« Faire de ce pays une terre d’opportunités et d’égalité des chances »
Au lendemain de l’indépendance, les Tunisiens ont saisi la chance de la libération pour construire un projet national qui a permis à ce pays de se distinguer entre les nations. Saurions-nous aujourd’hui saisir la chance de la libération de l’autoritarisme
«Avant de s’essouffler, l’oeuvre de l’Etat de l’indépendance a su saisir cette chance historique de prendre son destin en main et de transformer la Tunisie, donnant au pays ses grands acquis historiques : éducation et ascenseur social, administration et secteur privé national, égalité homme-femme, importante classe moyenne, forces armées républicaines et neutres. D’ailleurs, si la révolution du 17 décembre-14 janvier a été possible, c’est certainement, en partie, grâce à ces ingrédients, héritage de l’État de l’indépendance. Nonobstant son grand échec de mettre le pays sur la voie démocratique, l’Etat de l’indépendance a tenu les principales promesses de son époque. Bourguiba, en leader charismatique et visionnaire, y a joué pour beaucoup. Et les principaux ingrédients étaient là: la vision et l’ambition, le leadership patriotique et dévoué, et la forte capacité à fédérer les forces vives du peuple, y compris Ugtt, l’Utica et les agriculteurs. Le grand échec du projet national a été cependant de ne pas avoir été inclusif et démocratique. Des pans entiers de la société se sont sentis exclus. Une partie de ses choix politiques comme ses orientations ideologiques et économiques ont été contestées. il n’y avait pas la pleine appropriation populaire nécessaire pour son aboutissement et sa pérennisation. D’importantes personnalités et forces nationales se sont donc très vite démarquées de ces choix. Des figures, dont des compagnons de route de Bourguiba comme le Président Caïd Essebsi lui-même, mais aussi des voix contestaires, de toutes les familles politiques, ont émergé tout naturellement, et dès le début, pour plaider l’ouverture du régime et sa démocratisation. Soixante et un ans après, la question qu’on devrait se poser est à mon avis la suivante: comment compléter l’oeuvre inachevée de l’indépendance, ce rêve tant caressé par les militants de tous bords? Comment consolider les acquis de l’Etat national, et relever à la fois le double défi d’offrir à ce peuple la démocratie et la liberté, d’une part, et la prospérité et la dignité, d’autre part? Cela reste l’enjeu majeur de cette transition historique actuellement en cours en Tunisie. Cette transition a la spécificité d’être conduite par un président, qui a été l’un des compagnons de Bourguiba ayant très vite compris les limites des progrès réalisés sans une vraie ouverture politique. Autour de lui, les principales familles politiques y sont aussi aujourd’hui pleinement impliquées et associées, dans un processus de transition exemplaire par son caractère participatif et inclusif qui fait honneur à ce pays. Ces courants, y compris Ennahdha, et qui ont été pendant longtemps dans la contestation, mais aussi la confrontation entre eux et avec le régime en place, sont aujourd’hui tous réunis Au sein d’un gouvernement d’union nationale qui ambitionne de réinventer cet esprit des origines, celui de la mobilisation généralisée de toutes les forces vives du pays pour la Tunisie. Comme le reste des forces politiques, Ennahdha doit poursuivre sa transformation, et sans cesse évoluer pour être en phase avec les défis de cette époque, et s’ouvrir davantage sur les femmes, les jeunes et les régions. Conduite par son fondateur et leader historique Rached Ghannouchi, ce qui est une chance supplémentaire pour l’aboutissement réussi de cette dynamique, cette transformation du parti doit lui permettre de passer de la phase idéologique à la phase programmatique : proposer des programmes et contribuer à la réussite de la transition, en étroite collaboration avec ses partenaires dans le gouvernement et dans le pays. Force est de constater que, six ans après la révolution, la situation de la Tunisie est particulièrement difficile. En particulier parce que les dividendes économique et sociaux de la révolution tardent à venir. Cela dit, la situation est porteuse de grands espoirs. L’enjeu majeur est de faire de ce pays une terre d’opportunités et d’égalité des chances, et de faire redémarrer l’ascenseur social. C’est indispensable pour faire adhérer à ce projet fédérateur les plus jeunes et les plus défavorisés dans les régions reculées et les couches les plus vulnérables, qui vivent amèrement entre frustration et désillusion. C’est indispensable pour préserver cette jeunesse des dérives de daéchisation, de violence et de radicalisation. Et c’est aussi indispensable pour faire entrer la Tunisie pleinement dans l’économie et le monde de demain, et relever les défis de la quatrième révolution industrielle et la transformation digitale. Ces mutations historiques ne se feront que par un État fort mais juste, qui préserve l’ordre, protège les droits et libertés, rétablit l’autorité et fait respecter la loi. Et met fin à toutes les anarchies, la corruption et les abus. Un projet qui rend à la valeur travail et au savoir leur place centrale et valorise l’entrepreneuriat et l’initiative privée et répare un ascenseur social en panne. En ce moment même où on assiste à la montée des revendications corporatistes, régionalistes et partisanes, une mobilisation générale autour du projet national et des symboles de l’Etat et de ses institutions et qui transcende les ego et les ambitions personnelles, est plus que nécessaire. Elle est vitale. Cette réussite ne sera possible qu’à travers une Tunisie complètement réconciliée, qui intègre tous ses enfants et qui dépasse les vieilles querelles du passé pour regarder ces défis d’avenir avec confiance et détermination. Cette réussite est importante pour la Tunisie. Mais aussi pour le monde. Dans ce monde déboussolé où la frilosité, les violences, le terrorisme, la xénophobie, le rejet de l’autre sont en train de monter, la Tunisie doit faire partie de ces peuples qui montrent la voie: un pays fier de ses origines, de sa religion de juste milieu, de sa culture millénaire, de sa révolution pacifiste, de ses femmes battantes et de sa jeunesse vibrante. Et montrer la possibilité d’une démocratie en pays d’islam. Si l’indépendance en 1956 a été une chance pour la Tunisie du siècle dernier, la révolution de 2011 est notre chance pour entrer pleinement dans le XXIe siècle. Pour cela, il nous faut union, solidarité et réconciliation. Le sens ultime de la fidélité aux martyrs et aux militants de l’indépendance et de la révolution l’impose. A nous tous d’être à la hauteur de ce moment historique. La chance est historique et unique. Et le jugement de l’histoire et des générations futures sera sévère et sans appel. A nous tous de faire notre choix.»