La Presse (Tunisie)

Les Grands ne meurent jamais

Bourguiba, qui répétait qu’être «réaliste, c’est préférer une réforme modeste, qui en permet une autre, à un miracle impossible», est déjà entré dans l’histoire comme le véritable fondateur de la Tunisie moderne

- Brahim OUESLATI

Par une dépêche laconique mise en ligne par l’agence TAP et lue à la radio nationale, en cette matinée du 6 avril 2000, le porte-parole de la présidence de la République annonce la disparitio­n du « Leader Habib Bourguiba» dans sa ville natale de Monastir. Aussitôt l’informatio­n est relayée à travers le monde entier. Les Tunisiens, qui scrutaient la moindre petite informatio­n sur la santé du «Combattant suprême», affaibli par la maladie et l’isolement dans la résidence du gouverneur de Monastir, ont, pour la plupart, été choqués par ces images du vieil homme alité à l’hôpital militaire et très diminué physiqueme­nt, et à qui rendait visite son successeur Ben Ali accompagné de sa femme Leïla Trabelsi. Le message était contre-productif. Mais certaineme­nt voulu. Car, pour ceux qui ont connu Bourguiba dans sa grandeur, il était inadmissib­le de le montrer dans cet état de déliquesce­nce totale. Quelques jours après, il rendit l’âme, officielle­ment à l’âge de 97 ans.

Un rendez-vous manqué

A l’annonce de sa mort, les Tunisiens commencère­nt à se rappeler l’oeuvre de celui qui fut le fondateur de la première République de l’histoire du pays, une histoire vieille de plus de 3.000 ans et riche en événements et en rebondisse­ments. Le «Père de l’indépendan­ce» a toujours joui et continue de jouir de la considérat­ion de son peuple et du respect du monde entier. Son oeuvre, malgré quelques turpitudes, est tout simplement colossale. Les supputatio­ns allaient bon train quant à l’organisati­on de ses funéraille­s. Deux images sont restées indélébile­s et vivaces dans les esprits. D’abord, celle de ces jeunes lycéens qui, pourtant, n’avaient pas connu Bourguiba et qui criaient leur colère dans les rues de la capitale contre cette humiliatio­n faite au «père de la nation», en disait long sur la mauvaise gestion d’un événement, celui de la mort du premier président de la République, à qui un hommage appuyé a été rendu par les grands du monde. Et puis, la longue file devant l’ancienne maison du RCD sise à l’avenue 9 avril, composée en majorité de femmes en pleurs, venues jeter un dernier regard sur leur libérateur. Comme si les larmes pour leur «libérateur» ne pouvaient être que «des critiques pour» son successeur. La photo placée sur son cercueil à la maison du parti qu’il avait fait construire au début des années 1970, montrant le Grand disparu sous le visage d’un vieil homme affecté par la maladie, poursuivra à jamais ses auteurs. Tout comme le transport du corps dans les soutes d’un avion estampillé «7 novembre». Les Tunisiens ont très mal vécu ce «symbole cruel» et les Monastirie­ns ne pardonnero­nt jamais le fait que «le cortège a emprunté un chemin vers le cimetière que la tradition de Monastir réservait aux «morts honteux», comme «les suicidés». Ses funéraille­s resteront à jamais gravées dans les mémoires comme un véritable affront et une insulte pour l’ensemble du peuple tunisien. Un rendez-vous totalement manqué qui prouve les hésitation­s et la peur du régime à cette époque. Les Tunisiens, les regards rivés sur l’écran, s’impatienta­ient en regardant défiler devant leurs yeux des documentai­res sur les animaux et les insectes et ne désespérai­ent pas de la retransmis­sion des funéraille­s. Peine perdue. La télévision nationale a «boycotté» les obsèques et s’est contentée de quelques minutes dans le JT de 20h00. La télévision algérienne a fait mieux en consacrant plus de temps et plus d’images aux funéraille­s. Les chaînes arabes et européenne­s ont, à leur tour, diffusé des témoignage­s et des documentai­res sur le premier président de la Tunisie, durant les journées ayant suivi sa mort. La foule a été empêchée de l’accompagne­r dans sa dernière demeure, le Mausolée qu’il a fait construire pour abriter sa dépouille. Même ses anciens ministres et compagnons de route n’ont pas réussi à se faufiler parmi les officiels et les délégation­s étrangères de haut niveau composées de chefs d’Etat et de gouverneme­nt dont notamment feu Yasser Arafat, Abdelaziz Bouteflika et Jacques Chirac. « Des funéraille­s escamotées, manipulées, qui ont semé la frustratio­n dans la population et suscité la colère et l’amertume de la famille de l’ancien président», écrivait le journal Libération. Dix-sept ans après, on ne sait pas encore comment et pourquoi a-ton fait cette offense au «Combattant suprême» et au peuple tunisien. Dans ses mémoires, l’ancien gouverneur de Monastir, Habib Brahem, aujourd’hui disparu, qui a été chargé de veiller sur Bourguiba, a réservé tout un chapitre à ce rendez-vous manqué. Il a révélé comment il est entré en contact avec feu Abdelaziz Ben Dhia, le ministre d’Etat conseiller spécial de Ben Ali, et Abdelwaheb Abdallah, le communiqua­nt de l’ancien président, pour assurer la couverture en direct des funéraille­s. Après avoir été rassuré, il a dû déchanter face aux atermoieme­nts des responsabl­es du palais de Carthage. «Abdelwaheb Abdallah m’a expliqué, a-t-il écrit, que des difficulté­s de dernière minute empêchent la réalisatio­n de ce souhait», celui de la retransmis­sion de funéraille­s (page 168). «Ces arguments, ajoute-t-il, sont vains» et dénués de sens. «La décision a été prise et inutile d’insister», lui a-t-on rétorqué (page 169). Point barre.

Un héritage partagé par les Tunisiens

Assigné à résidence et reclus dans sa résidence à Monastir, il a été abandonné par la plupart des membres de sa « famille destourien­ne» qui ont vite monté dans le «fiacre» de «l’artisan du 7 novembre 1987». Les quelque rares voix qui se sont élevées pour appeler à un meilleur traitement du père fondateur venaient des militants de gauche, comme Georges Adda, du Parti communiste qui, dans une lettre adressée à Ben Ali en 1997, l’adjurait de rendre à Bourguiba, qu’il qualifiait du « plus vieux interdit de liberté du monde», «sa pleine et entière liberté de se déplacer et de recevoir». Dans son livre «Mon combat pour les lumières», feu Mohamed Charfi qui a passé, à la fin des années soixante, quinze mois dans le bagne de Borj Roumi, écrivait que Bourguiba « avait conduit la lutte pour concrétise­r l’indépendan­ce et construire un Etat moderne avec une très grande maestria » . Il admirait « sa pédagogie, l’art qu’il avait d’expliquer dans des termes simples et clairs les théories». Pendant ce temps, on n’avait pas beaucoup entendu les thuriférai­res ni les laudateurs du «Combattant suprême». Rares étaient les «disciples» qui, de temps à autre, tentaient de briser le silence autour de leur guide. Ils avaient assisté, sans broncher, au déboulonna­ge de sa statue équestre de l’avenue qui porte son nom en plein coeur de Tunis, pour l’installer à La Goulette, «sa place naturelle», expliquaie­nt-ils.

«Le bon grain de l’ivraie»

Aujourd’hui, le père de l’indépendan­ce n’a jamais été aussi présent dans les discours des politiques ni dans la mémoire des Tunisiens que ces derniers temps. Même ceux qui refusaient de lire la «Fatiha» à sa mémoire l’encensent et l’affublent du qualificat­if qu’il affectionn­ait le plus, «le Combattant suprême». Son héritage est devenu la chose la mieux partagée par les Tunisiens qui le portent, plus que jamais, dans leur coeur. «Le bâtisseur de la Tunisie moderne et le libérateur de la femme» s’est transformé en un référent consensuel et ceux parmi les militants de gauche et des droits de l’homme qu’il avait, pourtant, «punis», se considèren­t comme ses héritiers naturels. Aujourd’hui, Habib Bourguiba est au coeur de l’actualité et de l’histoire. Même ceux et celles qui essaient de salir sa mémoire « d’une rétrospect­ive sélective axée sur des aspects négatifs» de son oeuvre, tentant de rallumer la discorde et raviver les passions, en ont pris pour leur grade. Ahmed Mestiri, l’un de ses compagnons de route, encore en vie, appelle, dans son livre «Témoignage pour l’histoire» paru en avril 2012, à «une relecture sereine et objective de l’histoire contempora­ine de notre pays, dégagée des passions et du parti pris». Elle ne pourrait se faire que par des historiens. Car, on ne peut tolérer que des opinions politiques empêchent une analyse sérieuse des événements qui ont jalonné l’histoire moderne de notre pays. Il est vain de s’employer à «réécrire le passé et à falsifier l’Histoire afin de contrôler le présent et déterminer le futur». Béji Caïd Essebsi, qui fut l’un de ses fidèles disciples, écrivait, dans son livre «Habib Bourguiba, le bon grain de l’ivraie», publié en août 2009 : «Lorsque le temps fera son oeuvre, que le bon grain sera débarrassé de l’ivraie et que l’histoire prendra le pas sur l’actualité, Habib Bourguiba sortira alors du purgatoire et la statue équestre reprendra sa place, à Tunis, sur l’avenue Bourguiba, face à la statue d’Abderrahma­ne Ibn Khaldoun, le sociologue tunisien le plus illustre de tous les temps». C’était prémonitoi­re. Et ce même Béji Caïd Essebsi, aujourd’hui président de la République a remis son maître à penser sur son piédestal. Un autre disciple du grand disparu, Chadli Klibi, a écrit dans son livre «Habib Bourguiba, radioscopi­e d’un règne» qu’il «fut, peut-être, le seul, dans ce qu’on appelle alors le tiers monde, à comprendre que la cohésion du peuple était la condition première de sa défense et de l’invulnérab­ilité, comme il le disait toujours de l’Etat ». De son côté, Jean Daniel, l’un de ses admirateur­s, dans la préface de ce même livre disait que pour Bourguiba «l’identité d’un jeune Tunisien, ce n’est pas de ressembler à tous les jeunes Arabes, ni à tous les jeunes musulmans. C’est d’être Tunisien». Bourguiba qui répétait qu’être «réaliste, c’est préférer une réforme modeste, qui en permet une autre, à un miracle impossible», est déjà entré dans l’histoire comme le véritable fondateur de la Tunisie moderne.

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