On ne peut vivre que de nostalgie
Comment faire face à l’épuisement rapide du grand récit révolutionnaire qui accordait l’héroïsme du peuple tunisien à une vision du sens de l’Histoire? Quel substitut inventer à une doctrine de la transformation sociale qui permettait encore d’inscrire la politique sur l’horizon du futur? Peut-on trouver ailleurs que dans le passé de la Tunisie moderne un moment fondateur susceptible de réveiller les enthousiasmes? Dans le désarroi de la mort des utopies, une réponse a semblé possible à ces questions: retrouver le projet de la République post-coloniale. Elle pourrait se décliner en quelques mots d’ordre: un patriotisme républicain à défaut d’un panarabisme ; la construction d’un État national moderne sur les cendres du colonialisme. Faute d’une vision du monde et de l’avenir, une image de la Tunisie au miroir de son passé. Reste qu’il faudrait encore nourrir cet appel en réveillant les ardeurs d’un combat. A l’âge glorieux de sa fondation, la République bourguibienne avait des adversaires «sérieux» : le sous-développement économique, la pauvreté, la déscolarisation, les maladies... Que l’on puisse scruter les signes de leur éventuelle renaissance et voici que, 61 ans après, la bataille s’engagerait de nouveau contre ces vieux adversaires, sous un drapeau familier. Mais, dans cet affrontement, la République a changé de posture. De la Première on est passé à la Seconde, avec l’imagination en moins. Elle donne la triste impression de vivre une rivalité mimétique avec sa prestigieuse aînée en puisant ses forces en même temps que s’efface de la scène publique le projet fondateur. Or on ne peut gouverner un peuple sans projet d’avenir.
Le passé en miroir
La Tunisie vit-elle à l’heure de son époque ? Son dernier enchantement politique a six ans, et le recul permet peutêtre de mieux apprécier sa nature. On se souvient de la promesse de transformer une fois encore la société et le deuil de ce rêve sous la contrainte de l’obscurantisme et de l’incompétence. Mais on a oublié qu’une simple ressemblance physique avec le père de l’indépendance sur une affiche indiquait une valeur refuge pour une politique en panne de projet. Aujourd’hui, la force mystérieuse qui brise l’avenir de notre pays a un nom: la mauvaise gouvernance. Face à elle, deux attitudes se dessinent. La première invoque la sagesse mais se vit dans la résignation, plaidant l’action dans une sorte de honte de n’avoir pu mieux à faire. A l’inverse, semble se const ruire une improbable alliance entre ce qui demeure d’un Islam radical ancré dans l’idéologie jihadiste et des singuliers représentants d’un Islam «des frères» qui parle aux Tunisiens de leur passé au détriment de leur avenir. Les uns cherchent à essentialiser la mort pour combattre la dictature invisible de la modernité. Les autres manipulent le sentiment religieux porté au bord de l’épuisement. Ensemble et chacun à sa manière, ils ont trouvé un adversaire : l’État national. Deux archaïsmes ne peuvent parvenir à mobiliser les imaginations et à bâtir un projet. Mais face à eux, le débat est atone. Vivant sur un acquis d’idées stockées et qui commencent à vieillir, les formations de gauche parviennent mal à renouveler en profondeur leur projet de réformes. Elles sont obnubilées par un double souci: contrer la propagande de l’adversaire et cultiver le flou pour ne point assumer leur responsabilité historique. Dans ce sens, Péguy avait peut-être raison de dire que «tout parti vit de sa mystique et meurt de sa politique». Or, aujourd’hui même, la mystique a disparu. On le voit donc, une sorte de préférence pour «l’inaction» semble effectivement marquer l’horizon politique. Aucun projet n’émerge pour conduire à donner sens à l’action collective en la rapportant prioritairement à une espérance à venir. Autrefois, le long terme était toujours associé à l’idée d’un salut. Les impératifs de la sécularisation et ceux de l’ardente obligation d’aller chercher un jour meilleur se sont ainsi superposés dès l’origine pour borner l’horizon temporel d’une élite politico-administrative post-coloniale habitée par un projet civilisationnel.
Sortir de la myopie politique
Comment alors remédier à cette situation et corriger cette myopie politique, au moment où s’accumulent les diagnostics alarmants sur l’avenir du pays? Comment renforcer politiquement le futur? Le discernement devient alors un sens précieux pour percevoir les marques de l’avenir dans un présent trompeur. Il ne faut pas s’arrêter aux mouvements de surface de la mer, seul le vent est responsable des vagues superficielles. L’essentiel, c’est la houle, force mystérieuse des profondeurs qui seule rythme la vie et annonce l’avenir. Gouverner en temps de crise, c’est réprimer et assainir. En effet, les fleurs vénéneuses peuvent pousser sur le terrain frelaté d’une démocratie en voie de décomposition, parce que la vertu aurait reculé devant les penchants pervers des hommes ou parce que les libertés se seraient perdues dans l’anarchie. Or ce qui caractérise la bonne gouvernance, c’est la capacité de l’État à faire prévaloir l’intérêt commun sur les intérêts catégoriels ou individuels. Dans ce sursaut l’État, serviteur de la République, a la mission sacrée d’aider la Nation à orienter l’esprit public vers une vision commune du renouveau, à découvrir les chemins de la convergence dans l’action, à favoriser l’harmonie que seule la République des citoyens peut incarner. Voilà comment l’État est invité à donner sens à l’avenir. Toutefois, il n’y aura pas de sortie de crise si les citoyens ne s’érigent pas eux-mêmes défenseurs de l’intérêt national. Cela passe par la prise de conscience sociale de la nécessité d’un nouvel horizon temporel de la raison publique qui sera le vecteur d’un approfondissement de l’idée démocratique. C’est en effet lorsque les citoyens auront modifié leurs propres réflexes de l’entre-soi que leur vision s’accordera avec la nécessité de défendre «la chose publique». Or ce réflexe n’a de sens que s’il est une vraie consistance interne en termes d’égalité et de solidarité. Quoi qu’il en soit, il faut bien souligner, pour conclure, que l’État se nourrit de la foi exigeante des citoyens car dans le cas contraire, on peut craindre que «les Républiques naissent dans la ferveur, vivent dans la tiédeur et meurent dans l’indifférence».