Terrains bâtis en zone rurale : quelle stratégie?
La rupture du contrat social séculaire qui régit les relations entre exploitants et ouvriers agricoles a induit un climat de conflit autour du pâturage et plombe toute possibilité d’essor pour un secteur essentiel de notre agriculture : l’élevage
La «régularisation» annoncée par le ministre des Domaines de l’Etat des constructions, version monde rural, voire le transfert de propriété de l’Etat vers leurs «occupants» réels, détenteurs d’une autorisation en bonne et due forme, moyennant un montant symbolique, fait suite à l’ancien projet de dégourbification, après quelques décennies, appliqué au monde rural.
A l’époque, on avait «arraché» les travailleurs-paysans qui logeaient sur les terres agricoles, lieu de leur travail et propriété de leurs employeurs-agriculteurs (privés et domaines de l’Etat). On les avait installés dans des lotissements sous forme de camps de regroupement ruraux avec pour unique document justifiant leur habitation, une simple autorisation d’occupation des lieux délivrée par le délégué (moôtmed).
Il ne s’agissait pas d’une simple mutation, du passage d’un «logement de fonction» à un logement définitif, mais d’un changement radical de mode de vie pour cette population, habituée à sa «seha» (aire) ou étaient rassemblés les animaux, ovins, bovins, volailles et chiens de garde. Le tout était régi par un contrat social non dit entre exploitants agricoles et travailleurs résidant sur les lieux, dans des conditions difficiles qu’il aurait fallu améliorer certes, mais qui était plus en harmonie avec la vie paysanne et les traditions rurales.
Cette population a été amenée à vivre dans des lotissements conçus à la hâte, sans aucune réflexion à dimension socialeurbaine, où chaque famille disposait d’un lot de 140m2 environ, aligné sur des rues exiguës formant ce qu’on appelle des «melja» : camps de regroupement en dur où s’entassent hommes, femmes, enfants et animaux, dépourvus de commodités élémentaires comme le «tout à l’égout» ou le ramassage des ordures.
Toutefois, ces regroupements étaient reliés aux réseaux électrique et d’eau potable (fontaine collective à l’origine), ce qui «justifiait» cette vaste opération, en plus d’une «chôoba» ou cellule destourienne, où trônaient le cheikh et le omda, l’oeil de Moscou à double focus du régime. Sans oublier la mosquée et le café.
Le résultat était un système hybride où le paysan :
- était prolétarisé, avec un modèle de salariat qui était désormais celui de l’ouvrier industriel, rompant avec le contrat social qui avait traversé les époques,
- vivait dans la frustration de n’être plus un paysan à part entière, tout en étant un citadin de seconde zone.
Ce déplacement massif a été présenté à l’époque comme un progrès social, et l’attribution des lots se faisait après approbation du couple omda-cheikh. Il supposait que l’on prête allégeance, du moins en façade, au régime en place, phénomène qui s’est aggravé au fil du temps jusqu’à l’époque actuelle.
Notons que la mesure annoncée ne concernerait que les «installations» qui ont précédé le 14 janvier 2011, c’est-à-dire celles opérées du temps de feu Bourguiba et de Ben Ali…
Les camps de regroupement ou «melja» diffèrent des villages traditionnels principalement du fait qu’il n’y réside qu’une seule catégorie sociale : les ouvriers agricoles. Ce qui a eu un impact déterminant sur l’élevage ovin et bovin, surtout dans les zones de grandes cultures au nord de la dorsale.
En effet, ces zones agricoles ne pouvaient offrir des emplois tout au long de l’année. La vie professionnelle était rythmée par les saisons depuis les années où le dieu berbère Baâl régnait en maître (d’où le qualificatif de cultures «Baâlia» pour les cultures sous régime pluvial). De ce fait, l’agriculteur qui ne pouvait offrir aux travailleurs installés sur ses terres un travail quotidien leur donnait en compensation la possibilité de posséder des animaux (ovins et bovins), tout en leur offrant les pâturages disponibles, terres marginales et chaumes, ce qui autorisait un revenu supplémentaire dont l’importance dépendait du nombre de bêtes permis.
A la rupture de ce contrat avec l’avènement de la « dégourbification », un autre ordre allait s’imposer progressivement : celui où les habitants de ces dits regroupements se donnaient le droit de pâturer sur les terres avoisinantes, malgré l’absence de lien professionnel avec les propriétaires des lieux et sans qu’il y ait des procédures ou autres dispositifs réglementaires permettant à l’agriculteur de se prémunir contre ce phénomène.
Le problème a pris une telle ampleur que l’«élevage de fossé» est devenu aujourd’hui la référence. Son développement en marge de toute légalité interdit tout progrès du secteur tout en créant un climat de conflit dans le milieu rural.
En effet, les terres privées céréalières sont devenues des terres collectives de fait, livrées à la pâture dérobée dans un premier temps pour devenir pâture sauvage et incontrôlable après la révolution. De nos jours, ce phénomène a même gagné le monde urbain, devenu lui aussi espace d’élevage et de ruralité.
Au jour d’aujourd’hui, une nouvelle division du travail s’est instaurée où :
- Les habitants de ces regroupements, travailleurs agricoles ou pas, ont trouvé dans l’élevage, basé sur la pâture dérobée, une source de revenus, et s’exonère souvent du travail agricole qui devient, au mieux, un palliatif en période de vaches maigres comme lors de l’effondrement des prix des viandes rouges, ou en cas d’absence prolongée de pluies, surtout automnales,
- Les agriculteurs s’adonnent à leur culture en consacrant une partie de leur temps et de leur énergie à pourchasser ces «éleveurs» pour protéger leurs cultures…
Cette situation intenable a pour conséquence d’entretenir des conflits entre ces deux catégories sociales qui s’entremêlent parfois et qui a contribué à légitimer des pratiques illégales, synonymes d’effritement de la morale dans le monde rural où la frontière entre des pratiques pour le moins douteuses et le vol proprement dit s’estompe. Ainsi, la génération montante dans les zones rurales perd ses repères moraux et devient de plus en plus incontrôlable.
En termes économiques, d’autre part, le premier secteur à pâtir de cet état de fait est l’élevage ovin et bovin, qui se trouve accaparé à 85% (d’après les chiffres de l’OEP, Office de l’élevage et des pâturages, qui le classifie en «élevage de fossé», par opposition à «élevage organisé») par les habitants de ces regroupements et à ceux d’entre eux qui ont préféré les périphéries de nos villes. Pour cette catégorie de notre population, l’élevage est une béquille sociale et non une véritable profession. D’où l’effondrement du niveau technique de ce secteur qui a été ramené à l’ère biblique…
Or, le projet annoncé par notre ministre des Domaines de l’Etat se propose de fixer cette population en lui octroyant un titre foncier : il constituera un message fort, lui faisant croire qu’elle est sur la bonne voie.
Quant on sait que l’agriculture, à notre époque, se mécanise de plus en plus et que cette activité est incapable d’absorber davantage de main-d’oeuvre…
Que le coût de production des produits essentiels de l’élevage que sont la viande rouge et le lait, malgré les subventions sur l’alimentation du bétail accordées par l’Etat, ne permet pas de soutenir la concurrence internationale…
Que la cause principale est le niveau très faible de nos performances dues à la nonmaîtrise des techniques indispensables à la compétitivité du secteur…
Que ces techniques restent hors de portée de ceux qui ont la charge actuellement de la production de viande rouge et de lait, malgré les efforts des services de l’Etat en matière de vulgarisation et de formation depuis des décennies…
Quand on sait, enfin, que la génération montante ne s’adonne à l’activité d’élevage que par dépit, ce qui confirme, une fois de plus, l’absence d’attractivité de l’agriculture en général, on s’autorise à penser qu’en dehors de quelques vieux retraités, si le choix lui était donné, la majorité de cette population préférerait… un lot en ville !
Quel est l’avenir ? Quel est l’avenir avec la consolidation des populations issues de la dégourbification, prônées par notre ministre des Domaines de l’Etat en l’absence de toute action de développement et où l’élevage sert de solution de survie ?
Faut-il rappeler que les pratiques de l’élevage moderne font appel à des disciplines aussi variées que la zootechnie, l’agronomie pour la production de fourrage et la gestion des parcours, la génétique sans laquelle il n’y a pas d’évolution mais aussi les TIC, ainsi que les sciences qui évaluent et déterminent la qualité et qui accompagnent le processus aboutissant aux produits de l’élevage, principalement la viande rouge, le lait et ses dérivés, ainsi que le cuir et la laine et enfin le fumier que l’on se contente de traiter, dans ces regroupements, comme des ordures ménagères et qui finit en fumée…
In fine, la question que l’on pose est la suivante : dans quelle stratégie s’inscrit cette opération de régularisation ?
Quel cadre de vie promet-on à cette population ? Est-ce que le développement des régions serait assuré si l’élevage était maintenu à ce niveau archaïque ?
Ou alors s’agit-il d’un énième antalgique à connotation populiste et électoraliste ?
Il ne faut pas perdre de vue que nous n’arriverons pas à nous sortir d’une crise dont est responsable ce type de traitement que l’on réserve à une frange de notre population avec laquelle, nous autres, agriculteurs, avons appris à vivre, et à laquelle le moment est peut-être venu de prêter une oreille un peu plus attentive…