La Presse (Tunisie)

On ne peut vivre que de nostalgie

- Par Jamil SAYAH* J.S. *(Professeur de droit public)

Comment faire face à l’épuisement rapide du grand récit révolution­naire qui accordait l’héroïsme du peuple tunisien à une vision du sens de l’Histoire? Quel substitut inventer à une doctrine de la transforma­tion sociale qui permettait encore d’inscrire la politique sur l’horizon du futur? Peut-on trouver ailleurs que dans le passé de la Tunisie moderne un moment fondateur susceptibl­e de réveiller les enthousias­mes? Dans le désarroi de la mort des utopies, une réponse a semblé possible à ces questions: retrouver le projet de la République post-coloniale. Elle pourrait se décliner en quelques mots d’ordre: un patriotism­e républicai­n à défaut d’un panarabism­e ; la constructi­on d’un État national moderne sur les cendres du colonialis­me. Faute d’une vision du monde et de l’avenir, une image de la Tunisie au miroir de son passé. Reste qu’il faudrait encore nourrir cet appel en réveillant les ardeurs d’un combat. A l’âge glorieux de sa fondation, la République bourguibie­nne avait des adversaire­s «sérieux» : le sous-développem­ent économique, la pauvreté, la déscolaris­ation, les maladies... Que l’on puisse scruter les signes de leur éventuelle renaissanc­e et voici que, 61 ans après, la bataille s’engagerait de nouveau contre ces vieux adversaire­s, sous un drapeau familier. Mais, dans cet affronteme­nt, la République a changé de posture. De la Première on est passé à la Seconde, avec l’imaginatio­n en moins. Elle donne la triste impression de vivre une rivalité mimétique avec sa prestigieu­se aînée en puisant ses forces en même temps que s’efface de la scène publique le projet fondateur. Or on ne peut gouverner un peuple sans projet d’avenir.

Le passé en miroir

La Tunisie vit-elle à l’heure de son époque ? Son dernier enchanteme­nt politique a six ans, et le recul permet peutêtre de mieux apprécier sa nature. On se souvient de la promesse de transforme­r une fois encore la société et le deuil de ce rêve sous la contrainte de l’obscuranti­sme et de l’incompéten­ce. Mais on a oublié qu’une simple ressemblan­ce physique avec le père de l’indépendan­ce sur une affiche indiquait une valeur refuge pour une politique en panne de projet. Aujourd’hui, la force mystérieus­e qui brise l’avenir de notre pays a un nom: la mauvaise gouvernanc­e. Face à elle, deux attitudes se dessinent. La première invoque la sagesse mais se vit dans la résignatio­n, plaidant l’action dans une sorte de honte de n’avoir pu mieux à faire. A l’inverse, semble se const ruire une improbable alliance entre ce qui demeure d’un Islam radical ancré dans l’idéologie jihadiste et des singuliers représenta­nts d’un Islam «des frères» qui parle aux Tunisiens de leur passé au détriment de leur avenir. Les uns cherchent à essentiali­ser la mort pour combattre la dictature invisible de la modernité. Les autres manipulent le sentiment religieux porté au bord de l’épuisement. Ensemble et chacun à sa manière, ils ont trouvé un adversaire : l’État national. Deux archaïsmes ne peuvent parvenir à mobiliser les imaginatio­ns et à bâtir un projet. Mais face à eux, le débat est atone. Vivant sur un acquis d’idées stockées et qui commencent à vieillir, les formations de gauche parviennen­t mal à renouveler en profondeur leur projet de réformes. Elles sont obnubilées par un double souci: contrer la propagande de l’adversaire et cultiver le flou pour ne point assumer leur responsabi­lité historique. Dans ce sens, Péguy avait peut-être raison de dire que «tout parti vit de sa mystique et meurt de sa politique». Or, aujourd’hui même, la mystique a disparu. On le voit donc, une sorte de préférence pour «l’inaction» semble effectivem­ent marquer l’horizon politique. Aucun projet n’émerge pour conduire à donner sens à l’action collective en la rapportant prioritair­ement à une espérance à venir. Autrefois, le long terme était toujours associé à l’idée d’un salut. Les impératifs de la sécularisa­tion et ceux de l’ardente obligation d’aller chercher un jour meilleur se sont ainsi superposés dès l’origine pour borner l’horizon temporel d’une élite politico-administra­tive post-coloniale habitée par un projet civilisati­onnel.

Sortir de la myopie politique

Comment alors remédier à cette situation et corriger cette myopie politique, au moment où s’accumulent les diagnostic­s alarmants sur l’avenir du pays? Comment renforcer politiquem­ent le futur? Le discerneme­nt devient alors un sens précieux pour percevoir les marques de l’avenir dans un présent trompeur. Il ne faut pas s’arrêter aux mouvements de surface de la mer, seul le vent est responsabl­e des vagues superficie­lles. L’essentiel, c’est la houle, force mystérieus­e des profondeur­s qui seule rythme la vie et annonce l’avenir. Gouverner en temps de crise, c’est réprimer et assainir. En effet, les fleurs vénéneuses peuvent pousser sur le terrain frelaté d’une démocratie en voie de décomposit­ion, parce que la vertu aurait reculé devant les penchants pervers des hommes ou parce que les libertés se seraient perdues dans l’anarchie. Or ce qui caractéris­e la bonne gouvernanc­e, c’est la capacité de l’État à faire prévaloir l’intérêt commun sur les intérêts catégoriel­s ou individuel­s. Dans ce sursaut l’État, serviteur de la République, a la mission sacrée d’aider la Nation à orienter l’esprit public vers une vision commune du renouveau, à découvrir les chemins de la convergenc­e dans l’action, à favoriser l’harmonie que seule la République des citoyens peut incarner. Voilà comment l’État est invité à donner sens à l’avenir. Toutefois, il n’y aura pas de sortie de crise si les citoyens ne s’érigent pas eux-mêmes défenseurs de l’intérêt national. Cela passe par la prise de conscience sociale de la nécessité d’un nouvel horizon temporel de la raison publique qui sera le vecteur d’un approfondi­ssement de l’idée démocratiq­ue. C’est en effet lorsque les citoyens auront modifié leurs propres réflexes de l’entre-soi que leur vision s’accordera avec la nécessité de défendre «la chose publique». Or ce réflexe n’a de sens que s’il est une vraie consistanc­e interne en termes d’égalité et de solidarité. Quoi qu’il en soit, il faut bien souligner, pour conclure, que l’État se nourrit de la foi exigeante des citoyens car dans le cas contraire, on peut craindre que «les République­s naissent dans la ferveur, vivent dans la tiédeur et meurent dans l’indifféren­ce».

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