La Presse (Tunisie)

«Nous étions quatre frères sur le terrain…»

Il a été un des grands bâtisseurs de la légende de l’Union Sportive Maghrébine au tournant des années 1960-70 quand le club installé à Bab Saâdoun goûta aux délices de la division nationale (la Ligue 1 actuelle). Mais il n’a pas été le seul à y réussir, e

- Tarak GHARBI

«Sur la fin de ma carrière, en 1973-74, j’ai pris la relève de Noureddine Ben Frej, raconte-t-il. J’étais en même temps joueur et entraîneur. Disposant d’une marge de manoeuvre certaine, il m’était venu à l’esprit l’idée de marquer l’histoire. L’initiative peut paraître originale, mais pourquoi s’en priver, en fait ? Un jour, j’ai décidé d’aligner en même temps les quatre frères Laâroussi : Moncef et moi-même qui étions des joueurs confirmés, Lotfi qui faisait ses premiers pas parmi les seniors avant d’aller jouer pour l’Espérance de Tunis, et le «patriarche» de la tribu, Mohamed Ali, qui n’a pas vraiment beaucoup joué dans sa carrière. Il faut admettre que l’aîné de la famille n’était peut-être pas très doué, d’où le peu de temps de jeu dont il bénéficia. Il n’allait pas du reste s’accrocher. Imaginez un peu le spectacle de quatre frangins alignés en même temps sur le terrain. Je crois qu’un tel fait ne s’était jamais produit. C’est un record jamais égalé. Dites-moi s’il y a vraiment eu autant de frères sur un terrain de Ligue 1. Moi, je n’en connais pas vraiment!» , s’enorgueill­it le pivot aux poumons d’acier. Lequel réussit la gageure de mettre un jour sous l’éteignoir deux géants du football maghrébin, Hassène Lalmas et Rachid Makhloufi. «Cela fait partie de la légende de l’équipe nationale, martèle-t-il. Grâce à un doublé d’Ezzeddine Chakroun en fin de rencontre, nous avons battu l’Algérie (2-1) sur sa pelouse au match aller des éliminatoi­res de la Coupe du monde «Mexique 1970». La seconde manche, le 29 décembre 1968, dans un stade d’El Menzah plein à craquer, sentait le soufre, d’autant plus que l’Algérie a fait le rappel de ses nombreux profession­nels exerçant principale­ment en France : les Makhloufi, Natouri, Kalem... Nous jouions pour un simple nul. Plus facile à dire qu’à faire. En fait, comment résister à cette armada impression­nante? Sur un plan personnel, comment réduire à une totale impuissanc­e deux monstres sacrés de l’envergure de Makhloufi et de Lalmas, deux vieux briscards. Lors de la réunion technique, notre sélectionn­eur, le Yougoslave Rado, n’arrêta pas de me répéter, à moi et à l’Etoilé feu Mohamed Zouaoui, dans son français rudimentai­re : «Makhloufi et Lalmas, pas jouer». Pour dire qu’on ne doit pas les laisser jouer et que, si besoin est, il faut les suivre au bord de la touche s’ils ont envie d’aller boire ou de se laver le visage. Nous avons scrupuleus­ement suivi les conseils de notre coach. Cela n’a certes pas été facile ; pourtant, nous nous sommes appliqués à tel point que les maîtres à jouer de l’Algérie furent quasi inexistant­s. Je crois que cela a été le meilleur match de ma carrière. Le nul (0-0) nous qualifiait au second tour où nous allions retrouver une autre vieille connaissan­ce, le Maroc». Et là, une autre légende allait naître, écrite, notamment au match d’appui, au Stade-Vélodrome de Marseille : «J’ai encore en souvenir l’image de l’arbitre français Kitabidjan appelant les deux capitaines pour effectuer le toss dans les vestiaires. Il paraît qu’il avait retourné la pièce de monnaie en la récupérant par terre de façon à ce que le Maroc soit déclaré vainqueur. Nous étions restés sur un sentiment de frustratio­n incommensu­rable au regard des circonstan­ces un peu bizarres de ce toss. Bref, le Maroc allait poursuivre son chemin vers le Mexique, alors que nous étions condamnés à assister à l’édition du Mondial marqué de son empreinte par le Roi Pelé devant le téléviseur».

«Rado, une discipline de fer»

Mais au-delà de cette grosse déception du 13 juin 1969, subsiste la conviction que cette sélection-là était d’une qualité indiscutab­le. «Je crois même qu’elle aurait battu la sélection 1978 si elle devait lui être opposée. Enfin, Dieu seul sait qui aurait gagné» , se reprend-il après un court moment de réflexion. «Nous avons vécu avec Rado la plus belle période, la plus généreuse aussi. On le respectait beaucoup, on en avait même peur. Il imposait une discipline de fer à telle enseigne que l’on se serait cru dans une caserne. Aucune concession aussi bien avec les joueurs que les dirigeants. Pourtant, les fortes personnali­tés ne manquaient pas dans le groupe : Attouga, Mghirbi, Habacha… En même temps, il savait nous défendre bec et ongles lorsqu’il s’agit de primes et de droits des joueurs. Vous savez de quel ordre étaient ces primes ? Si on perçoit 200 ou 300 dinars, c’est que nous avons de la chance. Le signe que nous venions d’accomplir une grosse performanc­e, comme celle de la qualificat­ion aux dépens de l’Algé- rie. Bref, cela n’a rien à voir avec les fortunes empochées par les joueurs aujourd’hui. Pourtant, si quelques grands joueurs restent en circulatio­n, eh bien ils s’éteignent trop vite. C’est à peine s’ils se maintienne­nt une ou deux saisons au plus haut niveau. Les temps ont changé, l’argent prime, le talent passe au second plan» , déplore-t-il.

«J’allais partir pour l’EST»

Au terme d’une carrière d’entraîneur qui l’a vu driver son équipe de coeur, l’US Maghrébine, à deux reprises (1972-73) lorsqu’il remplaça en pleine saison l’Algérien Ahmed Benelfoul, et en 1973-74 lorsqu’il releva Noureddine Ben Frej), trois fois l’Avenir Sportif de Kasserine (1982-86, 199193 et 1999-2000) et le Stade Gabésien deux fois (en 1986-87 et 1998-99), sans parler de clubs dans le Golfe, Laâroussi a totalement rompu avec le foot : «Il n’y a plus grand-chose à voir tant le produit proposé est médiocre, déplore-t-il. Il ne nous a manqué que les moyens, le foot, ce n’est pas de la chance seulement, c’est aussi un labeur très dur. Nous avons su faire de l’USM un grand club capable de résister aux ténors. Nous venions des divisions inférieure­s, mais savions nous livrer sans complexes. J’était le seul joueur convoqué en sélection venant de la Ligue 2, lorsque nous n’avions pas encore accédé à la division nationale».

«On m’empêcha de signer à l’EST»

Un tel talent ne pouvait passer inaperçu. Il était d’ailleurs sur le point de rejoindre l’Espérance Sportive de Tunis : «Mon frère Moncef et moi avions mis la pression pour nous accorder un bon de sortie, se souvient-il. Mais notre président Jilani Baccar (1965-68) nous a opposé un veto ferme. Lui et Mongi Obba nous disaient à chaque fois : “On remet cela à la saison prochaine“. Le temps passait, j’ai fini par me faire une raison : il me fallait continuer jusqu’au bout avec l’USMA, en fait la soeur cadette de l’Espérance : mêmes couleurs sang et or, un même fief, Bab Saâdoun (et Bab Souika)… C’est d’ailleurs là que nous avions appris sur le tas le foot : dans les terrains vagues, près du Grand hôpital à Bab Saâdoun. Le foot était toute ma vie, et il allait le rester. Professeur d’éducation physique et sportive et entraîneur, le ballon, je l’ai dans le sang, il me permet de m’amuser et de déstresser. Mon père aimait l’Etoile du Sahel puisqu’il vient de Sousse. Il tenait la buvette du stade Zouiten. Quant à moi, j’étais espérantis­te, j’aurais bien aimé y aller jouer». Au sein d’une USMA qu’il reconnaît comme étant un père et une mère adoptifs, Férid Laâroussi se sentait proche d’un joueur particulie­r, Slah Louati. Quant au Congolais Joel Guendo, meilleur buteur de la L2 en 1964, l’année de la première accession parmi l’élite avec 13 buts sur la quarantain­e inscrits cette saison-là par une attaque qui crache le feu, il était pour Laâroussi un autre frère : «Il était tout le temps chez nous, à la maison, à manger avec nous, se rappelle-t-il. Une fois ses études à l’Ineps terminées, il était rentré dans son pays où il périt dans un accident de la route. Il était pressenti pour devenir ministre des Sports au Congo». Homme comblé, Férid Laâroussi goûte aujourd’hui à une retraite bien méritée : «Dieu merci, j’ai donné tout ce que je pouvais à mon club où l’on me considérai­t une vedette, assure-t-il. Nous avons rendu un petit club de quartier un pensionnai­re de l’élite, malgré des moyens limités. Pas comme aujourd’hui où l’argent ne suffit guère pour camoufler l’extinction du talent».

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