Favoriser la création ou l’étouffer ?
Les documentaires alignent les lieux communs, imitent à souhait ce qu’on peut voir à la télévision tunisienne comme «documentaires» sur des monuments historiques ou des traditions locales. Une production sans point de vue, sans singularité et qui ne pose absolument pas la question du rapport entre les jeunes auteurs et les lieux de mémoire qu’ils filment.
J’ai accepté de faire partie du jury de cette manifestation dans l’espoir de voir se déployer sur l’écran du bel espace culturel Mahmoud Messaâdi, qui a hébergé la manifestation, l’expression de la sensibilité des jeunes avec sa fraîcheur, sa maladresse, ses balbutiements et ses interrogations. Dès la première journée, je me suis rendu compte qu’on en était bien loin. Je n’ai vu que des productions doublement formatées par l’école et par la télévision. Les documentaires, écrits tous dans un arabe littéraire qui aligne les lieux communs, imitent à souhait ce qu’on peut voir à la télévision tunisienne comme «documentaires» sur des monuments historiques ou des traditions locales. Des documentaires sans point de vue, sans singularité et qui ne posent absolument pas la question du rapport entre les jeunes auteurs de ces films et les lieux de mémoire qu’ils filment perpétuant par là même une conception du documentaire qui en fait le lieu d’une pseudoobjectivité inodore, incolore et sans le moindre relief. Certes, on n’appréhende pas des films réalisés par des collégiens et des lycéens comme on appréhende des créations réalisées en milieu professionnel. Mon souci n’est absolument pas la maîtrise technique mais plutôt l’expression d’une sensibilité au monde qui nous entoure, d’une sensibilité qui s’exprime à travers l’image, quel que soit le degré de maîtrise, et d’une singularité qui puisse me faire dire qu’on est en présence de quelque chose de personnel, qu’il y a là un effort d’expression dans et par l’image. Manifestement ceux qui ont encadré ces projets n’ont pas poussé les élèves à exprimer ce qui les travaille et à aiguiser leur regard sur ce qui les entoure. Les fictions étaient bien pires car à l’absence d’originalité, de singularité et de spontanéité, se joint une tendance écrasante à la moralisation. Dans chaque court métrage, ce qui prime c’est une leçon de morale qui reproduit les poncifs du moralement et politiquement correct. On y voit des délinquants qu’un événement malheureux ou une rencontre heureuse ramène au droit chemin, des terroristes qui se repentent après s’être laissé tenter, des séquences où les élèves saluent le drapeau se répéter d’un film à l’autre, des propos dégoulinant de patriotisme et de bien-pensance. Là aussi, toute singularité est gommée, écrasée sous le poids de la morale et de l’idéologie. En voyant ces films, on se dit que les encadreurs conçoivent le cinéma et l’image de manière générale comme un instrument d’éducation morale où il n’y a pas de place pour l’expression de la subjectivité ou d’une certaine subversion qui est le propre de l’art et on est amené à se rendre à l’évidence suivante : nous sommes en présence d’une institution qui prétend consolider la culture artistique des élèves tout en tournant le dos à ce qui fait l’essence de l’art : la subjectivité, la singularité du regard, l’imagination, le questionnement, le doute, l’expression décalée, la subversion. Dans son discours inaugural, le ministre de l’Education nationale a expliqué que les films étaient tournés dans le cadre de clubs culturels, pour la plupart des clubs de cinéma, et que le ministère de l’éducation avait l’intention de faire du cinéma une matière obligatoire et qu’il fallait, pour ce faire, former les formateurs. L’idée pourrait sembler séduisante mais après avoir vu les films et l’usage qui est fait du cinéma, je me dis que le projet ne vaut pas la peine d’être défendu. Si c’est pour aboutir à des films pontifiants et bourrés de certitude tournant le dos aux frémissements de la sensibilité et de la fragilité de l’univers de l’adolescence, mieux vaut s’abstenir d’enseigner le cinéma à l’école et laisser aux jeunes la latitude de découvrir au hasard de leurs parcours le 7e art en dehors de tout formatage scolaire. Venons-en maintenant à des anomalies relatives à la conception de cette manifestation et qui ont été en partie à l’origine de ma décision de me retirer du jury. J’ai appris, le jour de l’ouverture, qu’au départ le nombre des films était bien supérieur à ce qui a été montré et que les délégations régionales de l’enseignement ont été chargées d’en choisir deux par délégation. J’ignore quel est le profil de ceux qui ont procédé à la sélection, j’ignore également les critères adoptés mais on est en droit de se demander si le formatage et la présence écrasante du discours moral n’est pas le fait de la sélection car les films montrés se ressemblent beaucoup. En outre, un examen attentif des génériques montre qu’une forte proportion des films n’est pas tant l’expression des élèves que celle des professeurs qui les ont encadrés et auxquels on a confié l’animation des clubs culturels. L’empreinte va de l’idée à la réalisation, passant par le scénario. Cette conception erronée du rôle de l’animateur est bien entendu à revoir. La confiscation de la parole des élèves s’est vérifiée lors du rituel de présentation des films. Avant chaque film, une équipe monte sur scène : un représentant de la délégation régionale de l’enseignement, le professeur encadreur et des élèves. La parole n’est donnée qu’au représentant de la délégation et au professeur. Nous avons bien la confirmation que l’élève n’est aucunement porteur d’un projet et qu’il est un simple figurant. Les membres du jury étaient
tous d’accord sur ce constat. Ma divergence avec eux se situe au niveau du choix des films à primer. Je voulais que le rapport du jury pointe tous ces dysfonctionnements (sur cela, tout le monde était d’accord) et je voulais surtout que le palmarès reflète une vision du cinéma contraire à celle qui s’est exprimée à travers les films, quitte à n’attribuer qu’un seul prix. Pointer du doigt dans le rapport l’instrumentalisation du cinéma à des fins idéologiques ou moralisatrices et primer des films qui présentent cette tendance à la moralisation était pour moi une contradiction insurmontable et c’est la principale raison pour laquelle je me suis retirée du jury. Afin de ne pas m’arrêter à la critique et de contribuer la réflexion sur la place du cinéma en milieu scolaire, je finirai par quelques recommandations : • Consolider la culture ciné
matographique par des projections de films qui soient porteurs d’une vraie vision du cinéma car il est clair, d’après les films projetés dans cette manifestation, qu’en matière d’image les seules références perceptibles, c’est la télévision et, dans une moindre mesure, le vidéo-clip. Je privilégierais pour ma part les projections de films accompagnées de débats à la fabrication des films dans un premier temps. Pour cela, il faut choisir de vrais cinéphiles pour animer ces clubs de cinéma ou alors former les enseignants à l’analyse de l’image avant de penser à intégrer l’enseignement du cinéma dans le cursus scolaire. Cela nécessite un travail de longue haleine. La proposition du ministre de l’Education d’enseigner le cinéma dans les collèges et lycées semble tourner le dos à une réalité marquée par le recul de la culture cinématographique dans le milieu des enseignants (on est bien loin de
la situation des années 60 et 70). • Les clubs où on apprend à
fabriquer des films doivent faire appel à de jeunes réalisateurs pour animer des ateliers de réalisation et ce sont les films produits dans le cadre de ces ateliers qui devraient être montrés dans le cadre de la «rencontre nationale du cinéma et de l’image». Il est clair que les enseignants ne peuvent pas se charger de l’encadrement des projets de films. Mettre les élèves en contact avec de vrais créateurs ayant une vision ne peut être que stimulant. Desserrer l’étau de l’enseignant sur la subjectivité de l’élève dans la réalisation de ce genre de projet est primordial. Confier l’animation d’ateliers de réalisation à des jeunes réalisateurs est réalisable. Le ministère pourrait faire appel à une dizaine de jeunes réalisateurs et organiser des ateliers qui dureraient chacun 3 ou 4 jours. Cela est plus enrichissant que de confier l’encadrement d’un projet de réalisation d’un court métrage à un enseignant non qualifié qui travaillerait avec les élèves sur l’année. • Pour l’organisation de la mani
festation nationale, on doit être plus sélectif. Au lieu de ne montrer que des films réalisés par des élèves (en réduire le nombre est une décision qui s’impose), il faudrait consacrer une bonne partie de la programmation à la projection de films classiques et de sensibilité plus moderne. Les projections doivent être accompagnées de débats animés par des critiques de cinéma et doublées d’ateliers d’analyse filmique destinés à la fois aux élèves et aux enseignants qui animent des clubs. En plus des ateliers d’analyse filmique, on peut prévoir aussi des ateliers de réalisation. Réfléchir sur l’image et en concevoir la fabrication doivent aller de pair.