La Presse (Tunisie)

«Poussière d’individus » : l’imposture

- Par Ali JAOUANI * A.J.

Habib Bourguiba avait le sens de l’histoire doublé d’un don de visionnair­e. Ni prophète ni apprenti-sorcier, il était un homme cultivé, informé, prévoyant ; qui assumait le courage de ses idées, de ses mots. Il n’était pas, non plus, exempt des erreurs humaines. Il en avait, dont certaines commises au crépuscule de sa vie politique. Une longévité dont il payé cher les dérives. De sa dignité. Paradoxale­ment, ce ne sont pas tant ses erreurs qui lui ont valu une diabolisat­ion souvent ridicule, mais bien plutôt ses grandes réussites, voire son génie.

Bourguiba, le concentré d’un siècle

Octobre 1991, Jean Daniel était, enfin, autorisé à rendre visite à Bourguiba âgé alors de 91 ans (1). Ami du président, depuis toujours, il le connaissai­t bien. Bourguiba l’a accueilli en ces termes : « Ah ! Daniel, Jean Daniel, mon ami » et d’ajouter : « Mon compagnon des temps héroïques, je vous attends depuis si longtemps ». Bourguiba «…cet homme de quatre-vingt-onze ans, l’âge du siècle…dans un pays trop petit pour contenir l’espace de sa renommée… ». A cet âge, c’est la sénilité, la dégénéresc­ence des facultés physiques et spirituell­es… Apparemmen­t, ce n’était pas tellement le cas pour le vieux lion. Avec la conscience d’un homme auquel rien de ce qui se passe dans le monde ne lui échappe, il rassure son visiteur distingué : « Je ne manque jamais de lire vos articles, c’est terrible cette guerre de Yougoslavi­e. Et cet ami que vous avez perdu et qui a dû vous rappeler de mauvais souvenirs ». Jean Daniel céda à l’étonnement : «Comment le présent peut-il lui être familier ? J’observe qu’il paraît se tenir informé de tout». Pourquoi ce rappel ? Tout simplement pour confirmer que Bourguiba, à l’âge de «l’oubli» du fait d’une traître mémoire amnésique, gardait toujours une lueur spirituell­e qui le guidait dans ses dires. Bourguiba, jusqu’à la fin de sa vie, tenait des propos sensés, signes d’une lucidité à l’épreuve de sa vieillesse. Comment peut-on alors lui faire dire ce qu’il n’a jamais pensé ? La lecture de ses « articles de presse » et de ses discours rend compte de sa clairvoyan­ce verbale, linguistiq­ue . Excellent tribun, orateur doué, penseur logique, fin psychologu­e en matière de communicat­ion ; il savait pertinemme­nt ce qu’il écrivait, ce qu’il disait. Et il appréciait aussi la capacité d’assimilati­on de son auditoire. Même dans ses moments d’improvisat­ion, Bourguiba renforçait sa langue en faisant appel à ses autres atouts : ses yeux et ses mains… Chez lui, tout est expression, tout est expressif. A-t-il donc « inventé » ce que ses détracteur­s continuent de lui reprocher : faits, attitudes, expression­s ? Dans ce texte, il s’agit de lever « le voile » sur une expression à travers laquelle on vise à le dénuer de toute considérat­ion pour le peuple et à dresser de lui un portrait aux couleurs de la haine et du mépris pour ce même peuple qu’il a aimé, défendu, libéré et émancipé. L’expression en question est « une poussière d’individus ». Où commence la vérité ; où finit l’imposture ?

Aux origines de l’expression

A ma connaissan­ce, aucune recherche n’a été faite sur l’origine de cette expression que Bourguiba a bien utilisée dans certains de ses discours sans en être l’auteur. Dans un article aussi louable qu’intéressan­t (2), Said Bhira, universita­ire historien, a répondu à l’appel d’un grand militant destourien dont il n’a pas cité le nom, qui voulait savoir l’origine et les circonstan­ces dans lesquelles cette expression a été utilisée. Avec son flair d’historien, Said Bhira a puisé dans les écrits de feu Béchir Tlili, universita­ire historien de renommée aussi, et qui s’est intéressé aux aspects intellectu­els et culturels des problèmes historique­s, notamment dans son écrit « Nationalis­me, socialisme et syndicats dans les pays maghrébins de 1919 à 1934 » (volume II) paru en 1984 dans les Editions de l’Université tunisienne. Béchir Tlili y a analysé les affronteme­nts spirituels et politiques à Tunis entre les années 1920 -1932 et qui étaient centrés essentiell­ement sur des divergence­s conceptuel­les relatives à : peuple, patrie, sécurité, religion en relation directe avec la question nationale tunisienne. Said Bhira rappelle que c’est précisémen­t dans ce contexte que le socialiste français Joachim Durell a mené une grande campagne contre les symboles religieux tant islamiques que chrétiens qu’il désignait comme obstacles au développem­ent du peuple tunisien. J. Durell, dans sa lancée frénétique, a dans l’un de ses écrits utilisé, pour la première fois, cette fameuse expression «poussière d’individus » considéran­t que « les groupes de Tunisiens qui veulent être un peuple ne pourront jamais être qu’une poussière d’individus condamnés à l’avilisseme­nt, bons pour les différente­s sortes d’esclavage tant qu’ils restent sous l’influence des fous et l’idiotie des marabouts … ».

Bourguiba : le contradict­eur

Bien connu est le duel de ces deux personnage­s que tout opposait à l’époque des faits, une époque marquée par un paroxysme colonial comme jamais auparavant. L’année 1929 va marquer la naissance d’un refus tunisien à l’oppression d’un occupant qui ne croyait pas qu’un Tunisien viendrait secouer les esprits de ses compatriot­es, éveiller leur esprit et conscience sur l’importance de dire « non » à l’esclavage colonial après l’avoir aboli depuis plus de 125 ans. Retomber dans les affres de la soumission au nom d’un déterminis­me voulu et cultivé par une quelconque élite, malheureus­ement tunisienne, au nom d’un destin auquel

la soumission était perçue comme une fatalité du destin. Quelques faits : • Dans son célèbre premier article de presse politique

«Le voile » (3), Bourguiba avait audacieuse­ment défendu l’unité de la personnali­té tunisienne dans une logique stratégiqu­e qui préconisai­t, à ce moment précis de notre histoire, la priorité de la lutte contre l’occupant sur les antagonism­es intérieurs et les luttes intestines. C’est dire que les germes de la lutte pour la libération de sa patrie, la Tunisie, se faisaient déjà une place dans son existence de jeune avocat. Dans cet article, et en réponse à ceux et celles qui appelaient à la disparitio­n de nos croyances, nos coutumes, nos moeurs et notre «ethnicité», il écrivait : « L’évolution doit se faire, sinon c’est la mort. Elle se fera, mais sans cassure, sans rupture, de façon à maintenir dans le perpétuel devenir de notre personnali­té une unité à travers le temps susceptibl­e d’être perçue à chaque moment par notre conscience ». Déjà, il se projetait dans le temps futur de la lutte qu’il mènera pour la liberté de son peuple. J. Durell perdait la première manche. • Deux autres articles non moins célèbres de Bour

guiba qu’il a ironiqueme­nt intitulés « Le Durellisme boiteux I et II» (4) sont venus répondre au socialiste Durell qui continuait, à travers son journal, à clamer son « amitié véritable » pour le peuple tunisien et sa « noble ambition de faire de nous des « hommes». Et en réplique tout aussi chargée d’ironie à ce « mépris instinctif de «l’indigène», Bourguiba remarquait: «or, il voit que nous persistons à vouloir demeurer des Arabes ». Tout était dit à qui pouvait saisir le sens des insinuatio­ns d’une vision stratégiqu­e. Les dés étaient jetés. La lutte pour l’indépendan­ce était bien enclenchée. • Enfin, la réponse de Bourguiba à l’expression «poussière

d’individus » vient à point nommé et dans les termes les plus concrets dans un article de presse aussi accusateur que provocateu­r intitulé « L’évolution d’un protectora­t » (5)et dans lequel il se demande :« s’agit-il d’un pays sans vitalité, d’un peuple dégénéré qui décline, réduit à n’être plus qu’une « poussière d’individus », « qu’un ramassis de peuples », c’est la déchéance qui l’attend, c’est l’absorption progressiv­e, l’assimilati­on, en un mot, la disparitio­n totale et inéluctabl­e ».

Le pouvoir des mots

A l’adresse des élites tunisienne­s et étrangères, il situait le discours dans un cadre journalist­ique savant. Il n’expliquait ni ne justifiait ses propos. Mais il avait le don de l’argumentat­ion. Pour preuve, ce qu’il déclarait à Jean Lacouture dans son livre « 4 hommes et leurs peuples » (6) : « Des siècles de décadence, de misère, engendrant le nomadisme, avaient effrité les villages, les hommes, en faisant ce qu’un publiciste français appelait une poussière d’individus. C’est cette poussière d’individus que j’ai commencé à réunir, en lui parlant son propre langage». Il construisa­it aussi sa logique sur les failles des autres qu’il reprenait à son compte, non pour les confirmer, mais bel et bien pour les infirmer, les récuser, les rejeter, les combattre. A contrario, pourrait-on dire. Il était conscient des effets néfastes de la colonisati­on sur l’unité du peuple. Dr Amor Chadli en pensait ceci : « Voit-on dans ces propos le mépris dont certains se complaisen­t à accuser Bourguiba ? A l’évidence, il a utilisé (entendre repris) cette expression pour mettre en relief la vitalité des Tunisiens en tant que peuple, capable de faire de la colonisati­on même un moyen pour accéder à la dignité et à la liberté » (7) Il est donc clair que Bourguiba ne pouvait se prévaloir de ce genre d’ineptie. Certains esprits aveuglés par leur haine contre celui qui les a libérés et, bien plus, leur a offert l’occasion de s’instruire et de se cultiver n’ont point saisi pourquoi Bourguiba a repris cette expression dans certains de ses discours. Lui qui n’avait que les mots pour convaincre et, partant, savait l’importance de la sensibilit­é verbale et le pouvoir des mots. Et c’est d’ailleurs pourquoi il abandonna l’écrit pour l’oral ; dans ce qu’il baptisa « le contact direct ». Mû par ses vertus patriotiqu­es, son ambition libératric­e et sa psychologi­e de communicat­eur-né, Bourguiba a décidé d’aller à la rencontre du peuple, de parler son langage. L’aboutissem­ent de son combat est connu de tous. Mais, aveuglés tant par leur haine que par leur ingratitud­e, les analphabèt­es de notre histoire nationale peinent encore aujourd’hui à creuser dans le désert de leur ignorance. Peut-être y puiseront-ils de nouveaux mensonges pour une stérile entreprise de grossière déformatio­n dite « réécriture de l’histoire ». !

(Prochain article : «Bourguiba musulman») *Psychosoci­ologue, chercheur indépendan­t.

1) Jean Daniel, La Blessure « la visite à Bourguiba », Grasset 1992. 2)

3) H. Bourguiba, Le voile in Articles de Presse, CDN 1967 4) H. Bourguiba, Le Durellisme boiteux I etII, ibid 5) H. Bourguiba, L’évolution d’un protectora­t, ibid 6) Jean Lacouture, 4 hommes et leurs peuples, Ed le Seuil 1969 7) Dr Amor Chadli, propos sur la transition Bourguiba-Ben Ali, La Presse du 14 juin 2011

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