« Nous parlons aujourd’hui de génocide culturel »
Nada Al-Nashif est sous-directrice générale pour les sciences sociales et humaines à l’Unesco. Nous l’avons rencontrée à l’occasion de la tenue, depuis hier à Beit Al Hikma, à Carthage, de la conférence régionale de l’Unesco sur le thème : « Patrimoine cu
Pourquoi avez-vous choisi la Tunisie pour y organiser votre rencontre régionale ?
La Tunisie s’est imposée à nous comme une évidence. Parce que votre pays se trouve à un point de croisement entre l’Afrique du Nord et le ProcheOrient, qu’il est l’espace de convergence de plusieurs civilisations et pour la réussite de votre transition démocratique. D’autre part, la Tunisie abrite plusieurs organisations culturelles régionales et arabes. Il faut dire qu’un débat sur la protection du patrimoine culturel, à l’aune du contexte géopolitique nouveau, ne s’est encore pas déroulé dans le monde arabe. Deux objectifs ont présidé à l’organisation de cette conférence. Tout d’abord, initier un débat entre les jeunes de la région arabe relatif à l’identité et à l’appartenance culturelle au monde arabe. Ensuite, évoquer des questions d’actualité, qui ont été abordées ailleurs, dans des villes européennes comme Berlin, Rome, Paris, mais pas encore chez nous, concernant la violence, les agressions contre le patrimoine et les menaces qui pèsent sur l’héritage culturel du fait des guerres actuelles. Lorsque nous avons commencé à réfléchir sur le lieu où réunir les jeunes pour trouver avec eux les outils de protection du patrimoine dans le contexte particulier actuel, nous avons tout de suite pensé à la Tunisie.
Qu’est-ce qui rend, à votre avis, le patrimoine vulnérable dans les zones de conflits ?
Nous avons constaté que dans les conflits antérieurs, rarement des monuments religieux, cultuels et sociaux ont été visés par des agressions clairement et volontairement ciblées. Lors d’un récent colloque sur l’Irak organisé par l’Unesco, les experts ont relevé qu’après la libération de Mossoul des mains de Daech, aucun monument rattaché à une religion, un culte, une croyance, une race, une civilisation n’a été épargné par les agresseurs. En vérité, cette barbarie intellectuelle, ce refus de la différence et ce rejet de l’autre sont quelque part inédits dans notre culture arabe notamment. Je ne veux pas généraliser mais les religieux monothéistes ont traditionnellement respecté le vivre-ensemble, malgré des épisodes de guerres civiles dans la partie orientale du monde arabe. Jamais une offensive contre les lieux de culte hérités du passé n’a connu une telle férocité que ces dernières années. Nous avons qualifié à l’Unesco ce phénomène nouveau de « génocide culturel ». Il faudrait que les sociétés s’engagent dans la lutte pour la paix et surtout que les jeunes soient prêts pour affronter ce type d’offensives contre l’héritage avec des outils adaptés, nés de leur créativité. Ils sont notre bouclier contre la barbarie. Construire la paix fait partie intégrante du mandat de l’Unesco.
Quelles stratégies avez-vous définies pour que les jeunes puissent être en première ligne pour défendre le patrimoine ?
Nous avons lancé il y a deux ans une grande cam- pagne web internationale intitulée « Unis pour l’héritage », qui cible spécialement les jeunes. Nous l’avons inaugurée à Bagdad après l’attaque de Mossoul en 2015, puis ramenée à Beyrouth, puis à Tunis après l’assaut meurtrier contre le Bardo, puis en Egypte, qui a vécu également des agressions contre des sites et des musées. Son objectif : démontrer aux jeunes toute la dimension universelle des sites historiques. Ainsi Carthage n’est pas seulement tunisienne, elle appartient à l’humanité tout entière. Nous poursuivons également le programme «Villes contre la discrimination et le racisme ». Il s’agit de mettre ensemble les présidents des communes et les jeunes sur des initiatives visant la ville, qui est devenue un espace de marginalisation et de ségrégation sociale, particulièrement contre les réfugiés. Ce programme comporte aussi un volet relatif à la revitalisation du patrimoine. Nous voudrions au terme de ces trois jours de rencontre former une équipe de travail puisée parmi les représentants des dix pays invités à Tunis, qui tracerait un cadre pour entreprendre des initiatives et des projets multiples de partenariat dans le domaine de la protection du patrimoine. Mais aussi écouter ces jeunes et tendre l’oreille au sens de la créativité de ces artistes, activistes et dirigeants de la société civile. L’idée n’est pas de dicter aux jeunes participant à ce colloque une stratégie particulière à suivre mais plutôt de définir ensemble un plan d’action, qui engagerait tout le monde.
Propos recueillis par Olfa BELHASSINE