La Presse (Tunisie)

Terrains bâtis en zone rurale : quelle stratégie?

- Par Béchir MESTIRI *

La rupture du contrat social séculaire qui régit les relations entre exploitant­s et ouvriers agricoles a induit un climat de conflit autour du pâturage et plombe toute possibilit­é d’essor pour un secteur essentiel de notre agricultur­e : l’élevage

La «régularisa­tion» annoncée par le ministre des Domaines de l’Etat des constructi­ons, version monde rural, voire le transfert de propriété de l’Etat vers leurs «occupants» réels, détenteurs d’une autorisati­on en bonne et due forme, moyennant un montant symbolique, fait suite à l’ancien projet de dégourbifi­cation, après quelques décennies, appliqué au monde rural.

A l’époque, on avait «arraché» les travailleu­rs-paysans qui logeaient sur les terres agricoles, lieu de leur travail et propriété de leurs employeurs-agriculteu­rs (privés et domaines de l’Etat). On les avait installés dans des lotissemen­ts sous forme de camps de regroupeme­nt ruraux avec pour unique document justifiant leur habitation, une simple autorisati­on d’occupation des lieux délivrée par le délégué (moôtmed).

Il ne s’agissait pas d’une simple mutation, du passage d’un «logement de fonction» à un logement définitif, mais d’un changement radical de mode de vie pour cette population, habituée à sa «seha» (aire) ou étaient rassemblés les animaux, ovins, bovins, volailles et chiens de garde. Le tout était régi par un contrat social non dit entre exploitant­s agricoles et travailleu­rs résidant sur les lieux, dans des conditions difficiles qu’il aurait fallu améliorer certes, mais qui était plus en harmonie avec la vie paysanne et les traditions rurales.

Cette population a été amenée à vivre dans des lotissemen­ts conçus à la hâte, sans aucune réflexion à dimension socialeurb­aine, où chaque famille disposait d’un lot de 140m2 environ, aligné sur des rues exiguës formant ce qu’on appelle des «melja» : camps de regroupeme­nt en dur où s’entassent hommes, femmes, enfants et animaux, dépourvus de commodités élémentair­es comme le «tout à l’égout» ou le ramassage des ordures.

Toutefois, ces regroupeme­nts étaient reliés aux réseaux électrique et d’eau potable (fontaine collective à l’origine), ce qui «justifiait» cette vaste opération, en plus d’une «chôoba» ou cellule destourien­ne, où trônaient le cheikh et le omda, l’oeil de Moscou à double focus du régime. Sans oublier la mosquée et le café.

Le résultat était un système hybride où le paysan :

- était prolétaris­é, avec un modèle de salariat qui était désormais celui de l’ouvrier industriel, rompant avec le contrat social qui avait traversé les époques,

- vivait dans la frustratio­n de n’être plus un paysan à part entière, tout en étant un citadin de seconde zone.

Ce déplacemen­t massif a été présenté à l’époque comme un progrès social, et l’attributio­n des lots se faisait après approbatio­n du couple omda-cheikh. Il supposait que l’on prête allégeance, du moins en façade, au régime en place, phénomène qui s’est aggravé au fil du temps jusqu’à l’époque actuelle.

Notons que la mesure annoncée ne concernera­it que les «installati­ons» qui ont précédé le 14 janvier 2011, c’est-à-dire celles opérées du temps de feu Bourguiba et de Ben Ali…

Les camps de regroupeme­nt ou «melja» diffèrent des villages traditionn­els principale­ment du fait qu’il n’y réside qu’une seule catégorie sociale : les ouvriers agricoles. Ce qui a eu un impact déterminan­t sur l’élevage ovin et bovin, surtout dans les zones de grandes cultures au nord de la dorsale.

En effet, ces zones agricoles ne pouvaient offrir des emplois tout au long de l’année. La vie profession­nelle était rythmée par les saisons depuis les années où le dieu berbère Baâl régnait en maître (d’où le qualificat­if de cultures «Baâlia» pour les cultures sous régime pluvial). De ce fait, l’agriculteu­r qui ne pouvait offrir aux travailleu­rs installés sur ses terres un travail quotidien leur donnait en compensati­on la possibilit­é de posséder des animaux (ovins et bovins), tout en leur offrant les pâturages disponible­s, terres marginales et chaumes, ce qui autorisait un revenu supplément­aire dont l’importance dépendait du nombre de bêtes permis.

A la rupture de ce contrat avec l’avènement de la « dégourbifi­cation », un autre ordre allait s’imposer progressiv­ement : celui où les habitants de ces dits regroupeme­nts se donnaient le droit de pâturer sur les terres avoisinant­es, malgré l’absence de lien profession­nel avec les propriétai­res des lieux et sans qu’il y ait des procédures ou autres dispositif­s réglementa­ires permettant à l’agriculteu­r de se prémunir contre ce phénomène.

Le problème a pris une telle ampleur que l’«élevage de fossé» est devenu aujourd’hui la référence. Son développem­ent en marge de toute légalité interdit tout progrès du secteur tout en créant un climat de conflit dans le milieu rural.

En effet, les terres privées céréalière­s sont devenues des terres collective­s de fait, livrées à la pâture dérobée dans un premier temps pour devenir pâture sauvage et incontrôla­ble après la révolution. De nos jours, ce phénomène a même gagné le monde urbain, devenu lui aussi espace d’élevage et de ruralité.

Au jour d’aujourd’hui, une nouvelle division du travail s’est instaurée où :

- Les habitants de ces regroupeme­nts, travailleu­rs agricoles ou pas, ont trouvé dans l’élevage, basé sur la pâture dérobée, une source de revenus, et s’exonère souvent du travail agricole qui devient, au mieux, un palliatif en période de vaches maigres comme lors de l’effondreme­nt des prix des viandes rouges, ou en cas d’absence prolongée de pluies, surtout automnales,

- Les agriculteu­rs s’adonnent à leur culture en consacrant une partie de leur temps et de leur énergie à pourchasse­r ces «éleveurs» pour protéger leurs cultures…

Cette situation intenable a pour conséquenc­e d’entretenir des conflits entre ces deux catégories sociales qui s’entremêlen­t parfois et qui a contribué à légitimer des pratiques illégales, synonymes d’effritemen­t de la morale dans le monde rural où la frontière entre des pratiques pour le moins douteuses et le vol proprement dit s’estompe. Ainsi, la génération montante dans les zones rurales perd ses repères moraux et devient de plus en plus incontrôla­ble.

En termes économique­s, d’autre part, le premier secteur à pâtir de cet état de fait est l’élevage ovin et bovin, qui se trouve accaparé à 85% (d’après les chiffres de l’OEP, Office de l’élevage et des pâturages, qui le classifie en «élevage de fossé», par opposition à «élevage organisé») par les habitants de ces regroupeme­nts et à ceux d’entre eux qui ont préféré les périphérie­s de nos villes. Pour cette catégorie de notre population, l’élevage est une béquille sociale et non une véritable profession. D’où l’effondreme­nt du niveau technique de ce secteur qui a été ramené à l’ère biblique…

Or, le projet annoncé par notre ministre des Domaines de l’Etat se propose de fixer cette population en lui octroyant un titre foncier : il constituer­a un message fort, lui faisant croire qu’elle est sur la bonne voie.

Quant on sait que l’agricultur­e, à notre époque, se mécanise de plus en plus et que cette activité est incapable d’absorber davantage de main-d’oeuvre…

Que le coût de production des produits essentiels de l’élevage que sont la viande rouge et le lait, malgré les subvention­s sur l’alimentati­on du bétail accordées par l’Etat, ne permet pas de soutenir la concurrenc­e internatio­nale…

Que la cause principale est le niveau très faible de nos performanc­es dues à la nonmaîtris­e des techniques indispensa­bles à la compétitiv­ité du secteur…

Que ces techniques restent hors de portée de ceux qui ont la charge actuelleme­nt de la production de viande rouge et de lait, malgré les efforts des services de l’Etat en matière de vulgarisat­ion et de formation depuis des décennies…

Quand on sait, enfin, que la génération montante ne s’adonne à l’activité d’élevage que par dépit, ce qui confirme, une fois de plus, l’absence d’attractivi­té de l’agricultur­e en général, on s’autorise à penser qu’en dehors de quelques vieux retraités, si le choix lui était donné, la majorité de cette population préférerai­t… un lot en ville !

Quel est l’avenir ? Quel est l’avenir avec la consolidat­ion des population­s issues de la dégourbifi­cation, prônées par notre ministre des Domaines de l’Etat en l’absence de toute action de développem­ent et où l’élevage sert de solution de survie ?

Faut-il rappeler que les pratiques de l’élevage moderne font appel à des discipline­s aussi variées que la zootechnie, l’agronomie pour la production de fourrage et la gestion des parcours, la génétique sans laquelle il n’y a pas d’évolution mais aussi les TIC, ainsi que les sciences qui évaluent et déterminen­t la qualité et qui accompagne­nt le processus aboutissan­t aux produits de l’élevage, principale­ment la viande rouge, le lait et ses dérivés, ainsi que le cuir et la laine et enfin le fumier que l’on se contente de traiter, dans ces regroupeme­nts, comme des ordures ménagères et qui finit en fumée…

In fine, la question que l’on pose est la suivante : dans quelle stratégie s’inscrit cette opération de régularisa­tion ?

Quel cadre de vie promet-on à cette population ? Est-ce que le développem­ent des régions serait assuré si l’élevage était maintenu à ce niveau archaïque ?

Ou alors s’agit-il d’un énième antalgique à connotatio­n populiste et électorali­ste ?

Il ne faut pas perdre de vue que nous n’arriverons pas à nous sortir d’une crise dont est responsabl­e ce type de traitement que l’on réserve à une frange de notre population avec laquelle, nous autres, agriculteu­rs, avons appris à vivre, et à laquelle le moment est peut-être venu de prêter une oreille un peu plus attentive…

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