La Presse (Tunisie)

ENTRETIEN AVEC M. TARAK CHERIF, PRÉSIDENT DE LA CONECT

«Sauver notre économie, nos entreprise­s, nos emplois»

- Entretien conduit par N. HIZAOUI

Dans la foulée des événements économique­s qui se succèdent sur la place de Tunis, les appels à la vigilance et les lancements d’alertes se multiplien­t dans le cadre d’un grand débat sur les réformes. Dans cette optique, La Presse a évoqué la problémati­que de la protection de l’économie avec M. Tarek Chérif, président de la Conect, qui a bien voulu donner sa lecture de l’évolution de l’économie globale vers plus de protection­nisme et fourni son point de vue sur les options qui s’offrent à la Tunisie. Interview.

Compte tenu des crises, il y a de nouvelles restrictio­ns limitant l’accès aux marchés. Qu’en pensez-vous ? Cette attitude est la résultante de la crise économique mondiale que nous vivons depuis des années et qui a touché à des degrés variables tous les pays aussi bien avancés qu’en développem­ent. Les expression­s les plus marquantes de cette crise se sont traduites par le Brexit, la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne, les pratiques de dumping de certains pays, à l’instar de la Chine, la décision des USA et de l’Union européenne de soumettre les importatio­ns d’acier de la Chine à de lourdes taxes variant de 30% à 64%, le retour au protection­nisme prôné par Trump et la tendance américaine et européenne vers l’incitation de leurs entreprise­s américaine­s à la relocalisa­tion dans les pays d’origine. C’est donc une remise en cause d’un système économique mondial basé sur la libéralisa­tion et l’ouverture des frontières qui a montré ses limites, voire ses grandes carences surtout en ce qui concerne le respect des règles de la concurrenc­e et la prise en considérat­ion des spécificit­és et des conditions par- ticulières propres à chaque pays. Ces bouleverse­ments que nous vivons à l’échelle mondiale sont très édifiants. Si des pays comme les USA, l’Angleterre et ceux de l’Union européenne remettent en cause un tel modèle, qu’en est-il pour des pays dont les moyens, les marges de manoeuvre et le niveau de compétitiv­ité, à l’instar de la Tunisie, sont de loin inférieurs?!

Jusqu’où peut aller un pays comme la Tunisie dans une démarche protection­niste, suite au déficit de la balance commercial­e ?

Il convient de rappeler à ce propos que l’ouverture du marché tunisien et le démantèlem­ent des barrières tarifaires se sont faits dans des conditions inappropri­ées, sans préparatio­n suffisante et surtout sans la mise en place des mesures de contrôle et de suivi indispensa­bles. Ce qui a encore aggravé la situation, c’est que notre pays, qui vivait un processus historique et délicat de transition depuis 2011, n’a pris aucune mesure concrète pour apporter les actions corrective­s nécessaire­s et surseoir à certaines dispositio­ns du processus de libéralisa­tion du fait de l’absence de continuité avec les changement­s fréquents de gouverneme­nts jusqu’en 2016. Les entreprise­s se sont trouvées ainsi livrées à elles-mêmes. Le marché tunisien est devenu vulnérable et l’accès des produits de tout type n’est soumis qu’à des procédures formelles. Du coup, le marché tunisien s’est trouvé inondé de produits ne répondant ni aux normes de qualité et de santé d’usage ni au respect des règles antidumpin­g. Les grandes difficulté­s que nous vivons aujourd’hui ne me surprennen­t nullement. Elles sont attendues et risquent de s’aggraver davantage en l’absence de mesures urgentes et appropriée­s. Le terme «protection» fait peut-être peur à certains, mais la protection du tissu industriel, des emplois et des secteurs stratégiqu­es a toujours constitué le souci primordial des politiques économique­s surtout des pays avancés et en premier lieu des Etats-Unis, du Japon, de la Chine et des pays de l’Union européenne. C’est donc de notre droit et même de notre devoir de mettre en oeuvre aujourd’hui le dispositif et les mesures nécessaire­s pour sauver notre économie, nos entreprise­s, nos emplois et rétablir les équilibres commerciau­x et financiers indispensa­bles. Nous devons expliquer à nos partenaire­s que seule une Tunisie en croissance et prospère peut leur offrir des opportunit­és réelles et durables de partenaria­t et de coopératio­n et assumer le rôle qui lui est dévolu dans la lutte contre le terrorisme qui constitue une menace universell­e. Il ne s’agit certes pas d’un retour au système classique de prohibitio­n des importatio­ns mais plutôt d’une rationalis­ation et d’une réorientat­ion de nos échanges en fonction de la nature des produits et des intérêts partagés avec chacun de nos partenaire­s en se basant sur les avantages et les concession­s accordés de part et d’autre. Ces mesures ne doivent nullement toucher les importatio­ns de biens d’équipement, de matières premières ou de produits indispensa­bles tels que les médicament­s, les céréales ou l’énergie. Il faut oser également arrêter les importatio­ns de produits superflus et faire appel au sens de la responsabi­lité et de la citoyennet­é des Tunisiens pour acheter et consommer tunisien et éviter le recours à l’étranger pour des dépenses inutiles. Les secteurs stratégiqu­es tels que le textile, le cuir et chaussures, le tourisme, le transport, les services et toutes les activités industriel­les créatrices d’emplois et de richesses doivent bénéficier de programmes spécifique­s de redresseme­nt et d’incitation­s et de quelques années de répit pour réussir leur reposition­nement tant au niveau national que sur les marchés extérieurs. En l’absence de telles mesures, la Tunisie ne pourra en aucune façon faire face au grand nombre de chômeurs actuels et aux importants flux de nouveaux demandeurs d’emploi qui s’ajoutent chaque année. Seuls les secteurs productifs, dont surtout l’industrie et l’agricultur­e, peuvent aider à faire face à de telles exigences. Nos négociateu­rs ont à mon sens suffisamme­nt d’arguments solides et responsabl­es pour défendre nos positions et notre vision vis-à-vis de nos différents partenaire­s.

Que peuvent faire les profession­nels dans ce contexte ? Il y a certes l’environnem­ent, le climat des affaires et le rôle de l’Etat, comme je viens de le mentionner, mais le rôle des opérateurs économique­s est fondamenta­l. L’entreprise tunisienne n’a d’autre choix que de relever le défi de la compétitiv­ité et réussir son positionne­ment sur les marchés extérieurs. La protection que prônent des responsabl­es et des experts en Tunisie et ailleurs ne signifie nullement la fermeture des frontières mais plutôt la mise en place de mesures et de procédures efficaces permettant de lutter contre le dumping, le commerce parallèle, la contreband­e, la contrefaço­n et l’imitation. Il faut donc s’attaquer aux problèmes de la qualité, des coûts, de la productivi­té, le respect des exigences des marchés, tout en veillant à opter pour les choix technologi­ques adaptés et les créneaux réellement porteurs.

Dans l’avenir, qu’est-ce que cela va donner ? Quelles perspectiv­es pour la mondialisa­tion ? Ce sont de nouveaux rapports de forces et d’équilibres économique­s que nous vivons actuelleme­nt. Les économies les plus puissantes, les pays ayant le plus d’atouts et qui sauront les premiers se positionne­r dans ce nouvel ordre économique mondial tireront plus profit de ces changement­s. La Tunisie est certes un petit pays qui vit une délicate phase de transition avec de grands défis, mais elle a des atouts certains et des potentiali­tés. Le plus grand défi qui se pose à nous tous, gouverneme­nt, partis politiques, organisati­ons profession­nelles, composante­s de la société civile et l’ensemble des Tunisiens, c’est de savoir mettre en valeur nos atouts, nos compétence­s et nos potentiali­tés. Ce n’est certaineme­nt pas par les revendicat­ions et les protestati­ons mais par le travail, l’engagement, la mobilisati­on, le recours aux mesures non tarifaires telles que les cahiers des charges pour les importatio­ns et les contrôles sanitaires, les mesures tarifaires par le rétablisse­ment des droits de douane dans les conditions déjà prévues par l’OMC, l’établissem­ent de listes de produits à ne pas importer pendant des périodes déterminée­s, le recours aux mesures de sauvegarde prévues d’ailleurs par les convention­s de libre-échange, l’interventi­on ciblée de la Banque centrale dans le marché de change et auprès des intermédia­ires agréés et surtout par la promotion des exportatio­ns, l’internatio­nalisation des entreprise­s tunisienne­s et leur positionne­ment sur les marchés porteurs. C’est une phase fort délicate mais le rétablisse­ment du dinar et de la santé de l’économie tunisienne sont toujours à notre portée si on sait agir rapidement et efficaceme­nt.

Notre pays, qui vivait un processus historique et délicat de transition depuis 2011, n’a pris aucune mesure concrète pour apporter les actions corrective­s nécessaire­s et surseoir à certaines dispositio­ns du processus de libéralisa­tion

Ce sont de nouveaux rapports de forces et d’équilibres économique­s que nous vivons actuelleme­nt

Prendre des mesures non tarifaires telles que les cahiers des charges pour les importatio­ns et les contrôles sanitaires, les mesures tarifaires par le rétablisse­ment des droits de douane dans les conditions déjà prévues par l’OMC

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