Votée mais sans changements majeurs
Il semblerait, compte tenu de la sensibilité du sujet et de la polémique suscitée par le passé, que les législateurs ont préféré noyer le poisson à travers des circonvolutions juridiques
Le projet de loi qui a suscité et suscite encore un débat sociétal à grande échelle, portant sur les stupéfiants, a été examiné hier au Bardo. En présence de 127 députés, et sous la présidence de Faouzia Ben Fedda d’abord et de Abdelfatteh Mourou ensuite, la séance publique est déclarée ouverte dans le tumulte habituel. Le démarrage est en effet suivi d’un grand nombre de points d’ordre, qui pour honorer la mémoire du Professeur et écrivain Taoufik Baccar, décédé lundi ; qui pour soutenir l’appel à l’adresse des parlements arabes de Marouane Bargouthi et de 1.500 détenus palestiniens. Les prisonniers ont entamé une grève de la faim en signe de protestation contre les mauvaises conditions de détention, et contre la dernière mesure leur interdisant de recevoir les visites des proches et des avocats. Des élus ont appelé à la lecture de l’appel du leader palestinien en début de séance, en vue de marquer la solidarité de l’Assemblée tunisienne. Ce sont les députés du parti Ennahdha et ceux de l’opposition, Front populaire, qui ont rivalisé entre eux d’éloquence, à ce titre. Autre revendication celle qui a porté sur la tenue d’une plénière pour débattre de la dévaluation vertigineuse du dinar. La démission versus limogeage de la députée, jadis nidaiste, Najia Ben Abdelhafidh, a été annoncée également. La concernée a tenu à préciser que sa démission a précédé sa révocation et avance ses raisons, selon lesquelles la présidente de la commission des Tunisiens à l’étranger, Ibtissem Jbébli, en l’occurrence, «s’est rendue en Libye avec une personne qui ne relève pas du parti». Par respect à ses électeurs, Mme Ben Abdelhafidh, élue sur la circonscription de France 2, a donc décidé de présenter sa démission. Avec ce dernier retrait, le bloc de Nida Tou- nès est ramené à 63 membres, et reste le deuxième du classement, après Ennahdha qui occupe toujours la première position de la majorité avec 69 sièges.
Circonvolutions juridiques
Le rapport de la commission de la législation générale nous enseigne que la loi 52 du 18 mai 1992, objet de l’amendement, portant sur l’usage illicite des stupéfiants, a toujours été contestée par les milieux droit-de-l’hommistes et même par une partie des magistrats. Et pour cause, ses dispositions sont très dures et se sont avérées contre- productives. Puisqu’en 2016, le nombre de détenus pour usage et distribution de stupéfiants a atteint 7 mille, entre détentions provisoires et condamnations. Le projet 42/ 2017 amendant cette redoutable loi 52, comprend un seul article, présenté hier dans ce même rapport. Article qui pèche d’ailleurs par sa complexité, peut- être voulue. Dans un lexique juridique occulte, l’amendement 42 stipule que «les dispositions de l’article 12 de la loi 52 de l’année 1992, en date du 18 mai 1992, portant sur les stupéfiants sont annulées et remplacées par la nouvelle formulation de l’article 12 : ne sont plus applicables les dispositions de l’article 53 du code des procédures pénales, des peines mentionnées dans cette loi, exceptées celles mentionnées par les deux articles 4 et 8». Si on ne peut que saluer la simplification des rapports des commissions dont la lecture pouvait nécessiter parfois plus d’une heure, entraînant la dispersion des députés et la perte de la concentration. Cette fois-ci, le nouveau texte de loi, décliné pourtant en un article unique, a été amputé de son descriptif. Habituellement, les amendements sont présentés sous forme de tableau, précisant l’objet de l’amendement, la ou les nouvelles formulations, les auteurs des amendements et une fiche ou un paraphe de justification. Il semblerait, compte tenu de la sensibilité du sujet, et de la polémique suscitée par le passé, que les législateurs ont préféré noyer le poisson à travers des circonvolutions juridiques.
Débat général
C’est au cours du débat parlementaire que ressort l’effet de cette nouvelle disposition, selon laquelle le pouvoir discrétionnaire du juge a été élargi. Plus de trente élus ont demandé à intervenir. Ils se sont souvent limités à décrire l’état des lieux; les effets destructeurs des prisons tunisiennes, la nécessité de procéder à une «démarche globale», pour sauver «les jeunes générations, les piliers du pays » , et qu’il faut aider les familles des détenus «qui souffrent», et de s’attaquer «aux distributeurs et non pas aux consommateurs». Les députés, le plus souvent indépendants, comme Bochra Bel Haj Hmida, ont fustigé ce «bricolage juridique» de l’Etat «qui a raté encore une fois une occasion pour procéder à une refonte totale de la politique pénale. En vue de récupérer ces jeunes qui n’éprouvent plus aucun sentiment d’appartenance au pays». Adnène Hajji du Bloc démocrate s’est interrogé, quant à lui, sur la pertinence d’étendre le pouvoir du juge, alors que tout le monde connaît l’état de la justice en Tunisie. Il a également cherché à comprendre la visée finale «de jeter ces jeunes en prison, alors que tout le monde sait que la drogue circule dans ces mêmes prisons, et qui la distribue ». En défendant la vulnérabilité de «ce consommateur qui n’est qu’une victime du système et des défaillances dont souffre le pays à tous les niveaux». Ahmed Khaskhsoussi du même bloc démocrate a fait un exposé sur les différents types de drogue, laissant voir son étonnement « que l’interdiction ne recouvre pas le tabac et l’alcool, lesquels pourtant engendrent l’addiction et endommagent des organes du corps, y compris le foie. Alors que certaines herbes ne sont pas maléfiques et produisent même des effets positifs multiples, comme la gaieté, ou boostent la créativité». La mise en oeuvre de mesures alternatives à l’emprisonnement, comme des injonctions thérapeutiques, ont été vivement réclamées au cours du débat parlementaire.
Le rendez-vous raté
Il semblerait, dans les faits, même si la loi a été insuffisamment amendée, de l’avis d’une partie de l’hémicycle, que les nouvelles orientations recommandent de ne plus systématiquement incarcérer les usagers pris pour la première fois. Par contre, en cas de récidive, la peine est, très lourde, de cinq ans. Plusieurs élus ont manifesté leur désaccord total, à l’instar de Mourad Hmaidi du Font populaire, selon qui « le volet lourdement répressif est resté en vigueur. Le nouveau projet de loi ne représente en aucun cas une réforme» . Même son de cloche chez Mongi Rahoui du même bloc de l’opposition, considérant que le débat sur les stupéfiants marque le clivage entre les conservateurs qui ne jurent que par la répression et ceux qui croient à la prévention et aux mesures alternatives. Au bout du compte, le vote s’est déroulé sans heurt et sans surprise, avec 133 pour, 5 absentions et 2 contre. Le débat ainsi que l’issue du scrutin auraient le mérite d’enseigner que la Tunisie n’a pas réalisé, hier, une avancée majeure de son dispositif juridique, ni accompli un grand pas vers la compréhension de sa jeunesse.