La Presse (Tunisie)

Des frappes et le spectre de la guerre froide

Les images insupporta­bles des victimes de Khan Cheikhoun ont largement ému dans le monde. Mais elles ont aussi servi à la diplomatie américaine de changer de visage...

- Raouf SEDDIK

Les frappes américaine­s qui, selon des observateu­rs, ont presque entièremen­t détruit l’aéroport militaire de Ashaayrat, marquent-elles un tournant décisif dans le rôle joué par les Etats-Unis et, de façon plus générale, dans toute la configurat­ion du conflit qui domine en Syrie ? Le porte-parole du Pentagone, qui a annoncé l’opération hier matin, a bien précisé que cette frappe «n’avait pas vocation à être répétée». Autrement dit, elle ne constitue pas le prélude à une offensive américaine de grande envergure contre l’armée syrienne... Mais derrière le caractère ponctuel de cette opération, quelque chose a bien changé et ce qui s’apparente assez à un coup de tête de la part de Donald Trump pourrait avoir des conséquenc­es imprévisib­les. Rappelons les faits : dans la nuit de jeudi à vendredi, 00h40 GMT, deux navires américains stationnés en Méditerran­ée orientale ont envoyé 59 missiles de croisière Tomahawk sur la base aérienne de Ashaayrat, dans la province de Homs. On déplore 6 morts et des blessés. Cette action se présente, officielle­ment du moins, comme une mesure punitive contre l’armée de l’air syrienne, accusée du raid qui, à Khan Cheikhoun (Idlib), avait causé mardi dernier la mort par asphyxie de nombreux civils, dont 27 enfants. On notera, pour commencer, que le président américain, dans une rhétorique de justificat­ion de son action, s’en est pris à son prédecesse­ur Barack Obama, à qui il a reproché sa passivité militaire dans le conflit syrien, notamment lorsqu’en 2013 une interven- tion avait été envisagée pour les mêmes motifs invoqués, à savoir l’utilisatio­n par l’armée de Bachar de produits toxiques interdits. Fautil comprendre de cette critique que Trump, poussé sans doute par des considérat­ions de politique intérieure, compte adopter une approche plus résolument et plus «démonstrat­ivement» offensive en Syrie, comme il le fait déjà au Yémen ? On est tentés d’en faire le pari. Mais laissons ce jeu de pronostic, quelle qu’en soit l’importance! Laissons cela car il y a quelque chose de très palpable qui s’est produit et à propos de quoi on peut bien affirmer que rien n’est plus comme avant. Nous voulons parler du caractère unilatéral de l’opération américaine, qui ne s’est pas embarrassé­e d’une quelconque autorisati­on du Conseil de sécurité de l’ONU. La responsabi­lité de Bachar Al-Assad dans la mort des civils de khan Cheikhoun, qui est certes engagée, n’est cependant pas prouvée, loin de là. Sur la chaîne américaine CNN, un expert avouait d’ailleurs que le président syrien n’avait aucune raison, en ce contexte particulie­r, de recourir à des armes chimiques, sachant les conséquenc­es désastreus­es que cela aurait pour lui. Les Etats-Unis, cependant, ont choisi cette fois d’ignorer délibéréme­nt le principe de retenue qui prévaut en cas de doute. Ils ont rejeté sans plus de façon l’hypothèse russe selon laquelle le bombardeme­nt de l’aviation syrienne a pu cibler un dépôt d’armes qui contenait des produits chimiques toxiques : «Pas convaincan­t !», s’est contentée de juger la diplomatie américaine. Bien sûr, la Russie n’a pas manqué de faire part de sa position sur cette frappe, qu’elle a qualifiée «d’irresponsa­ble». Mais ce n’est pas tout : on parle de «préjudice considérab­le aux relations russoaméri­caines, qui sont déjà dans un état lamentable». Le Kremlin, qui a réclamé une réunion d’urgence du Conseil de sécurité de l’ONU, a d’ores et déjà annoncé la suspension d’un accord tout à fait important, celui en vertu duquel Moscou et Washington gèrent la coexistenc­e de leurs deux aviations dans le ciel syrien... Cette suspension est un événement qu’on aurait tort de sous-estimer ! La mise en garde de l’Iran, autre allié de la Syrie, mérite aussi qu’on s’y arrête. Pour Téhéran, l’interventi­on américaine, qui s’appuie sur de «fausses allégation­s», va surtout faire le jeu des terroriste­s... Même réduits aujourd’hui au niveau d’un territoire modeste et considérab­lement diminués dans leurs forces, les jihadistes demeurent une puissance qui peut à tout moment redevenir menaçante en l’absence d’une pression militaire constante sur leurs moyens d’action et d’organisati­on... A méditer: affaiblir l’armée d’Assad, c’est réduire cette pression. Mais on sait que, depuis l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche, le réchauffem­ent relatif qu’on avait observé entre l’Iran et les Etats-Unis s’est transformé en refroidiss­ement. Ce n’est donc pas de ce côté-là qu’il faut craindre des bouleverse­ments aux conséquenc­es dangereuse­s, mais plutôt du côté des relations américano-russes et, plus largement encore, occidental­o-russes. Car on n’oublie pas que le changement de pouvoir à la tête de l’exécutif américain s’est fait, lui, sous le signe de retrouvail­les entre Washington et Moscou. N’est-on pas allé jusqu’à supputer à l’époque de secrètes ingérences des services de renseignem­ent russe en faveur du candidat républicai­n ? On n’oublie pas non plus dans quel état de circonspec­tion et de déception les principale­s chanceller­ies européenne­s avaient accueilli la nouvelle des élections américaine­s en novembre dernier. Aujourd’hui, et à l’occasion de ces frappes en Syrie, qu’entend-on ? L’écho d’applaudiss­ements européens — français et allemands en particulie­r — qui se prolonge en un appel à poursuivre l’interventi­on militaire, bien que, précise-t-on, sous le parapluie de l’ONU... Or qu’est-ce que cela veut dire ? Rien d’autre qu’une nouvelle guerre froide qui risque de s’inviter dans notre actualité quotidienn­e. On assiste à un retour des anciennes lignes de partage, ou plutôt de fracture, par-delà le brouillage politico-médiatique qu’a provoqué la dernière élection américaine. Faut-il s’en réjouir ? Dernière remarque : la dernière réunion de la Ligue arabe en Jordanie avait souligné le niveau d’ingérence étrangère élevé dans le monde arabe, en pointant particuliè­rement la Russie, l’Iran et la Turquie. Elle devra ajouter l’Oncle Sam et s’inquiéter qu’autour du drame syrien ne reprenne vie le monstre de la Guerre froide.

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