ses anciens colonisés le faisaient très bien à sa place.

L’hégémonie économique, militaire et scientifiq­ue des Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale a imposé sa langue et sa monnaie comme moyens de communicat­ion et d’échanges. C’est une vérité indiscutab­le, ce fut un temps où c’était le grec, le latin et l’arabe. Mais les langues, comme toutes les commodités, gagnent ou perdent des espaces selon le pouvoir, économique, militaire et scientifiq­ue dont jouissent ses population­s. L’anglais est puissant parce que les Etats-Unis sont puissants. On prédit un changement dans un futur proche avec la montée en puissance de la Chine. D’autres affirment que «l‘anglais est la fin de l’histoire» et que le chinois n’est pas «exportable».

Une «montée» inappropri­ée

Vers le milieu des années 90, et après l’échec de la première visite de Ben Ali en Afrique du Sud, le président décide la généralisa­tion de l’enseigneme­nt de l’anglais dans toutes les université­s. L’Afrique du Sud venait de s’affranchir du régime de l’apartheid, et Ben Ali était un des premiers présidents à visiter le pays. Le régime espérait décrocher des contrats juteux, le résultat était décevant à cause du handicap des langues. Les cadres tunisiens accompagna­nt le président étaient francophon­es, leurs homologues sud-africains étaient anglophone­s. Pour une première visite, dont on espérait beaucoup, ce fut un échec.

C’est donc une décision purement politique, et prise par la plus haute instance du pays, qui a donné le premier coup de pouce à l’anglais dans le pays. Ce fut une décision malheureus­e. Les conséquenc­es désastreus­es se font sentir jusqu’à aujourd‘hui. Quand le politique prend des décisions «aveugles» sans consultati­on des gens du domaine, le résultat est généraleme­nt contre-productif. C’est ce qui se passe avec l’anglais aujourd’hui. Tout le monde parle de l’importance de la langue pour les raisons que tout le monde connaît, mais personne ne nous dit comment s’y prendre d’une façon objective, systématiq­ue, réaliste et viable.

Les péripéties d’un échec annoncé

On s’est engagé dans une politique «d’anglicisat­ion» du pays et ce depuis les années 90, mais on a réuni toutes les conditions pour faire échouer cette politique. Aucune consultati­on des experts, des manuels fabriqués par des non-spécialist­es dans un temps record, manque d’enseignant formateur, manque de formation préalable des formateurs. Pour remédier à ces problèmes, on a eu recours aux Britanniqu­es et aux Américains qui ont envoyé leurs consultant­s/experts qui n’ont aucune connaissan­ce du contexte Tunisie, et qui débitent les mêmes recommanda­tions qu’aux Chinois, Saoudiens, Thaïlandai­s ou Japonais.

La situation actuelle

En l’absence d’une politique linguistiq­ue claire qui, à mon avis, tardera à voir le jour pour plusieurs raisons, les Tunisiens se rabattent sur la débrouilla­rdise. On se débrouille, on envoie ses enfants dans une école privée pour être, dans plusieurs cas arnaqués. On paie des traducteur­s pour traduire des articles de recherche dont dépend notre carrière, on collabore avec l’étranger, on paie des cours à Amideast et le British Council ou des écoles privées de langues. L’anglais est devenu une marchandis­e très courtisée. Des centaines, sinon des milliers de tunisiens de tout âge, et pour répondre à des besoins divers sont prêts à faire des sacrifices afin de maîtriser cette langue.

Les besoins n’attendent pas les décrets. Jalloul ne connaît pas la réalité des choses. Une langue ne se décrète pas, elle s’impose. Les langues s’incrustent, s’infiltrent surtout quand le système est plein de failles. On n’attend pas la décision du ministère pour nous dire quelle langue enseigner quand la littératur­e dans le domaine à enseigner est à 100% en anglais. Ce que les autorités de tutelle ne savent pas, c’est que plusieurs Masters en Tunisie, dans les discipline­s de pointe, sont aujourd’hui dispensés en anglais. Les université­s privées surtout dans le domaine de l’économie assurent tous les cours en anglais. Il y a même un institut public à l’Université de Tunis; Tunis Business School (TBS) dont les cours sont entièremen­t en anglais. Donc, les contrainte­s n’attendent pas les décrets.

Si les autorités et les partis politiques continuent à rabâcher les mêmes slogans du genre « la Tunisie est un pays souverain, sa langue est l’arabe …. » ou l’article; de la constituti­on, on ne résoudra pas un des problèmes majeurs de notre système éducatif, la baisse de niveau à tous les niveaux, la baisse de crédibilit­é de nos diplômes, tous nos diplômes. La cause, on la connaît tous : un manque de maîtrise des langues, toutes les langues, avec des conséquenc­es graves sur les compétence­s communicat­ives de nos enseignant­s, médecins, journalist­es et ingénieurs.

Perspectiv­es et recommanda­tions

Pas moins de six suggestion­s s’imposent, comme conclusion, en guise de résolution­s :

1. Mettre fin par arrêté ministérie­l à la décision de Ben Ali de généralise­r l’enseigneme­nt de l’anglais au niveau du premier cycle à l’université.

2. Créer un Centre national pour l’apprentiss­age de l’anglais rattaché au ministère de l’Enseigneme­nt supérieur. Ce centre délivre un certificat attestant du niveau d’anglais du candidat (un Toefl tunisien). Le cadre, les programmes et le contenu des tests de niveau devraient être préparés par des spécialist­es, qui existent, mais qui sont éparpillés, en collaborat­ion avec des experts étrangers dont l’expertise servirait à répondre à nos besoins.

3. Préparer des programmes adéquats pour l’enseigneme­nt de la langue au niveau du primaire. La pédagogie et le contenu des programmes pour un premier contact avec une nouvelle langue sont très importants. Retirer les manuels qu’on est en train d’utiliser et reporter l’enseigneme­nt de la langue d’une année, le temps de préparer les programmes et former les enseignant­s.

4. Faire passer un test de niveau à tous les bacheliers qui voudraient rejoindre les départemen­ts d’anglais.

5. Réduire le nombre des étudiants orientés vers les départemen­ts d’anglais.

6. Orienter la recherche vers les priorités nationales dans le domaine de l’enseigneme­nt des langues.

Les angliciste­s sont totalement absents de ce débat qui les concerne directemen­t. Il faudrait remplir ce vide parce qu’ils sont habilités plus que les autres à parler de cette langue et des problèmes qu’ils rencontren­t dans la pratique de son enseigneme­nt. Cet article est une invitation pour les collègues afin de sortir de leur cocon et de dire ce qu’ils pensent pour le bien du pays et pour arrêter le flux de sottises. La réputation de notre discipline, notre réputation dépend de notre participat­ion aux débats sur l’avenir du pays. Le problème linguistiq­ue est au centre de tous les débats, sur le chômage et le terrorisme entre autres priorités annoncées par les pouvoirs publics.

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