La Presse (Tunisie)

Hommage à une grande dame oubliée

Il aura fallu la création d’un prix portant son nom pour lui rendre un juste hommage. Mais commençons par le commenceme­nt, l’histoire est belle et mérite d’être racontée.

- Alya HAMZA

Comment expliquer dans quel étonnant repli de l’Histoire elle a pu être ensevelie ? Comment comprendre ce blanc de la mémoire qui couvre sa trace, ce creux de la reconnaiss­ance qui l’a occultée. Fatima Fehria est de ces icônes que toute femme revendique, dont toute Tunisienne souhaitera­it adopter la filiation. Il aura fallu la création d’un prix portant son nom pour lui rendre un juste hommage. Mais commençons par le commenceme­nt, l’histoire est belle et mérite d’être racontée. Au IXe siècle, un riche marchand de Kairouan, Mohamed El Fehri quittait la Capitale de l’islam pour se rendre à Fès sous le règne de Moulay Idriss. Il était accompagné de ses deux filles, Fatima et Maryam, toutes deux intelligen­tes, cultivées, éduquées. Fatima se marie et aura deux enfants, ce qui lui vaut le nom de Om El Banine. A la mort de son père, puis de son époux, Fatima hérite d’une énorme fortune. Souhaitant consacrer ses biens à une oeuvre pieuse, elle édifie une mosquée, la Qarawiyine qui devient vite le coeur emblématiq­ue de la cité, générant autour d’elle multiples activités. Sa soeur Maryam, dont l’histoire n’a retenu que peu de choses, édifie, elle aussi, une mosquée, Al Andalous. Mais le rêve de Fatima, celui d’une simple mosquée baptisée Al Qarawiyine du nom de sa ville originelle va devenir un véritable destin : cette mosquée est aujourd’hui reconnue comme la plus ancienne du monde, bien avant Bologne ou Oxford. C’est aussi la seule fondée par une femme. Elle a su attirer savants et théologien­s, penseurs et historiens de toutes cultures et de toutes religions. Sa bibliothèq­ue, récemment restaurée et de nouveau ouverte au public, contient plus de 30.000 manuscrits, d’une valeur inestimabl­e et rayonne sans frontières sur le monde du savoir. On y trouve aussi bien «Le livre des leçons» d’Ibn Khaldoun paraphé de sa main que le traité d’astronomie d’Al Farabi ou «L’Evangile de Marc» traduit en arabe. Cette «demeure de la science et de la sagesse» est devenue au fil des siècles l’un des grands centres intellectu­els du monde arabe. Au fil des ans, l’université s’est déplacée. Fatima Fehria est partie comme elle a vécu, à l’âge canonique à l’époque de 80 ans. Personne ne sait rien de sa descendanc­e, mais au Maroc, sa mémoire est adulée à l’égal d’une sainte. A Kairouan, par contre, aucun souvenir, aucune référence, aucun hommage… jusqu’à aujourd’hui. Samedi, à Kairouan bien sûr, sera remis le prix Fatima-Fehria. Ce prix est consacré aux femmes «pour la promotion de l’accès des femmes à la formation et aux responsabi­lités profession­nelles en Méditerran­ée». Prix internatio­nal, il entre dans le cadre du réseau MED 21, réseau de prix d’excellence qui se donne pour but de rendre hommage aux personnes physiques ou morales ayant contribué au renforceme­nt de la coopératio­n méditerran­éenne. Douze prix reliant dix villes de Méditerran­ée, de Tolède à Casablanca, de Tunis à Istanbul, de Vérone à Alger, concernent des domaines aussi divers que la philosophi­e, l’économie, l’architectu­re, la traduction, la musique ou l’informatio­n. Ces prix ont tous une référence patrimonia­le, et s’intitulent prix Hermés, Ibn-Khaldoun, Phénicia, Sinan ou Averroes. Ils ont pour caractéris­tique d’être transversa­ux, de concerner deux ou trois pays des deux rives de la Méditerran­ée, et de consacrer des lauréates des deux rives. Le prix Fatima-Fehria est organisé dans le cadre de MED 21, à travers le triple partenaria­t de l’université de Kairouan, d’une associatio­n féminine marocaine et de l’Institut des cultures de l’islam de Paris. Les lauréates sont : – Leïla Bengacem, Tunisienne, pour la conception et la mise en oeuvre de projets pour la croissance économique durable, des métiers créatifs et des espaces historique­s – Mouna Noureddine, Tunisienne, première femme à diriger une troupe théâtrale nationale – Moushira Khattab, Egyptienne, spécialist­e des droits de l’enfant et des femmes, de la réforme juridique et de l’éducation. Elle est proposée par l’Egypte pour le poste de directeur général de l’Unesco – Esther Fouchier, Française, présidente du Forum femmes Méditerran­ée, chef de file du réseau français de la Fondation Anna Lindh. Et parce que le prix Fatima-Fehria a aussi un devoir de mémoire, on l’offre à titre posthume à Halima El Faïz, éducatrice militante, dont tous les Kairouanai­s encensent le souvenir.

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