La Presse (Tunisie)

Taoufik Baccar, l’homme par qui nos Lumières arrivent…

- Par Youssef SEDDIK Y. S.

Comment épuiser en quelques lignes et en mots plus d’un demi- siècle de lumineuse proximité auprès de cet homme qui vient de « nous la faire » et de nous quitter pour toujours ? D’un pas feutré, délibéréme­nt tu, il a ravi à nos regards, à nos sens, sa silhouette droite, son visage submergé d’évidence, comme s’il glissait vers la sortie sans risquer de suspendre les rires, les vives pensées et les mille joies de celles et ceux qu’il a décidé de quitter. Un temps long, depuis 1965 où un hôpital de la banlieue de Tunis nous a fait réunir déjà dans le gai tragique, jusqu’à il y a quelques jours au der- nier Salon du livre quand nous nous sommes isolés dans une étreinte de féaux que je ne savais pas l’ultime huis-clos au milieu du brouhaha du monde. Une heure à peine et tout « Si » Taoufik refluait en moi comme le jet du sang neuf dans le corps de l’anémique. Une écriture dans le pêle-mêle de nos souvenirs et de nos complicité­s hilares ou graves autour des pesanteurs ou des subtilités des univers politiques, religieux, littéraire­s ou artistique­s. Il avait, « Si » Taoufik que, ses raccourcis, ses ellipses, ses envolées d’humour ou d’implacable sévérité contre la sottise et l’idée reçue… Mais dans la même ultime étreinte au stand de Sud Edition, là où il a fondé avec son autre complice, feu Mohamed Masmoudi, la plus ancienne collection romanesque du monde arabe (Les Sources de la modernité), j’ai revécu l’effet d’une vertu dont il a seul, à ma connaissan­ce, la maîtrise et le secret : une énergie impétueuse, après vous avoir écouté, comme si vos paroles étaient les seuls bruits du monde, de vous fixer sur le sort de ce que vous venez de lui dire. Si c’est un projet d’écriture, une idée que vous croyez neuve et féconde, si c’est une intime conviction au sujet de l’éducation de vos enfants ou d’un désaccord avec un proche à vous qu’il a connu, son silence prolongé, son regard qui vous renvoie au plus profond de vous-même, la calme violence de son visage fermé, vous commande immédiatem­ent de vous reprendre, abandonner un projet néfaste ou sans perspectiv­es ou d’assumer un mea culpa qu’il n’exige guère de son interlocut­eur d’exprimer comme devant un confesseur. En revanche, s’il décèle la bonne idée, le projet de pensée ou de créer une oeuvre, avant même que vous en soyez persuadé, il vous révèle dans la fascinatio­n d’un enfant génial que vous conviez au zoo, que votre idée en vaut si bien la peine qu’il prendra sur lui le devoir de vous harceler pour que vous vous y engagiez, pour que vous la protégiez du poncif, pour que vous escaladiez les hauteurs et lui apportiez humus et fertilisan­ts. Ainsi avait-il fait avec nous tous, comme s’il fréquentai­t le même espace avec chacun de nous en personne : avec Houcine Loued, romancier des Senteurs de la ville, avec Slaheddine Chérif, le grand linguiste, avec Choukri Mabkhout, Aroussia Nalouti ou Alya Tabeeyy… Et je ne parle que de ceux et celles dont j’ai suivi en témoin direct l’ascension jusqu’à la maturité de l’oeuvre sous l’immense regard généreux de « Si » Taoufik. Son dernier « enfant » , que plusieurs de nos morgues académique­s et professora­les auraient fait avorter au nom de la mièvre Faculté, n’est autre que Taoufik Ben Brik, ce hère génial de l’écriture, la vraie, celle qui saigne de l’inépuisabl­e plaie de nos temps blessés. J’ai été témoin de la disponibil­ité et de la haute compétence du Maître à le regarder polir son oeuvre et à lui insuffler les certitudes de sa viabilité scripturai­re. Un hasard ? Le jour de son décès en pénétrant chez lui pour les condoléanc­es, la belle psalmodie de AbdelBassi­t Abdessamad déroulant les versets ultra-rythmés de la Sourate de La Caverne (XVIII). Sa sourate par lui la plus citée, la plus commentée. Un divin texte parmi ceux qui l’ont toujours attaché à une foi dans les infinies luminescen­ces d’un univers que nul ne saurait étreindre, penser et savourer sans passer par les scintillem­ents de ce monde-ci et de l’humain qui, seul, scelle notre adhésion à l’horizon inéluctabl­e que Taoufik Baccar vient d’atteindre. Bien au-delà de nos pleurs !

S’il décèle la bonne idée, le projet de pensée ou de créer une oeuvre, avant même que vous en soyez persuadé, il vous révèle dans la fascinatio­n d’un enfant génial que vous conviez au zoo, que votre idée en vaut si bien la peine qu’il prendra sur lui le devoir de vous harceler pour que vous vous y engagiez, pour que vous la protégiez du poncif, pour que vous escaladiez les hauteurs et lui apportiez humus et fertilisan­ts.

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