Un droit fondamental dans une démocratie fragile
La question continue de diviser les citoyens, les politiques, les juristes. Les concernés eux-mêmes, policiers et militaires, ne sont pas tombés d’accord
Le débat fortement polarisé par la question du droit de vote des forces de l’ordre et armées devra trouver une porte de sortie mardi prochain, lors de la séance plénière. Le projet de la loi électorale qui trébuche jusque-là serait théoriquement adopté. Le processus de l’organisation des élections municipales aura tout le loisir de s’enclencher, après un blocage politico-législatif, en dépassement de tous les délais raisonnables. Toutefois, même tranchée, la question continuera à diviser les citoyens, les politiques, les juristes. Les concernés euxmêmes, policiers et militaires, ne sont pas tombés d’accord. Si la wpolice s’est mobilisée pour revendiquer le droit de s’exprimer par la voie électorale, une partie y est restée totalement réticente. Cette réticence devient un rejet franc par une partie des militaires fortement attachés à un système de valeurs, opposés, par définition, à toute implication politique. En attendant que les législateurs s’expriment le 31 janvier à l’Assemblée, nous avons donné la parole à Salwa Hamrouni qui est nettement favorable au oui. Raisons invoquées, la citoyenneté procure un certain nombre de droits dont celui du vote, droit fondamental : « Pourquoi discriminer des citoyens avant d’être des policiers ou des militaires, pourquoi exclure ceux qui sont sur les premières lignes pour nous défendre ? », interroge-t-elle. Deuxième argument présenté par la constitutionnaliste, somme toute pragmatique, selon lequel le vote garantit la canalisation de pen- chants politiques affirmés, « les policiers et les militaires cultivent pour la plupart des orientations politiquement marquées ». Aller voter leur permettra de les extérioriser selon les règles juridiques, «c’est beaucoup mieux que de les frustrer ». Toujours est-il, tientelle à préciser, des mesures très sévères devraient encadrer le droit de vote, comme de ne pas participer à des réunions électorales ou de n’importe quelle autre nature. Les articles du projet de loi prévoient, en cas de désobéissance, des sanctions très sévères qui peuvent aller jusqu’au renvoi, apprend-on au fil du bref entretien avec l’universitaire.
Qui garantirait la pérennité de l’Etat ?
Hammadi Reddissi y est, lui, totalement contre. Joint par La Presse, il s’en explique : « Dans une démocratie aussi fragile que celle de la Tunisie, nous avons besoin d’un Etat et d’une administration qui soient neutres ». L’universitaire juge très risqué et lourde de conséquences l’initiative législative, « un jour peut arriver où la police et l’armée seraient le dernier rempart dans des situations exceptionnelles de violence », prévient-il. Si le pays s’enlisait dans un désordre généralisé ou faisait l’objet de menaces extérieures, qui garantirait la pérennité de l’Etat ? Et de renchérir : « On veut impliquer les policiers et les militaires dans des débats politiques, qu’ils peuvent ne pas maîtriser ». Le politiste affirme que rien ne garantit leur neutralité lors de l’opération élec- torale, dès lors qu’ils auront leur propre parti pris. Si notamment l’armée était impliquée dans des luttes partisanes, elle ne pourrait pas arbitrer en cas de conflit à l’échelle nationale. L’universitaire pense et le fait savoir que le débat entres les partis politiques ne dépasse pas d’un iota l’aspect purement quantitatif ; les voix à gagner ou à perdre le jour du scrutin. « Or, dans des questions majeures comme celleci, il faut avoir de la hauteur ». Pourquoi veut-on politiser l’ultime recours, s’inquiète-t-il encore. En précisant au final qu’il n’est pas pertinent de comparer la Tunisie « aux démocraties stables, ininterrompues où le vote de la police et de l’armée ne change en rien la donne ».
Le citoyen en uniforme
Tout à fait à l’opposé, Haykel Ben Mahfoudh y est non seulement favorable mais ne comprend pas que le débat est encore à la traîne. La plupart des démocraties ayant dépassé « ce complexe ». Chaque pays ayant fait des aménagements selon son histoire, ses institutions, la structure de ses forces armées et sécurité pour préserver leur neutralité. L’idée fondatrice, explique l’expert en matière de sécurité, c’est la conception germanique du « citoyen en uniforme » selon laquelle celui qui porte l’uniforme est un citoyen qui a le droit d’élire des représentants de son choix et même, dans certains Länder, de se présenter dans des mandats électifs. La démonstration de l’universi- taire s’appuie sur l’équilibre des pouvoirs et la réciprocité des contrôles. La démocratie est un régime participatif, basé sur la confiance mutuelle et le contrôle réciproque, étaye-t-il, chacun assume un rôle déterminé et préalablement défini, selon des mécanismes de contrôle démocratique. « Si la question avait été abordée de cette manière, elle aurait été tranchée depuis longtemps », regrette-t-il Pour ce qui est de la question du réservoir de voix que représente la police, la garde nationale et l’armée, elle est battue en brèche par M. Ben Mahfoudh : « Sur un corps électoral potentiel de 7 millions et demi et de 4 millions d’électeurs inscrits, et d’un peu plus de la moitié de votants effectifs, que pèsent 120 mille voix ? », conclutil, sceptique. La question est controversée, les avis présentés en sont une preuve évidente. Sans parler des nombreux spécialistes contactés qui ont refusé net de s’exprimer. Toujours est-il, si ce droit fondamental était accordé « à qui de droit », le risque d’instrumentalisation politique est réel et avéré. Sans parler des risques collatéraux, comme d’une discussion politique, ou pire, une discorde idéologique s’enflammant dans un poste de police ou une caserne. Peut-être faudra-t-il prévoir, parmi les mesures restrictives, une décision ordonnant la discrétion totale. Que chacun garde secrètes ses convictions, et qu’il est interdit de parler politique au travail et dans les garnisons.